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28/09/22
Maxence Klein
La sortie d’Athéna, le dernier film de Romain Gavras, a suscité maintes polémiques enflammées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le texte suivant part d’un constat simple : si ce film est tant douloureux à gauche, comme à droite, c’est parce qu’il n’ambitionne pas de produire un discours politique, mais qu’il montre toute la violence et la confusion de ce à quoi pourrait ressembler des embryons de soulèvements au XXIe siècle.
Le
nouveau film de Romain Gavras a pour objet principal de nous mettre en présence
d’un nœud de problèmes aussi anciens que terriblement actuels. Aux origines,
quand le joug de l’injustice s’abat sur une communauté, les choses sont
toujours simples. Il y a la colère d’abord : sourde, inexprimable et
cherchant à s’extérioriser. Plus rarement, de la colère - presque toujours confuse - émerge une violente révolte.
Une insurrection
n’a pas toujours besoin de grand discours. Pourtant, si la colère, dans sa
forme la plus pure, est un prérequis à toute révolte sérieuse, elle fait aussi
malheureusement toujours objet de complications. Comment donc se
révolter ? Telle est la question centrale que pose Romain Gavras avec
Athéna et qui lui permet d’échapper presque miraculeusement au destin du
mauvais film de gauche sur la « question des banlieues ». Cette rhétorique
qui constitue un lamento bien connu du champ politique français
depuis bientôt 40 ans et signale la faillite, désormais achevée, du mythe
national de l’intégration socio-économico-culturelle.
De la
révolte des banlieues de 2005 au soulèvement de Villiers-le-Bel en 2007, en
passant par l’émeute du tribunal de Bobigny pour Théo en 2017 et, bien sûr, sans
parler du combat de toutes les familles endeuillées par les meurtres impunis de
la police française, la question des violences policières, mais plus
généralement aussi celle de la ségrégation des quartiers populaires et du
racisme structurel que subissent ses habitants, est un symptôme de la
déliquescence du compromis fordiste et de l’État social français, d’un passé de
la colonisation qui ne passe pas, mais surtout de la radicalisation égoïste des
élites politiques, économiques et culturelles.
C’est
à partir de ce nœud gordien du champ politique français, qu’Athéna cherche à
mettre en scène une tragédie fratricide au cœur d’un drame plus large, celui d’une
révolte collective à son état de puissance maximale. Fait assez rare dans le
cinéma français pour être souligné, Athéna est le récit filmé d’une insurrection,
celle d’un quartier qui répond à la mort d’un de ses enfants, assassiné par la
police. Ainsi, le film s’ouvre-t-il par un plan-séquence d’une fureur exaltante
pour quiconque a déjà assisté à un embryon de soulèvement collectif. Il montre, de manière brutale certes, des jeunes fiers dans leur deuil qui, las d’être des
victimes, décident de s’organiser pour attaquer un commissariat, y saisir tout ce
qu’ils peuvent, dont des armes, pour se retrancher illico presto dans leur quartier. C’est
après ces événements qu’un cycle de vengeance s’enclenche : alors que la
nuit tombe, le rapport de forces s’installe en nous rappelant qu’une véritable
tragédie commence toujours au crépuscule - au crépuscule d’une civilisation.
1.
Qu’est-ce
qu’une tragédie chez les Grecs et comment le film de Romain Gavras vient-il en actualiser le motif ?
L’historien
Jean-Pierre Vernant a montré comment, chez les grecs, la tragédie est un genre éminemment
contestataire dans lequel c’est
«
la cité qui se fait théâtre et se joue elle-même
devant le public. » Ce théâtre tragique est un art qui dénonce pêle-mêle
les ambiguïtés de la subjectivité, de la communication, du langage, des idées,
des institutions et de l’ordre cosmique même. Ce faisant, le genre tragique invente
en même temps un nouvel usage des mythes qui régissent la cité par l’actualisation
des problèmes récurrents qu’hommes et femmes peuvent être amenés à rencontrer
dans leur propre vie. Si le mythe présente des comportements idéaux, des
modèles abstraits de l’agir, au contraire, avec la tragédie, le héros mythique
disparaît, il cesse d’être un modèle pour devenir un problème et apparaît
alors au spectateur comme un nœud d’antinomies divisées.
Il est
vain de chercher un quelconque sens prophétique à la tragédie, car elle ne
constitue d’aucune manière une science du futur. Il n’y a pas non plus de
catéchisme dans la tragédie. Mais plus encore, le genre tragique ne prend pas
part à la délibération politique. Il ne participe pas vraiment à la vie civique.
Pour ça, les Grecs ont d’ailleurs inventé un tout autre théâtre, celui de la
représentation politique, de l’art de la rhétorique et de son cortège de
menteurs patentés, d’ambitieux, de manipulateurs et de pervers narcissiques.
Qu’elle
traite de l’amour, de la filiation, de la revanche, de la guerre ou de la paix,
la tragédie grecque n’enseigne rien. C’est d’abord un genre qui cherche à
magnifier le sens de problèmes concrets par l’usage des symboles. En ce sens, Athéna
montre trois frères comme trois possibilités éthiques qui se posent le problème
de la réparation : Abdel croit encore à la justice de ce monde, alors que Karim
entend se venger quoi qu’il en coûte et que Mokhtar se montre prêt à tout pour sauver
son business. Ces personnages tragiques présentent des personnalités
fragmentées qui affrontent tout un ordre cosmique, éthique et gouvernemental.
Celui d’une violence indifférenciée qui s’abat sur les jeunes banlieusards français.
De leur deuil impossible et des douleurs intimes de cette fratrie symbolique vont
naître une rage impossible à canaliser et dont le cortège de débordement va d’abord
contaminer leur quartier puis, hors champ, la France tout entière.
