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21/11/22
Entretien réalisé par Carmen Rafanell
Depuis
la restructuration économique des années 1970
(désindustrialisation, mondialisation et tertiarisation) et
la défaite du mouvement ouvrier,
quelques « bastions » syndicaux survivent et continuent à peser dans un rapport de force plus
général.
Depuis trois décennies, à mesure que les mouvements sociaux
s'enchaînent et sont le plus souvent défaits, que le taux de
syndicalisation décroît dans le privé, la centralité de secteurs
comme le rail, les énergies ou
encore la fonction publique s'accroît. Pourtant,
ces secteurs, et notamment le rail, subissent actuellement le
contrecoup de la libéralisation de leur secteur (ouverture à la
concurrence, privatisation, destruction du statut de cheminot et
précarisation des emplois, dégradation générale des conditions de
travail, etc.).
Pour
être au clair sur les grands enjeux à la
SNCF,
l'actualité ou non du rapport de force et sa possible mobilisation,
par exemple, pour répondre à l'assaut sur les retraites que le
gouvernement prépare pour l'hiver, nous avons donc décidé
d'enquêter sur ce sujet en interviewant longuement Pierre
T. à propos
de son travail et de son engagement syndical à la CGT.
Cheminot,
il
vit et travaille en région parisienne.
Est-ce
que tu peux me raconter un peu ton parcours ? D’où tu viens ?
Qu’est-ce que tu as fait avant de devenir cheminot ?
D’où
est-ce que je viens ? Je
suis d’une famille très très à gauche, historiquement
militante,
engagée dans
les partis et les syndicats. Ma base idéologique est construite
depuis ma plus tendre enfance. Mais
elle
est aussi multiple, moi je suis militant communiste, mais ce n’est
pas forcément
la tendance majoritaire dans ma famille. Ce
qui met tout le monde d’accord,
c’est plutôt une
sorte de gauche
républicaine du
combat social, pour faire large,
très attachée au service public, au patriotisme aussi. C’est
ce
que certains appelleraient la vieille gauche qui tâche. Je suis
d’une famille qui a plutôt un capital culturel, mais
je suis plutôt le déclassé, je
suis un peu la génération « brebis galeuse », mais
plus par choix qu’autre chose. Je viens d’une famille où on a le
choix de faire ce qu’on veut. Moi
très vite, je travaille parce que j’en ai envie, j’ai fait des
petits boulots
très très jeune, même avant l’âge légal. Dès
très jeune, j’avais déjà décidé que je voulais travailler
plutôt
dans
un
milieu industriel. J’étais
déjà
passionné par
les
trains quand j’étais petit. Donc
j’ai plutôt eu
le réflexe d’aller vers les métiers de l’industrie lourde. Je
pense que si je te fais la liste des branches professionnelles dans
lesquelles j’ai travaillé, j’ai fait du bâtiment,
j’ai travaillé dans une marbrerie funéraire, j’ai travaillé
dans la sécurité…
Par
ailleurs, j’avais
toujours une passion pour l’histoire, peut-être
à cause
de mon engagement politique. Donc j’ai fait des études d’histoire
jusqu'à
la
licence et
je
me suis intéressé à l’étude de l’histoire est-européenne.
Après, j’ai un rapport aux études bizarres, du
fait de mon engagement au Parti Communiste,
parce que je pense que j’étais plus assidu aux cours du soir du
parti qu’à la fac. En vrai, j’ai toujours passé
plus de temps au boulot que dans les études. De
toute façon, je suis incapable de rester assis sur une chaise,
j’ai du mal à me concentrer face à un écran et sur
un
texte. J’ai jamais rendu mes devoirs, je ne sais même pas comment
j’ai fait pour avoir ma licence.
Ceci
dit, je me suis retrouvé à
24 ans, je me suis dit qu’il fallait que je travaille, je me suis
dit que c’était bon les études. Je me suis dit qu’il fallait
que j’aie un diplôme technique, tout
en étant payé.
Et le seul endroit qui me donnait l’occasion de faire ça à mon
âge, gratuitement,
qui
ne refuse pas de te prendre (parce qu’à cet âge, on ne veut plus
de toi nulle part), et
même rémunéré
comme un travail à plein temps,
c’était l’armée. Donc
je me suis engagé dans la marine nationale, où j’ai passé un
diplôme de
mécanique
navale polyvalente.
Par
ailleurs, ce
n’était pas pour
moi incohérent
avec mon engagement politique, et
encore moins avec mon histoire familiale - il
y avait des militaires
dans ma famille, j’ai un arrière-grand-père qui était tirailleur
algérien.
Du coup, j’ai un peu ce côté enfant d’immigrés
qui me fait me dire que la
France a beaucoup fait pour nous, on a un peu ce devoir de
s'impliquer
dans la vie de la République.
En
sortant de l’armée, avec un diplôme technique qui me permettait
de travailler sur n’importe quoi qui porte le nom de machine, je
suis retourné à ma plus vieille passion, enfin
ce qui allie mes plus vieilles passions, c’est-à-dire le service
public et le
train. Et qui est à la
fois
plus que cohérent avec mon engagement politique – parce
que les cheminots quoi !
J’ai surtout
eu
la chance de faire
partie des derniers embauchés au
statut
de cheminot.
Tu
es donc
cheminot à
la SNCF, tu peux préciser dans
quelle brancheexactement et
ce que tu y fais ?
La
SNCF est
divisée en trois grandes sociétés anonymes (SA)
pour
préparer la privatisation de 2020.
Cette
division en SA résulte d’un lent processus de rentabilisation
entamé à partir de 2003 qui
avait
a été conduit fait
par un ministre communiste au moment de la gauche plurielle.
Il
y a ceux qui gèrent le réseau des rails, ceux qui gèrent la SA
centrale, et ceux qui gèrent l’immobilier (les gares, les
logements, les ateliers). Je
travaille dans la SA Mobilités,
et à l’intérieur de cette SA, il y en a d’autres, parmi
lesquelles se trouve la
SA matériel où
je suis,
c’est
tout ce qui concerne la maintenance. Donc,
dans le vieux
jargon de la SNCF, on nous appelle les hommes de l’ombre. Il
y a tout un jargon dans la SNCF pour parler des différents métiers :
les barons du rails (ou les mécanos) ce sont les conducteurs, les
vendeurs de rêves
ce sont les commerciaux. Donc les hommes de l’ombre,
c’est
ceux qui font que le train peut rouler.
Nous,
on fait de la petite maintenance quotidienne, courante. En
fait, on a cinq
niveaux de maintenance
dans
le ferroviaire français :
-
La
maintenance en ligne, faite en direct. Par
exemple,
le conducteur
entend
un bruit bizarre, il s’arrête, il vérifie s’il n’y a pas un
truc qui fuit, et il repart. Ou bien moi, agent de matériel, je vois
un fil électrique
qui pendouille,
je signale au conducteur pour qu’on vérifie qu’il n’y a pas un
problème. D'ailleurs,
bientôt la maintenance de niveau 1,
c’est vous, les
usagers,
qui allez la
faire. Parce
qu'à
la direction, ils ont
trouvé
un truc génial, qui existe déjà dans les métros, ce
sont
les
QR codes qui sont mis à disposition des usagers pour signaler les
problèmes. S’il
vous plaît ne les utilisez jamais : d’abord, parce que c’est
du travail gratuit fait par les usagers, et en plus parce que comme
vous n’y connaissez rien, vous allez nous envoyer des informations
de
merde. Là, par exemple, il y a eu un essai récemment,
et j’ai eu quatre rames qui sont rentrées pour rien. Sachant que
faire rentrer une rame dans l’atelier, rien que ça, ça coûte
3500 euros, et une journée entière ça peut monter jusqu’à 20000
euros. Donc, la semaine dernière, j’ai passé des journées
entières à vérifier des choses qui n’existaient pas.
-
Les
maintenances régulières, ou
la
maintenance préventive. Théoriquement, c’est fait pour tenir dans
une journée. Là,
la rame rentre dans l’atelier à 8h, elle repart à 16h. C’est de
l’examen de base.
- Le
niveau supérieur,
c'est
pareil que le deuxième
sauf que c’est plus long, les
rames peuvent rester jusqu’à une semaine dans l’atelier.
Le
but de la maintenance, c’est de voir jusqu’à où peuvent tenir
les pièces de la machine pour les remplacer avant que ça pète
(mais pas trop avant, parce que sinon tu dépenses du pognon et
qu’écologiquement c’est pas intéressant).
- Les quatrième et cinquième, c’est quand il y a de la casse.
Toi,
tu travailles donc sur les RER ?
Moi,
je travaille sur le RER D et la ligne R du transilien, qui fait
sud-est et va
vers Montreau.
Et
donc c'est
des
lignes qui dépendent de la SNCF et pas de la RATP ?