Athéna
est donc, premièrement, un film amoral qui ne cherche pas à enseigner une leçon,
à expliquer quelque chose ou encore à communiquer un quelconque message politique.
Avec un sérieux remarquable, son objet est de poser le problème de la
praticabilité de la révolte au XXIe siècle à partir d’un cas précis. Ceux et
celles qui cherchent à regarder des films pour avoir des réponses seront inévitablement
déçus, car c’est qu’il faudrait, au mieux, être un piètre spectateur, au pire, être
stupide, pour demander au cinéma d’offrir des réponses toutes faites aux
problèmes non résolus de la justice, de l’égalité et de la liberté humaine. En
revanche, celles et ceux qui, chaque jour, essaient de trouver les moyens d’ouvrir
des brèches dans l’époque, méditeront encore et encore les tenants et les
aboutissements d’un film comme Athéna.
En
montrant tout ce qu’il y a de plus beau et de plus laid dans une insurrection
nécessaire, le film entend éprouver chaque spectateur dans ses petites
évidences. À la bonne conscience de gauche, il dit quelque chose comme « toi
qui nous a abandonné, avec ta soi-disant grande mission universelle, tes fausses
promesses et ton clientélisme, regarde la radicalité de la colère indéchiffrable
qui nous habite. » À la mauvaise conscience de droite et à son ressentiment,
le film hurle une fin de non-recevoir : « toi, ferme ta gueule, si on tuait
ton petit frère, tu te vengerais, d’ailleurs tu ne parles que de vengeance à longueur
d’années, c’est nous la police maintenant, c’est nous le véritable État d’exception. »
Même
si le récit est localement situé dans un quartier périphérique et ségrégé de la
métropole parisienne, dans leurs souffrances respectives ainsi que dans la
violence de leur martyr, la situation des protagonistes acquiert un statut
universel qui fait écho à tous les soulèvements contemporains. De Hong Kong au
Chili, du Sri Lanka à l’Iran, de la France des Gilets-Jaunes à l’insurrection qui a suivi le meurtre de George Floyd, la liste des soulèvements contemporains
est maintenant trop longue pour qu’elle soit exhaustive.
2.
La barbarie est une invention
de la polis grecque, mais cette dernière n’a jamais été le seul modèle d’organisation
politique dans la péninsule. La polis n’aurait peut-être même jamais été le modèle
majoritaire. En ce sens, l’historien Pierre Cabanes a montré comment, chez les Grecs,
s’opposaient communément le modèle de la cité, la polis, et celui de la
tribu, l’ethnos. La cité est née dans un monde où les ressources
naturelles devaient être pleinement exploitées, dans « un monde plein » dont l’organisation
politique cherche à maximiser l’usage des ressources disponibles. Ce monde
plein est en même temps configuré comme un monde clos, avec sa communauté de citoyens
fermée à ceux et celles qui ne lui appartiennent pas, ainsi qu’un territoire spécifique
à gouverner et des voisins à conquérir. Une communauté donc, qui se définit contre
son altérité et se referme sur son terroir, la chôra, mais aussi sur ses
cultes et son modèle social, ses sanctuaires pour établir une frontière. Ce
petit monde est non seulement clos par rapport à l’extérieur, à l’étranger, mais
il l’est également en son propre sein, en ce sens qu’il ne reconnaît pas les
mêmes droits à tous les habitants du territoire civique, mais seulement à une
part d’entre eux, les citoyens, et exclut tous les autres, les femmes, les
esclaves et les étrangers.
À l’opposé du monde de
la polis, il y a celui de l’ethnos. Un monde de communautés
libres et différenciées qui apparaît très différent dans sa conception du
politique. Son organisation collective s’érige contre l’idée d’une fermeture et
contre la clôture du territoire. L’ethnos correspond le plus souvent à
un modèle pastoral qui a géographiquement besoin d'espace pour organiser les
migrations pastorales saisonnières, depuis les zones de plaine où les troupeaux
passent l'hiver, jusqu’aux zones montagneuses destinées aux alpages d'été. Cette
conception du groupe a donc besoin d’une diplomatie spécifique afin d’assurer les
itinéraires migratoires saisonniers. Sa géographie est ouverte, tout comme l'est
son attitude à l'égard de ses voisins. Le modèle ouvert de l’ethnos l'oppose
radicalement à la polis isolée, si bien que Pierre Cabanes se demande même
si la notion de polis n’est-elle pas née, en vérité, de cette crainte du
surpeuplement et de cette volonté de fermer une communauté sur elle-même. À l’heure
actuelle, ce sont peut-être de tels mondes ouverts qui seront en mesure de s’opposer
à la clôture finale du monde du capital et de son cortège sans fin de surnuméraires.
3.
Dans
nombre de cosmogonies, le fratricide est au centre de la création d’un
ordre ou d’un monde. Les relations fraternelles mythiques présentent communément
deux frères qu’oppose une adversité radicale incarnant des conceptions rivales
du monde. L’hostilité qui oppose Cain, l’agriculteur sédentaire, à son frère Abel,
le berger nomade, offre un regard rétrospectif sur les questions et les
problèmes qu’ont pu se poser les Hébreux à l’égard de leurs organisations politiques
et sociales naissantes.