Oui,
c’est vrai que pas tous les RER n’appartiennent à la SNCF,
certains sont partagés RATP/SNCF ou sont carrément RATP.
Est-ce
que tu peux m’expliquer quelles tâches tu fais ?
Ce
que je trouverais intéressant de te dire, c’est que les
métiers de la maintenance, il y a des années, ils étaient là pour
dépanner des pannes. Aujourd’hui, la maintenance fait tout pour
éviter les pannes. Donc on a des pièces dont on connaît
les rythmes d’usure. Donc,
nous on travaille sur des pannes maintenance, on essaye de prévenir
l’arrivée des pannes.
Moi, je suis un mécanicien organe de roulement, on
dit « méca OR ». Ça veut dire que je
suis un expert essieu, je
vais travailler sur tout ce qui concerne les pièces de freins, les
roues, l’axe de l’essieu. Je vais aller prendre des mesures sur
la roue, voir son évolution, voir les dispositifs qui sont en bout
d’essieu, donc les capteurs de vitesse.
Sur
l’évolution
que notre métier a connue,
c’est
principalement en lien avec
la
modernisation.
Mais on va aussi
vers une perte de connaissance et
une perte d’expertise des cheminots. On ne va pas du tout vers un
truc où les cheminots
vont être de plus en plus compétents et multi-tâches, mais
vers un truc où on va être de plus en plus des visse-boulons, des
sortes de
machines-humaines,
donc on va être remplaçable.
Par
exemple, ma
formation, OR, c’est
une formation qui dure 1 an et demi/deux ans, sur le terrain. C’est
une formation très rare, il
n’y a que la SNCF qui forme des OR.
La
pratique et la connaissance sur un matériel, donc sur un type de
machine, en l’occurrence une rame de RER D, ça prend un an, pour
connaître le fonctionnement, l’usure, remarquer entre deux relevés
un truc qui te paraît bizarre.
Mais
en gros, moi,
mon métier va disparaître, parce qu’ils ont inventé une machine
qui permettra de me remplacer. On
appelle ça un banc de mesure et
c’est un boîtier qui est sur le bord du rail à l’entrée du
technicentre, et
quand le train roule, sur le côté, le boîtier va prendre toutes
les mesures de toutes les roues, et il détecte les défauts sur la
roue, ce qui relevait
avant de
mon boulot.
Donc ce que je fais en 17h de travail, la machine le fait
en 25 secondes, alors
mon métier dans sa forme actuelle, il va disparaître et
je
ne prendrai plus de mesures sur les essieux.
Par
contre,
ce qu’on me demandera, quand
il y a un défaut qui sera
détecté par la machine et qu’elle n’arrivera
pas à l’identifier, c’est de venir voir, de nommer le défaut et
de comprendre les risques liés à ce défaut. Sauf que moi, pourquoi
je suis bon dans
mon métier
? Pourquoi quand je vois un défaut sur une rame, sur un essieu, je
peux dire : ça, ça dégage, ça ça peut repartir ? Parce
que j’en vois 200 par jour, des défauts, je connais leur usure,
leur développement, je connais les dangers potentiels. Je
sais ce qui pourra créer des gros dommages sur la boîte d’essieu,
sur le frein. Ce qui se passe avec la nouvelle machine, le banc, qui
fait le travail à ma place, c’est que je vais devoir analyser des
défauts que je n’ai jamais vu.
Les
rames du RER D par
exemple,
on a 40 ans de retour d’expérience dessus. Ça met du temps de
comprendre les défauts d’usure d’un modèle de rame. Là, par
exemple, je vais avoir de nouvelles rames qui
vont arriver en 2023, elles vont passer sur le banc. Et quand le banc
va me dire : là, il y a tel défaut, je vais dire : ok, il
a raison, mais comme je n’aurai aucun retour d’expérience
dessus, comme je n’aurai jamais fait d’examen visuel dessus, je
ne pourrai jamais apprendre les conséquences sur ce matériel, sur
cette nouvelle rame. Enfin je veux dire qu’on n’apprendra, et on
ne comprendra, que quand il y aura des incidents dessus, c’est
seulement avec les incidents mécaniques qu’on pourra avoir le
retour d’expérience.
Sauf que c’est la machine qui va le faire, donc je pourrai jamais
avoir le retour d’expérience que j’ai quand je travaille
plusieurs années sur un même
type de rame.
Et
les incidents mécaniques ça créée plein de désagréments, il
faut des dépannages d’urgence, des grosses réparations, et puis
surtout, c’est des rames qui sont bloquées au milieu des voies qui
bloquent la circulation, c’est des trucs, tu les payes cher.
Est-ce
que tu peux me raconter comment
se passe le quotidien dans l’entrepôt ? Comment
se passent les relations avec tes collègues, quel rapport vous avez
par rapport à ta direction ?
Il
y a une légendaire fraternité
entre cheminots
bien réelle. Il y a un
corporatisme au bon sens du terme,
une solidarité et un esprit de sacrifice énorme. Ceci dit, il y a
des choses qui minent aujourd'hui
cet esprit de solidarité : le fait qu’on a trois types de
contrats différents : certains
sont à l’ancien statut cheminot, certains sont à l’ancien
statut contractuel, et tu as des
nouveaux en
CDI.
C’est aussi ce qui fait que nous en tant que syndicalistes ça
devient difficile parce qu’on est obligé d’organiser des
batailles qui vont
parler
aux trois statuts, qui
fédèrent les trois statuts, et
qui soient de vraies avancées pour les trois statuts.
Nous dans mon technicentre,
on a une moyenne d’âge très jeune, en
dessous de 30 ans,
ce qui fait que la question se pose moins. On
est à peu près tous dans le même panier parce qu’on a quasiment
tous le même statut de merde. On
a les mêmes salaires à peu près, on a les mêmes conditions de
merde, on n’a pas l’historique entre nous d’untel a fait grève,
l’autre qui a brisé la grève, y a pas ce truc-là. On est tous
unis dans la bagarre, quoi. Mais ce
n'est
pas vrai pour tous les services.
Cette
solidarité, elle existe, après il y a des choses des fois qui
posent problème. Notamment, au boulot quand tu as des coactivités.
Par exemple, une rame qui arrive de nuit, moi l’organe de
roulement, je suis le premier à travailler dessus, parce que je
bosse avec la tension [électrique], je suis l’un des seuls à
bosser alors que le pantographe [fils situés au-dessus de la rame
permettant la circulation de l’électricité] est levé et qu’il
y a de l’électricité dans la caisse [si on touche la rame, on
s’électrocute]. Et moi l’une de mes responsabilités, c’est de
vérifier qu'il
n'y a
personne d’autre sur la rame quand je travaille [pour ne pas
risquer l’électrocution d’un collègue]. Quand la rame arrive à
l’heure ça va, parce qu’on a nos créneaux chacun,
l’ordonnancement se fait bien. Mais quand tu as un retard parce que
la rame arrive à 1h du matin [dans l’atelier] et que les mecs vont
quand même finir [le travail] à 5h, ils courent dans tous les sens
et là, l’ordonnancement tout le monde s’en fout, sauf que moi,
je suis responsable de la sécurité, et par ailleurs, j’ai pas
envie que mes collègues grillent sur place en prenant un coup de
jus. Là, tu peux avoir des tensions assez fortes.
Après,
les tensions existent parce qu'elles
sont exacerbées par des conditions de travail qui sont difficiles,
notamment parce qu’on travaille de nuit. Après, on a des
mécanismes qui font qu’on arrive à gérer ces tensions. Parfois,
certains en viennent aux mains, ils
se foutent deux tartes ou se hurlent dessus
et après ça les calme. Et
puis l’autre truc, c’est aussi que souvent en fin de nuit, on
fait des bouffes tous ensemble,
au grand dam de notre hiérarchie, d’ailleurs, parce
que c’est du temps de production perdu.
Il
y a quatre collègues qui vont faire à manger pendant que les autres
charbonnent pour rattraper leur boulot,
et à la fin, il y a à bouffer pour tout le monde.
On
s’est fait de très bons repas de Noël
notamment, ou même
pendant le Covid, on avait plus de temps.
Et puis on se refile des bons plans, aussi. Beaucoup habitent au même
endroit, et donc se donnent des infos sur tel ou tel truc, mine de
rien ça joue beaucoup pour la solidarité. Comme
on a un secteur très syndiqué, on a aussi beaucoup de temps
collectif. Donc nos fameuses merguez, sur les piquets, ces
trucs-là,
c’est aussi ce qui permet de créer un esprit de corps très
très fort.