Le
motif des frères ennemis, dans sa dualité, ou dans sa triade comme dans le
film, tend inévitablement à faire percevoir une unité dans l’opposition. Abel
et Caïn représentent dramatiquement un paradoxe fondateur : la nécessité d’un
choix rationnel pour les humains dans la possibilité d’instaurer collectivement
un certain type de civilisation. S’ils échouent à vivre ensemble, c’est pour mieux
nous intimer qu’un monde réellement juste, un monde matériellement réparé, mettrait
aussi en son cœur une éthique de l’altérité. Plus particulièrement, dans Athéna,
cette opposition fratricide prend forme à partir d’un double moment d’exception
dans l’ordre établi de la cité : au meurtre policier du benjamin de la
fratrie suit la vacance de l’ordre quotidien une fois la police chassée de la
dalle d’Athéna. Une forme d’état d’exception que renforce l’étrange absence de la figure
du père et le rapide effacement de celle d’une mère vite évacuée hors de la
scène du drame. Dans leur martyrologie, les trois frères sont comme au seuil d’un
monde qui est en passe d’être englouti et d’un autre qui peine encore à surgir.
En ce sens, l’apothéose autodestructrice que représente l’explosion de leur
immeuble, mais aussi le triomphe de la brutalité policière la plus crasse, signalent
l’impossible passage de l’état d’une justice vengeresse à une justice
réparatrice.
C’est
que dans sa fantasmagorie insurrectionnelle, Athéna ose nous montrer les
limites dramatiques que les révoltes contemporaines rencontrent encore à l’heure
actuelle. Le film nous rappelle aussi une évidence que beaucoup semblent avoir
oubliée à force de lâcheté et de petits compromis : le chemin qui mène d’un
état généralisé d’injustice au règne de l’égalité ne sera jamais sans heurt. L’unité
de temps, de lieu et de récit propre au genre tragique tisse ici un cadre dont
la violence fondatrice échappe à la mise en scène, mais aussi aux acteurs de la
tragédie eux-mêmes. La violence y confine à une dimension mythique de la psyché
humaine qui, orpheline d’un mouvement d’auto-émancipation plus large, a aussi
perdu le sens du continuum de l’histoire des opprimés. Athéna est un film
révolutionnaire qui paradoxalement ne parle pas de révolution. Le film montre
douloureusement aux spectateurs qu’en l’état actuel des forces en présence, une
révolution demeure impossible, malgré le fait que le motif de la révolte fasse
bel et bien partie des évidences communément partagées de notre époque.
Ainsi, il
ne fait guère de doutes que les insurgés s’appuient sur le répertoire d’action collective
qui a émergé depuis les émeutes de 2006 et qui s’est réactualisé au gré d’éruptions
successives. Dans leur révolte, les personnages sont tout sauf des êtres anhistoriques
et leur style puise dans les archétypes de la révolte. L’attaque du commissariat
réactive ainsi le souvenir de la prise de la Bastille, mais aussi celui de la
saisie populaire des canons de Paris, principal élément déclencheur de la
Commune en 1871. De la même manière, le serment de protéger la cité et l’allégeance d’autres
quartiers à la révolte rappellent le serment révolutionnaire du Jeu de Paume en 1789. Ce
qui diffère drastiquement des insurrections passées, en revanche, c’est que les
acteurs du film sont tragiquement privés d’un horizon révolutionnaire tangible.
4.
Il y a longtemps que
les néolibéraux se sont débarrassés de leur nostalgie d’un âge d’or et il est
grand temps que leurs adversaires (de gauche) fassent de même, sans quoi ils
auront définitivement perdu sans avoir même livré bataille. Non sans
admiration, nous devons concéder que les intellectuels néolibéraux ont lutté
jusqu'à une compréhension plus profonde du caractère politique et
organisationnel de la connaissance et de la science modernes que ne l'ont fait
leurs adversaires de gauche, et qu'ils représentent donc un défi contemporain
digne de ce nom pour tous ceux qui s'intéressent à l'archéologie de la
connaissance. En retour, la révolution et son inévitable caractère de
bifurcation doivent s’ériger au rang d’une nouvelle science du genre humain.
Des signaux
avant-coureurs de la sécession bégayent partout dans le monde, sans qu’ils ne
réussissent, pour l’instant, à percer le désert du réel. C’est aussi parce que l’ordre
du monde a été confisqué par ce peuple des métropoles qui lui, ne se sent
nullement concerné : cette classe d’encadrement composée de décadents qui
jouissent égoïstement de leur sursalaire et entendent défendre le pré carré que
leur offre la force propulsive de la valeur, et par là aussi du vide des valeurs,
cette auto-excitation de dernier homme qui se répand dans la fange d’une eucharistie
de l’absence au monde, à soi et aux autres. Les puissances auxquelles nous, révolutionnaires,
sommes confrontés sont spirituellement effondrées. Seulement, combattre des zombies
n’est pas une tâche plus aisée que de s’affronter à des vivants.
En ce sens, le paradoxe d’un film comme Athéna est qu’il
documente une insurrection sans être un film politique au sens classique du
terme. Car la politique, son mythe de la représentation et son grand-récit du
dialogue, ont été destitués par la dictature de l’économie. Dans Politique
au crépuscule, Mario Tronti proposait de lire la crise de gouvernementalité
qui affecte encore aujourd’hui les démocraties comme résultant de la défaite du
mouvement ouvrier. La classe capitaliste et ses affidés n’ont plus besoin de mobiliser
la politique de la même manière que lorsqu’un groupe aussi massif que la classe
ouvrière s’érigeait en contre-modèle. Avec la défaite du mouvement ouvrier dans
le dernier tiers du XXe siècle, la question du gouvernement a été remplacé
par celle de la gestion. La politique classique n’a donc pas été
destituée par les ondes révolutionnaires des décennies 1960-1970, mais par la
restructuration économique qui les a directement suivie.