Et
par rapport à notre
rapport à
la direction :
le premier pas pour créer une conscience de classe, c’est détester
le chef. En vrai, moi ce n’est pas mon cas, mon chef est vraiment
super, il
nous arrange. La
hiérarchie, ça se passe comme ça : les exécutifs (les
grouillots, ça
c’est moi), les maîtrises
(c’est le
chef d’équipe, le référent technique, eux ils sont respectés en
général parce que ce sont souvent
d’anciens cheminots), et les
cadres (on
les déteste
universellement et
eux aussi nous détestent en retour,
c'est
une sorte
de
haine de classe partagée).
Le
fait d’avoir une tradition syndicale
forte, la plupart du temps les gars ne s’en prennent pas à leur
agent de maîtrise, mais s’en prennent à l’organisation plus
largement, qui fait qu’ils sont en sous-effectif et que ça
fonctionne mal du coup. Sauf
que ça si tu leur répètes pas tous les jours, ils finissent par
s’engueuler avec leur agent de maîtrise, ça finit à couteaux
tirés, et littéralement, il y a déjà eu un gars dans
le technicentre qui a mis un couteau sous la gorge de son agent de
maîtrise. Oui, ça
peut aller jusqu'à
ce genre d’ambiances.
Notre
nouveau directeur, c’est une brute épaisse. Certains cadres, tu
peux les respecter, parce qu’ils font bien leur travail avec le peu
de marge de manœuvre qu’ils ont. Mais d’autres, ils se
permettent des trucs... Le directeur production, le n°3 du centre,
on
l'appelle tous
« la reine des putes », ou fantomas parce qu’on ne le
voit jamais. Il est détesté,
notamment parce qu’il bossait dans le cabinet du DRH d’Airfrance
en 2019, au moment où il y a eu 3500 personnes qui ont été
licenciées.
Notre
directeur d’unité opérationnelle (DUO),
notre directeur d’activité, il est haï. Dans l’établissement,
il y a plusieurs unités opérationnelles, qui sont l’équivalent
d’activités : une unité
opérationnelle (UO)
manœuvre, une UO réparation accidentelle, une UO voiture (ceux qui
font les voitures des intercités), et une UO transilien (là où je
suis moi). Donc tu as plusieurs activités chez nous, et notre
technicentre il est coupé en deux : tu as la partie « Prairie »
et la partie « Dépôt ». Moi, ma section, c’est la
partie dépôt. T’as
les locomotives et le transilien dessus, de l’autre côté t’as
les voitures d’intercités et une partie du transilien aussi. C’est
assez dur à comprendre, mais ça se justifie géographiquement :
un site ferroviaire, c’est toujours tout en long, avec des
faisceaux de voies,
15, 20, 30 voies côte à côté avec un système de triage.
Tu
travailles en extérieur ?
Ça
m’arrive d’aller faire des contrôles dehors. Mais quand c’est
de nuit en février en général ,je les envoie chier.
Depuis
combien de temps es-tu syndiqué ?
Je
suis syndiqué depuis mes 16 ans. Maintenant, je suis secrétaire de
section
et
ça va bientôt faire trois
ans. La CGT s’organise en deux structures : d’une
part, la partie interprofessionnelle, avec les
unions départementales et locales. C’est
la branche qui
va faire que les fédé professionnelles communiquent entre elles.
D’autre part, tu as les
fédérations professionnelles (des
regroupements de métiers).
La
fédé des cheminots est organisée en secteurs, donc
en axes qui vont dépendre de la manière dont sont foutus les
rails : le
mien par
exemple
c’est Paris sud-est. Dans ces secteurs, il y a des syndicats, le
mien, c’est celui de Villeneuve Saint Georges. Ces syndicats sont
divisés en sections, qui correspondent soit à ton lieu de travail,
soit à ton activité. La
section technique, ça va être ton corps de métier, par exemple les
conducteurs de fret à Villeneuve ont une section technique, qui ne
les concerne qu’eux. Ou les gens qui travaillent sur les voies, ce
qu’on appelle les infrapôles, ont une section infrapôle.
La
seconde section, c’est la section de site. Moi,
je suis dans une section de site, le
dépôt,
le dépôt
du technicentre de Villeneuve. Le
technicentre est séparé en deux sections : « prairie »
et « dépôt ». On
a fait deux sections de sites pour des raisons d’organisation
géographique,
parce que ça se justifiait géographiquement. Ça a l’air assez
compliqué comme ça, mais si tu fais un tour des installations SNCF
de Villeneuve, tu comprends que ce serait impossible d’organiser
une section avec des mecs qui se croisent jamais. « prairie »
et « dépôts » sont deux bouts du technicentre de
Villeneuve, qui fait 8 km de long. La division en deux sections s’est
justifiée par le fait que dans la partie dépôt,
tu as trois activités qui se situent dans des bâtiments assez
proches les uns des autres.
Moi,
en tant que secrétaire de section, je coordonne environ 60
adhérents, sur 280 personnes salariées
(les cadres et les maîtrises ne sont pas compris dans ce chiffre,
ils sont syndiqués ailleurs, on
ne syndique pas les encadrés et les encadrants ensemble).
60 sur 280, c’est un très bon ratio.
Peux-tu
nous parler un petit plus des grandes orientations de la CGT ces
dernières années ?
Je
vais préciser quelque chose : aucune
section, aucun
syndicat,
instance de
la CGT cheminot n’est
autonome de la fédération d’un point de vue politique. La CGT
cheminot
est la dernière organisation en France à fonctionner selon le
principe du centralisme démocratique dans ses statuts, et c’est
très important, parce que c’est la doctrine d’organisation
ouvrière écrite par Lénine. Ça fonctionne selon un principe
simple : liberté totale dans la discussion (pendant les
réunions, en interne), unité totale dans l’action (une fois qu’on
a pris une décision, celui qui pète de travers dégage : t’es
pas content, tu la fermes, tu
as été mis en minorité, c’est pas grave, ça arrive).
Ce
système a été abandonné à la CGT, mais est resté en
vigueur
chez
les cheminots.
Alors
quel système prévaut maintenant à la CGT ?
Après
1968, il
y
a une
forte
pénétration du modèle autogestionnaire dans les syndicats. La
CFDT prenait
de l’ampleur à ce moment-là.
Personnellement, je suis très opposé à cette
doctrine, c’est du sabordage, elle ne marche que si la direction
est
très autonome sur ses positions et donc
très autoritaire dans l’application
de ses décisions,
comme à la CFDT, où
la confédération décide, point.
Alors
qu’à
la CGT, pour
la grève du 18 octobre dernier,
par exemple,
et pour savoir si on repartait en reconductible à ce moment-là, la
fédération des cheminots a pris le temps d’appeler tous les
secrétaires de section, y compris moi, c’est-à-dire plusieurs
centaines de personnes, pour savoir ce que les bases pensaient de
ce truc là. Du
coup, moi j’ai appelé mes gars, à partir
de 18h, j’ai
passé
la moitié de la
nuit au téléphone avec mes gars pour prendre le pouls pour
savoir si
mes gars étaient prêts à suivre la reconductible. Et moi, j’ai
dû dire que c’était mort, que mes gars, ils n’étaient pas
prêts à suivre. Du
coup, la décision de la fédération vient de cette consultation.
Plus
largement, est-ce qu’il y a eu des changements majeurs à la CGT
dans la manière dont est conduit le syndicat ?
Pour
la manière dont il est dirigé, je t’avoue que je
m’intéresse assez peu aux débats de congrès en général.
J’avoue que c’est souvent du combat de virgules,
même si c’est vrai que ça change beaucoup de choses. La vérité,
c’est que c’est qui dirige, qui est responsable, qui compte. Ça
compte au moins autant que d’avoir tel mot dans tel texte. Et comme
je suis pas ambitieux, j’ai pas envie de monter dans le syndicat,
je ne m’intéresse assez peu à ces questions, parce
que j’ai pas envie d’être à la position d’être celui qui
dirige. Après,
je ne dénigre pas ceux
qui veulent le
faire
parce que je sais que c’est un gros boulot, c’est physiquement
épuisant, j’ai du mal à critiquer ceux
qui font ça.
Sur
la stratégie syndicale, ce qui s’est passé cet automne, je suis
un peu clivé sur mon analyse. À la fois, je trouve ça très
encourageant de voir qu'on
est capable de faire des grèves offensives, pour imposer des sujets
dans le débat public et pas contre une réforme ou
un projet de loi
seulement. Cela dit, même si
les dates (le
27 septembre et le 18 octobre) ont
été des relatives réussites, ce sont des échecs du point de vue
de la manifestation parce qu’on en a perdu le contrôle. C’est
plus nous qui décidons du rythme, du parcours, etc.
Qui
décide alors ?