Un film comme Athéna
est salutaire, car il montre et démontre à tous les mandarins de l’Empire de l’économie
qui se gargarisaient encore récemment de la fin de la politique, qu’elle est
pourtant bien de retour sous une forme renversée et par là bien plus dangereuse. La
dernière décennie a vu naître une anti-politique globale, fragmentaire dans ses
formes, chaotique dans ses revendications, contradictoires dans ses
formulations, mais surtout ingouvernable et irrécupérable par les tenants de l’ordre
idéologique existant. Si chaque civilisation ressent le besoin d’ériger les altérités minoritaires au rang de barbares, notre époque est saturée de ce genre de mises au
rebut inventées par les Grecs. Mais cette saturation révèle une chose : comme
l’a récemment rappelé la revue Endnotes avec Onward Barbarians,
ces barbares n’ont pas dit leur dernier mot et la récente vague de soulèvements
le rappelle chaque mois à celles et ceux qui savent encore regarder où se
loge la lutte des classes contemporaine.
5.
L’utopie semble désormais
passée du côté d’un capital qui cherche à asseoir sa domination sur l’entièreté
du vivant et dont les idéologues ambassadeurs nous parlent de conquérir d’autres
planètes, voire même d’abolir la mort. Pour nous qui sommes révolutionnaires, cette
situation nous offre une chance rare : tout ce dont nous avons besoin est
déjà là. L'utopie est l’expression d’une temporalité bloquée qui s’invente un
faux temps pour se donner une compensation imaginaire.
Pourtant, confronté au caractère
apocalyptique de l’époque, c’est comme si seulement deux solutions s’offraient au
camp de la justice et de l’égalité : ou bien réinvestir la politique
contre l’économie, une solution dite « réaliste » , ou bien l’exode
et la grande bifurcation, une solution dite « utopique ». Une
telle vision binaire du monde relève cependant d’une fausse dichotomie. S’y
rejoue l’histoire d’un couple maudit de l’histoire politique du XXe siècle :
« réforme » et « révolution ». Il serait bon de ne pas réitérer
cette erreur pour le XXIe siècle. Toute forme de débordement révolutionnaire devra
nécessairement passer par l’invention de nouvelles géographies politiques au-delà
des fausses oppositions héritées de l’histoire du XXe siècle.
6.
À gauche, on aime souvent
faire des reproches au peuple. Il ne serait soi-disant pas à la hauteur des
enjeux de l’époque. Si l’inaction des masses est d’abord un mirage au vu des
événements de ces dernières années, mais s’il y a effectivement comme un blocage
incompressible, nous dirons que le véritable travail révolutionnaire commencera
par redonner aux gens des raisons d’espérer malgré le haut degré d’instabilité
de la situation économique et environnementale mondiale. Nous disons même que
les révolutionnaires doivent en partie consacrer leurs énergies à produire de
l’espoir rationnel tangible et à se doter collectivement d’objectifs réalisables.
À l’échelle planétaire,
un gigantesque processus de prolétarisation généralisée est en passe de se
traduire par une uniformisation cognitive sans précédent, mais aussi par une
perte sans pareil des savoirs et des techniques que la communauté humaine avait
a réussi à acquérir sur des milliers d’années. Une avant-garde de l’économie
cybernétique rêve d’un monde entièrement computable et entend réaliser l’anthropomorphose
du capital en créant de toute pièce une société de la calculabilité généralisée.
Nous voici donc arrivés à une sorte de moment eschatologique de l’anthropocène
: ou bien, nous savons réinventer des savoirs ou bien, c’est la fin.
7.
Les révoltes sont toujours logiques. Chacune jouit de sa rationalité propre en même temps que d’une
dramaturgie mystérieuse. Un ami me faisait remarquer qu’en ce sens, la force d’Athéna
est de combattre l’idée que les acteurs qui ont des expériences étroites et cloisonnées
de l’horizon de leurs propres actions ne sont pas moins capable de faire l’histoire
et de générer des effets qui s’étendent bien au-delà de leur portée locale. C’est
comme si les protagonistes du film opéraient, tout du long, dans une asymétrie
avec le reste de la situation qui les entoure. L’intérêt du film tient à sa volonté
de donner à ces jeunes la possibilité d’être des acteurs historiques, des puissances
catalysantes, tout en débattant sans complaisance de leur incapacité presque totale à accepter
leur vocation d’avant-garde révolutionnaire et de leur manque de préparation devant
une telle tâche. C’est en quelque sorte comme si le film était une méditation
sur la possibilité d’un soulèvement privé de sujets révolutionnaires ou, pour
le dire avec les mots du sociologue Asef Bayat, comme un soulèvement de
révolutionnaires sans révolution.
En ce sens, Athéna est
d’abord un film sur le règne de la séparation à l’époque du capitalisme tardif.
On y voit un prolétariat défiguré et morcelé à force d’être marginalisé,
tentant, avec difficulté, de survivre dans un monde déchiqueté par une crise civilisationnelle.
Les individualités s’y entrechoquent dans un embryon de guerre civile. Tout
dialogue est rendu impossible par la multiplication des intérêts
contradictoires des protagonistes. Alors que l’idéal de justice républicaine et
l’éthique musulmane traditionnelle sont dépassés par la fureur des événements,
les émeutiers font le pari rationnel, mais néanmoins suicidaire, du rapport de
force avec les autorités. La quasi-absence des femmes durant tout le film, quant
à elle, souligne, en négatif, l’impossibilité de ces jeunes à produire un
quelconque embryon de contre-société. Mais est-ce même leur but ?