Souvent,
c’est une
sorte de
mélange entre forces de l’ordre,
forces autonomes
et les négociations avec d’autres centrales syndicales. Là, on a
eu des dates où on n’a ni eu les autres centrales ni les autonomes
devant. Les
manifs étaient très peu fournies même s’il y avait de gros taux
de grévistes. Donc ce
décalage entre un rapport de force de plus en plus favorable sur
le lieu de travail
(avec des grèves qui fonctionnent) et des manifs qui ne sont plus
suivies, ça fait qu’on a l’impression d’être en perte de
vitesse et qu’il
faut repenser la manière dont on manifeste. Il
y
a un décalage entre les
grèves, les succès syndicaux et les manifs. Il faut réussir à
dire aux gens qu’on arrive à obtenir des victoires. C’est pas
parce qu’on a moins de monde en manif qu’on réussit pas à
obtenir des choses.
C’est
quoi le rapport entre les différentes strates ?
On
va pas se mentir, ça
dépend des territoires. À Villeneuve, la
plus grosse fédération, c’est
les cheminots, nous
on est 2500, après tu as l’hôpital, ils sont peut-être 150… Tu
enlèves
les cheminots
y a plus personne. Donc en vrai, le rapport entre l’union locale,
ben à Villeneuve
l’union locale c’est nous. Les autres fédérations, chez nous
c’est les profs et l'hôpital,
c’est pas difficile de se mettre d’accord avec eux quand les
cheminots se mettent en route. Sur d’autres territoires, par
exemple dans le 18e
arrondissement
à Paris où j'habite, on
va avoir plein de fédérations, et donc dans la même union locale,
tu auras des salariés du public et du privé, avec
des cheminots, la poste, la RATP…
Est-ce
que tu pourrais me parler des rapports entre la base et la direction
du
syndicat ?
« La »
direction à la
CGT ça
n’existe pas,
il y
a plutôt
des
échelles
de direction. Moi,
j’ai la responsabilité de faire tourner le syndicat en tant que
secrétaire, il faut mener des activités, faire des tournées
régulières, intervenir sur tel ou tel truc.
Moi
si
le syndicat ne tourne pas, j’ai 60 mecs qui veulent ma peau. Moi,
ça m’est déjà arrivé d’être dans le mou pendant une semaine
parce
que j’étais pas très en forme,
et que je n’arrivais
pas à gérer. Des militants de base m’ont convoqué à une
réunion, et m’ont mis au pied du mur parce que je n’avais pas
géré ce qu’il fallait, je
me suis fait engueuler.
Alors qu’il y a des risques forts sur le lieu de travail, si je ne
fais pas mon boulot je me fais exploser par
les mecs.
Ça m’est arrivé de me prendre un poing dans la gueule parce que
je n’ai pas fait le travail syndical comme il fallait.
Quand
tu vas jusqu’en haut de la fédé, les
mecs qui sont en haut, ils
ont été à ma place avant
d’arriver là :
ils ont
été
responsables locaux,
ils ont été militants et avant tout ça, ils
ont surtout
été cheminots.
Donc en général, quand ils arrivent en haut de l’échelle, ils
sont très conscients des réalités du
terrain,
ils sont très exigeants vis-à-vis
de ça.
Moi,
si
aujourd’hui
j’appelle
Laurent Brun (le
secrétaire fédéral
des cheminots)
et que je lui mets la misère pour
une raison ou une autre,
lui
il
va en prendre note,
il va réunir sa
commission exécutive (les
autres responsables au niveau fédéral),
et il va dire
que des cheminots lui ont fait tel retour négatif sur telle chose,
pour finalement demander
si les autres ont les mêmes échos de
leur base ou
si c’est un truc propre à Villeneuve.
Quelles
sont les grandes revendications à la SNCF en ce moment ?
Je
vais te donner une citation de l’Union fédérale des retraités de
la CGT cheminots,
section de Villeneuve : « C’est simple, à la CGT, on
est pas des culs bénis, on a quand même une sainte Trinité,
emploi, salaires, et conditions de travail ». Quand
tu as dit ça, tu as à peu près tout dit.
À
la SNCF, vu qu’on applique le centralisme démocratique, on
transmet les revendications confédérales : SMIC à 2000 euros
brut, limitation du temps de travail
à 32 heures/semaine et retraite à 60 ans avec
37,5 annuités.
Ça, c’est la base, c’est
arracher
au capital le plus possible sur
la valeur économique
du travail, sur le temps de vie.
Ceci
étant dit, il y a d’autres orientations confédérales qu’on
défend : la place du syndicat, et donc des outils de la classe
ouvrière dans l’entreprise, le
but étant de donner un maximum de pouvoir aux élus du personnel.
Donc à
minima revenir à avant 2017, abroger la fusion des instances
représentatives du personnel.