Les
événements mis en scène dans le film révèlent que le monde dans lequel nous
vivons se caractérise par deux aspects superficiellement contradictoires, mais
profondément liés. Nos vies sont régies, en même temps, par un ordre
gouvernemental radical et par un désordre économique extrême. En France, le
macronisme, sa vision personnelle du pouvoir et son éco-technocratisme, avance
en détruisant tout ce qui reste des équilibres sociaux issus du compromis
fordiste des Trente Glorieuses. Hors-champ, le film montre comme une armée
disciplinée progresse dans un champ de ruines, l’ordre économique avançant dans
le chaos qu’il engendre. Mais est-ce réellement là le dernier mot de l’histoire ?
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Maxence Klein
La sortie d’Athéna, le dernier film de Romain Gavras, a suscité maintes polémiques enflammées dans la presse et sur les réseaux sociaux. Le texte suivant part d’un constat simple : si ce film est tant douloureux à gauche, comme à droite, c’est parce qu’il n’ambitionne pas de produire un discours politique, mais qu’il montre toute la violence et la confusion de ce à quoi pourrait ressembler des embryons de soulèvements au XXIe siècle.
Le nouveau film de Romain Gavras a pour objet principal de nous mettre en présence d’un nœud de problèmes aussi anciens que terriblement actuels. Aux origines, quand le joug de l’injustice s’abat sur une communauté, les choses sont toujours simples. Il y a la colère d’abord : sourde, inexprimable et cherchant à s’extérioriser. Plus rarement, de la colère - presque toujours confuse - émerge une violente révolte.
Une insurrection n’a pas toujours besoin de grand discours. Pourtant, si la colère, dans sa forme la plus pure, est un prérequis à toute révolte sérieuse, elle fait aussi malheureusement toujours objet de complications. Comment donc se révolter ? Telle est la question centrale que pose Romain Gavras avec Athéna et qui lui permet d’échapper presque miraculeusement au destin du mauvais film de gauche sur la « question des banlieues ». Cette rhétorique qui constitue un lamento bien connu du champ politique français depuis bientôt 40 ans et signale la faillite, désormais achevée, du mythe national de l’intégration socio-économico-culturelle.
De la révolte des banlieues de 2005 au soulèvement de Villiers-le-Bel en 2007, en passant par l’émeute du tribunal de Bobigny pour Théo en 2017 et, bien sûr, sans parler du combat de toutes les familles endeuillées par les meurtres impunis de la police française, la question des violences policières, mais plus généralement aussi celle de la ségrégation des quartiers populaires et du racisme structurel que subissent ses habitants, est un symptôme de la déliquescence du compromis fordiste et de l’État social français, d’un passé de la colonisation qui ne passe pas, mais surtout de la radicalisation égoïste des élites politiques, économiques et culturelles.
C’est à partir de ce nœud gordien du champ politique français, qu’Athéna cherche à mettre en scène une tragédie fratricide au cœur d’un drame plus large, celui d’une révolte collective à son état de puissance maximale. Fait assez rare dans le cinéma français pour être souligné, Athéna est le récit filmé d’une insurrection, celle d’un quartier qui répond à la mort d’un de ses enfants, assassiné par la police. Ainsi, le film s’ouvre-t-il par un plan-séquence d’une fureur exaltante pour quiconque a déjà assisté à un embryon de soulèvement collectif. Il montre, de manière brutale certes, des jeunes fiers dans leur deuil qui, las d’être des victimes, décident de s’organiser pour attaquer un commissariat, y saisir tout ce qu’ils peuvent, dont des armes, pour se retrancher illico presto dans leur quartier. C’est après ces événements qu’un cycle de vengeance s’enclenche : alors que la nuit tombe, le rapport de forces s’installe en nous rappelant qu’une véritable tragédie commence toujours au crépuscule - au crépuscule d’une civilisation.
1.
Qu’est-ce qu’une tragédie chez les Grecs et comment le film de Romain Gavras vient-il en actualiser le motif ?
L’historien Jean-Pierre Vernant a montré comment, chez les grecs, la tragédie est un genre éminemment contestataire dans lequel c’est « la cité qui se fait théâtre et se joue elle-même devant le public. » Ce théâtre tragique est un art qui dénonce pêle-mêle les ambiguïtés de la subjectivité, de la communication, du langage, des idées, des institutions et de l’ordre cosmique même. Ce faisant, le genre tragique invente en même temps un nouvel usage des mythes qui régissent la cité par l’actualisation des problèmes récurrents qu’hommes et femmes peuvent être amenés à rencontrer dans leur propre vie. Si le mythe présente des comportements idéaux, des modèles abstraits de l’agir, au contraire, avec la tragédie, le héros mythique disparaît, il cesse d’être un modèle pour devenir un problème et apparaît alors au spectateur comme un nœud d’antinomies divisées.
Il est vain de chercher un quelconque sens prophétique à la tragédie, car elle ne constitue d’aucune manière une science du futur. Il n’y a pas non plus de catéchisme dans la tragédie. Mais plus encore, le genre tragique ne prend pas part à la délibération politique. Il ne participe pas vraiment à la vie civique. Pour ça, les Grecs ont d’ailleurs inventé un tout autre théâtre, celui de la représentation politique, de l’art de la rhétorique et de son cortège de menteurs patentés, d’ambitieux, de manipulateurs et de pervers narcissiques.
Qu’elle traite de l’amour, de la filiation, de la revanche, de la guerre ou de la paix, la tragédie grecque n’enseigne rien. C’est d’abord un genre qui cherche à magnifier le sens de problèmes concrets par l’usage des symboles. En ce sens, Athéna montre trois frères comme trois possibilités éthiques qui se posent le problème de la réparation : Abdel croit encore à la justice de ce monde, alors que Karim entend se venger quoi qu’il en coûte et que Mokhtar se montre prêt à tout pour sauver son business. Ces personnages tragiques présentent des personnalités fragmentées qui affrontent tout un ordre cosmique, éthique et gouvernemental. Celui d’une violence indifférenciée qui s’abat sur les jeunes banlieusards français. De leur deuil impossible et des douleurs intimes de cette fratrie symbolique vont naître une rage impossible à canaliser et dont le cortège de débordement va d’abord contaminer leur quartier puis, hors champ, la France tout entière.
Athéna est donc, premièrement, un film amoral qui ne cherche pas à enseigner une leçon, à expliquer quelque chose ou encore à communiquer un quelconque message politique. Avec un sérieux remarquable, son objet est de poser le problème de la praticabilité de la révolte au XXIe siècle à partir d’un cas précis. Ceux et celles qui cherchent à regarder des films pour avoir des réponses seront inévitablement déçus, car c’est qu’il faudrait, au mieux, être un piètre spectateur, au pire, être stupide, pour demander au cinéma d’offrir des réponses toutes faites aux problèmes non résolus de la justice, de l’égalité et de la liberté humaine. En revanche, celles et ceux qui, chaque jour, essaient de trouver les moyens d’ouvrir des brèches dans l’époque, méditeront encore et encore les tenants et les aboutissements d’un film comme Athéna.
En montrant tout ce qu’il y a de plus beau et de plus laid dans une insurrection nécessaire, le film entend éprouver chaque spectateur dans ses petites évidences. À la bonne conscience de gauche, il dit quelque chose comme « toi qui nous a abandonné, avec ta soi-disant grande mission universelle, tes fausses promesses et ton clientélisme, regarde la radicalité de la colère indéchiffrable qui nous habite. » À la mauvaise conscience de droite et à son ressentiment, le film hurle une fin de non-recevoir : « toi, ferme ta gueule, si on tuait ton petit frère, tu te vengerais, d’ailleurs tu ne parles que de vengeance à longueur d’années, c’est nous la police maintenant, c’est nous le véritable État d’exception. »
Même si le récit est localement situé dans un quartier périphérique et ségrégé de la métropole parisienne, dans leurs souffrances respectives ainsi que dans la violence de leur martyr, la situation des protagonistes acquiert un statut universel qui fait écho à tous les soulèvements contemporains. De Hong Kong au Chili, du Sri Lanka à l’Iran, de la France des Gilets-Jaunes à l’insurrection qui a suivi le meurtre de George Floyd, la liste des soulèvements contemporains est maintenant trop longue pour qu’elle soit exhaustive.
2.
La barbarie est une invention de la polis grecque, mais cette dernière n’a jamais été le seul modèle d’organisation politique dans la péninsule. La polis n’aurait peut-être même jamais été le modèle majoritaire. En ce sens, l’historien Pierre Cabanes a montré comment, chez les Grecs, s’opposaient communément le modèle de la cité, la polis, et celui de la tribu, l’ethnos. La cité est née dans un monde où les ressources naturelles devaient être pleinement exploitées, dans « un monde plein » dont l’organisation politique cherche à maximiser l’usage des ressources disponibles. Ce monde plein est en même temps configuré comme un monde clos, avec sa communauté de citoyens fermée à ceux et celles qui ne lui appartiennent pas, ainsi qu’un territoire spécifique à gouverner et des voisins à conquérir. Une communauté donc, qui se définit contre son altérité et se referme sur son terroir, la chôra, mais aussi sur ses cultes et son modèle social, ses sanctuaires pour établir une frontière. Ce petit monde est non seulement clos par rapport à l’extérieur, à l’étranger, mais il l’est également en son propre sein, en ce sens qu’il ne reconnaît pas les mêmes droits à tous les habitants du territoire civique, mais seulement à une part d’entre eux, les citoyens, et exclut tous les autres, les femmes, les esclaves et les étrangers.
À l’opposé du monde de la polis, il y a celui de l’ethnos. Un monde de communautés libres et différenciées qui apparaît très différent dans sa conception du politique. Son organisation collective s’érige contre l’idée d’une fermeture et contre la clôture du territoire. L’ethnos correspond le plus souvent à un modèle pastoral qui a géographiquement besoin d'espace pour organiser les migrations pastorales saisonnières, depuis les zones de plaine où les troupeaux passent l'hiver, jusqu’aux zones montagneuses destinées aux alpages d'été. Cette conception du groupe a donc besoin d’une diplomatie spécifique afin d’assurer les itinéraires migratoires saisonniers. Sa géographie est ouverte, tout comme l'est son attitude à l'égard de ses voisins. Le modèle ouvert de l’ethnos l'oppose radicalement à la polis isolée, si bien que Pierre Cabanes se demande même si la notion de polis n’est-elle pas née, en vérité, de cette crainte du surpeuplement et de cette volonté de fermer une communauté sur elle-même. À l’heure actuelle, ce sont peut-être de tels mondes ouverts qui seront en mesure de s’opposer à la clôture finale du monde du capital et de son cortège sans fin de surnuméraires.
3.
Dans nombre de cosmogonies, le fratricide est au centre de la création d’un ordre ou d’un monde. Les relations fraternelles mythiques présentent communément deux frères qu’oppose une adversité radicale incarnant des conceptions rivales du monde. L’hostilité qui oppose Cain, l’agriculteur sédentaire, à son frère Abel, le berger nomade, offre un regard rétrospectif sur les questions et les problèmes qu’ont pu se poser les Hébreux à l’égard de leurs organisations politiques et sociales naissantes.
Le motif des frères ennemis, dans sa dualité, ou dans sa triade comme dans le film, tend inévitablement à faire percevoir une unité dans l’opposition. Abel et Caïn représentent dramatiquement un paradoxe fondateur : la nécessité d’un choix rationnel pour les humains dans la possibilité d’instaurer collectivement un certain type de civilisation. S’ils échouent à vivre ensemble, c’est pour mieux nous intimer qu’un monde réellement juste, un monde matériellement réparé, mettrait aussi en son cœur une éthique de l’altérité. Plus particulièrement, dans Athéna, cette opposition fratricide prend forme à partir d’un double moment d’exception dans l’ordre établi de la cité : au meurtre policier du benjamin de la fratrie suit la vacance de l’ordre quotidien une fois la police chassée de la dalle d’Athéna. Une forme d’état d’exception que renforce l’étrange absence de la figure du père et le rapide effacement de celle d’une mère vite évacuée hors de la scène du drame. Dans leur martyrologie, les trois frères sont comme au seuil d’un monde qui est en passe d’être englouti et d’un autre qui peine encore à surgir. En ce sens, l’apothéose autodestructrice que représente l’explosion de leur immeuble, mais aussi le triomphe de la brutalité policière la plus crasse, signalent l’impossible passage de l’état d’une justice vengeresse à une justice réparatrice.
C’est que dans sa fantasmagorie insurrectionnelle, Athéna ose nous montrer les limites dramatiques que les révoltes contemporaines rencontrent encore à l’heure actuelle. Le film nous rappelle aussi une évidence que beaucoup semblent avoir oubliée à force de lâcheté et de petits compromis : le chemin qui mène d’un état généralisé d’injustice au règne de l’égalité ne sera jamais sans heurt. L’unité de temps, de lieu et de récit propre au genre tragique tisse ici un cadre dont la violence fondatrice échappe à la mise en scène, mais aussi aux acteurs de la tragédie eux-mêmes. La violence y confine à une dimension mythique de la psyché humaine qui, orpheline d’un mouvement d’auto-émancipation plus large, a aussi perdu le sens du continuum de l’histoire des opprimés. Athéna est un film révolutionnaire qui paradoxalement ne parle pas de révolution. Le film montre douloureusement aux spectateurs qu’en l’état actuel des forces en présence, une révolution demeure impossible, malgré le fait que le motif de la révolte fasse bel et bien partie des évidences communément partagées de notre époque.
Ainsi, il ne fait guère de doutes que les insurgés s’appuient sur le répertoire d’action collective qui a émergé depuis les émeutes de 2006 et qui s’est réactualisé au gré d’éruptions successives. Dans leur révolte, les personnages sont tout sauf des êtres anhistoriques et leur style puise dans les archétypes de la révolte. L’attaque du commissariat réactive ainsi le souvenir de la prise de la Bastille, mais aussi celui de la saisie populaire des canons de Paris, principal élément déclencheur de la Commune en 1871. De la même manière, le serment de protéger la cité et l’allégeance d’autres quartiers à la révolte rappellent le serment révolutionnaire du Jeu de Paume en 1789. Ce qui diffère drastiquement des insurrections passées, en revanche, c’est que les acteurs du film sont tragiquement privés d’un horizon révolutionnaire tangible.
4.
Il y a longtemps que les néolibéraux se sont débarrassés de leur nostalgie d’un âge d’or et il est grand temps que leurs adversaires (de gauche) fassent de même, sans quoi ils auront définitivement perdu sans avoir même livré bataille. Non sans admiration, nous devons concéder que les intellectuels néolibéraux ont lutté jusqu'à une compréhension plus profonde du caractère politique et organisationnel de la connaissance et de la science modernes que ne l'ont fait leurs adversaires de gauche, et qu'ils représentent donc un défi contemporain digne de ce nom pour tous ceux qui s'intéressent à l'archéologie de la connaissance. En retour, la révolution et son inévitable caractère de bifurcation doivent s’ériger au rang d’une nouvelle science du genre humain.
Des signaux avant-coureurs de la sécession bégayent partout dans le monde, sans qu’ils ne réussissent, pour l’instant, à percer le désert du réel. C’est aussi parce que l’ordre du monde a été confisqué par ce peuple des métropoles qui lui, ne se sent nullement concerné : cette classe d’encadrement composée de décadents qui jouissent égoïstement de leur sursalaire et entendent défendre le pré carré que leur offre la force propulsive de la valeur, et par là aussi du vide des valeurs, cette auto-excitation de dernier homme qui se répand dans la fange d’une eucharistie de l’absence au monde, à soi et aux autres. Les puissances auxquelles nous, révolutionnaires, sommes confrontés sont spirituellement effondrées. Seulement, combattre des zombies n’est pas une tâche plus aisée que de s’affronter à des vivants.
En ce sens, le paradoxe d’un film comme Athéna est qu’il documente une insurrection sans être un film politique au sens classique du terme. Car la politique, son mythe de la représentation et son grand-récit du dialogue, ont été destitués par la dictature de l’économie. Dans Politique au crépuscule, Mario Tronti proposait de lire la crise de gouvernementalité qui affecte encore aujourd’hui les démocraties comme résultant de la défaite du mouvement ouvrier. La classe capitaliste et ses affidés n’ont plus besoin de mobiliser la politique de la même manière que lorsqu’un groupe aussi massif que la classe ouvrière s’érigeait en contre-modèle. Avec la défaite du mouvement ouvrier dans le dernier tiers du XXe siècle, la question du gouvernement a été remplacé par celle de la gestion. La politique classique n’a donc pas été destituée par les ondes révolutionnaires des décennies 1960-1970, mais par la restructuration économique qui les a directement suivie.
Un film comme Athéna est salutaire, car il montre et démontre à tous les mandarins de l’Empire de l’économie qui se gargarisaient encore récemment de la fin de la politique, qu’elle est pourtant bien de retour sous une forme renversée et par là bien plus dangereuse. La dernière décennie a vu naître une anti-politique globale, fragmentaire dans ses formes, chaotique dans ses revendications, contradictoires dans ses formulations, mais surtout ingouvernable et irrécupérable par les tenants de l’ordre idéologique existant. Si chaque civilisation ressent le besoin d’ériger les altérités minoritaires au rang de barbares, notre époque est saturée de ce genre de mises au rebut inventées par les Grecs. Mais cette saturation révèle une chose : comme l’a récemment rappelé la revue Endnotes avec Onward Barbarians, ces barbares n’ont pas dit leur dernier mot et la récente vague de soulèvements le rappelle chaque mois à celles et ceux qui savent encore regarder où se loge la lutte des classes contemporaine.
5.
L’utopie semble désormais passée du côté d’un capital qui cherche à asseoir sa domination sur l’entièreté du vivant et dont les idéologues ambassadeurs nous parlent de conquérir d’autres planètes, voire même d’abolir la mort. Pour nous qui sommes révolutionnaires, cette situation nous offre une chance rare : tout ce dont nous avons besoin est déjà là. L'utopie est l’expression d’une temporalité bloquée qui s’invente un faux temps pour se donner une compensation imaginaire.
Pourtant, confronté au caractère apocalyptique de l’époque, c’est comme si seulement deux solutions s’offraient au camp de la justice et de l’égalité : ou bien réinvestir la politique contre l’économie, une solution dite « réaliste » , ou bien l’exode et la grande bifurcation, une solution dite « utopique ». Une telle vision binaire du monde relève cependant d’une fausse dichotomie. S’y rejoue l’histoire d’un couple maudit de l’histoire politique du XXe siècle : « réforme » et « révolution ». Il serait bon de ne pas réitérer cette erreur pour le XXIe siècle. Toute forme de débordement révolutionnaire devra nécessairement passer par l’invention de nouvelles géographies politiques au-delà des fausses oppositions héritées de l’histoire du XXe siècle.
6.
À gauche, on aime souvent faire des reproches au peuple. Il ne serait soi-disant pas à la hauteur des enjeux de l’époque. Si l’inaction des masses est d’abord un mirage au vu des événements de ces dernières années, mais s’il y a effectivement comme un blocage incompressible, nous dirons que le véritable travail révolutionnaire commencera par redonner aux gens des raisons d’espérer malgré le haut degré d’instabilité de la situation économique et environnementale mondiale. Nous disons même que les révolutionnaires doivent en partie consacrer leurs énergies à produire de l’espoir rationnel tangible et à se doter collectivement d’objectifs réalisables.
À l’échelle planétaire, un gigantesque processus de prolétarisation généralisée est en passe de se traduire par une uniformisation cognitive sans précédent, mais aussi par une perte sans pareil des savoirs et des techniques que la communauté humaine avait a réussi à acquérir sur des milliers d’années. Une avant-garde de l’économie cybernétique rêve d’un monde entièrement computable et entend réaliser l’anthropomorphose du capital en créant de toute pièce une société de la calculabilité généralisée. Nous voici donc arrivés à une sorte de moment eschatologique de l’anthropocène : ou bien, nous savons réinventer des savoirs ou bien, c’est la fin.
7.
Les révoltes sont toujours logiques. Chacune jouit de sa rationalité propre en même temps que d’une dramaturgie mystérieuse. Un ami me faisait remarquer qu’en ce sens, la force d’Athéna est de combattre l’idée que les acteurs qui ont des expériences étroites et cloisonnées de l’horizon de leurs propres actions ne sont pas moins capable de faire l’histoire et de générer des effets qui s’étendent bien au-delà de leur portée locale. C’est comme si les protagonistes du film opéraient, tout du long, dans une asymétrie avec le reste de la situation qui les entoure. L’intérêt du film tient à sa volonté de donner à ces jeunes la possibilité d’être des acteurs historiques, des puissances catalysantes, tout en débattant sans complaisance de leur incapacité presque totale à accepter leur vocation d’avant-garde révolutionnaire et de leur manque de préparation devant une telle tâche. C’est en quelque sorte comme si le film était une méditation sur la possibilité d’un soulèvement privé de sujets révolutionnaires ou, pour le dire avec les mots du sociologue Asef Bayat, comme un soulèvement de révolutionnaires sans révolution.
En ce sens, Athéna est d’abord un film sur le règne de la séparation à l’époque du capitalisme tardif. On y voit un prolétariat défiguré et morcelé à force d’être marginalisé, tentant, avec difficulté, de survivre dans un monde déchiqueté par une crise civilisationnelle. Les individualités s’y entrechoquent dans un embryon de guerre civile. Tout dialogue est rendu impossible par la multiplication des intérêts contradictoires des protagonistes. Alors que l’idéal de justice républicaine et l’éthique musulmane traditionnelle sont dépassés par la fureur des événements, les émeutiers font le pari rationnel, mais néanmoins suicidaire, du rapport de force avec les autorités. La quasi-absence des femmes durant tout le film, quant à elle, souligne, en négatif, l’impossibilité de ces jeunes à produire un quelconque embryon de contre-société. Mais est-ce même leur but ?
Les événements mis en scène dans le film révèlent que le monde dans lequel nous vivons se caractérise par deux aspects superficiellement contradictoires, mais profondément liés. Nos vies sont régies, en même temps, par un ordre gouvernemental radical et par un désordre économique extrême. En France, le macronisme, sa vision personnelle du pouvoir et son éco-technocratisme, avance en détruisant tout ce qui reste des équilibres sociaux issus du compromis fordiste des Trente Glorieuses. Hors-champ, le film montre comme une armée disciplinée progresse dans un champ de ruines, l’ordre économique avançant dans le chaos qu’il engendre. Mais est-ce réellement là le dernier mot de l’histoire ?