Avant, on avait des élus qui avaient des missions particulières :
il
y avait d’une part la mission actions
sociales (ça,
c’est les fameuses
colos d’EDF, l’accès
à la culture - la CGT cheminot a des théâtres, mais aussi des
stades, etc.). D’autre part, il y avait la mission CHSCT (qui porte
sur l’hygiène, les conditions de travail, la santé et la
sécurité).
Et
après on a des représentants du personnel, qui siègent dans
plusieurs commissions (une commission logement, qui attribue
les logements sociaux ;
une commission qui décide
de la notation des agents, pour leur avancement professionnel...).
Depuis
les ordonnances Macron de l’été 2017, le premier truc qu’il a
fait, c’est s’attaquer au pouvoir des syndicats dans l’entreprise
parce qu’il savait ce qui allait arriver après. Il a fusionné les
IRP, on doit donc faire le même travail qu’avant
avec
trois fois moins d’élus, donc trois
fois
moins de temps syndical. Parce
que dans les entreprises, on négocie le temps qui est réservé aux
élus du temps pour faire leur mandat : nous à la SNCF, comme
on a un très gros rapport de force syndical, on a beaucoup plus de
temps syndical par élu que la plupart des fédérations.
Là,
j’ai
parlé des orientations confédérales. Concernant les
orientations fédérales, la
toute première, c’est le
retour du statut de cheminot et son extension à tous les employés
travaillant sur le ferroviaire (compris
les agents d’entretien).
Donc, c’est
bien sûr l’augmentation générale des salaires. Il
faut revoir la grille salariale, parce
que chez nous, le salaire de base est en dessous du SMIC (donc il
n’est pas appliqué, vu que les deux premiers échelons de la
grille sont en dessous du SMIC aujourd’hui quand on est embauché,
on est toujours embauché au troisième échelon, immédiatement).
On veut aussi la dénonciation (l’annulation)
d’un accord
qu’avaient signé Sud rail et la CFDT :
c’est l’accord
classification et rémunération, qui
change nos grilles de rémunération et qui fait qu’on n’a plus
un salaire à qualification, mais qu’on a un salaire qui dépend de
notre poste. Avant, le cheminot, son salaire lui était attaché et
il pouvait changer de poste, partir
à l’autre bout de la France son niveau de qualification fixait son
niveau de salaire. Maintenant, tu as des classes : tel poste
équivaut à
telle classe. Donc si tu changes de poste, tu changes de salaire et
si le poste que tu prends est moins qualifié,
tu es moins payé. Et comme je te l’ai dit plus tôt, comme nos
métiers sont de moins en moins qualifiés, ça veut dire que cet
accord bloque la progression de notre rémunération, ça bloque les
déroulés de carrière pour les 15 prochaines années. C’est la
grosse bataille en ce moment, parce que comme la SNCF est passés
sous statut privé, on doit écrire les conventions collectives du
ferroviaire, avant il n’y avait pas de convention collective de
branche, puisqu’il n’y avait pas de branche : il n’y avait
qu’une entreprise. Tu avais les textes RH internes
à l’entreprise qui servaient d’accord de branche. Sauf que
maintenant qu’il y a des compagnies privées et des filiales dans
la SNCF, maintenant qu’on a détricoté le monopole du rail, il
faut des accords de branche qui s’appliquent à toutes les
entreprises. C’est donc l’occasion pour le patronat de revoir au
rabais tous les droits des cheminots au niveau de la branche. Et il y
a des syndicats (Sud et la CFDT) qui acceptent de signer ça.
L’un
des gros
enjeux des élections pro, pour dénoncer un accord, il faut être
50 % des représentants des salariés à voter
contre.
La CGT, aux
dernières élections, fait
49,7 %, donc si Sud n’avait pas signé, cet
accord ne passait pas.
C’est le gros enjeu en ce moment, faire annuler cet accord, donc
essayer de convaincre Sud rail de voter contre.
Soit la
CGT
fait 50 % aux prochaines élections et on fait annuler, soit on
fait moins parce qu’on a pas réussi à convaincre Sud et l’accord
se maintient.
Aujourd'hui,
comment s’organise une grève à la SNCF ?
D'abord,
il faut préciser qu'il y a plusieurs types de grèves :
-
la
grève
interprofessionnelle
(décidée entre les fédérations) : comme le travail
médiatique est fait, c’est plutôt facile, la base est au courant.
-
la
grève sectorielle :
là,
c’est
une stratégie au niveau de la fédé des
cheminots,
elle passe les coups de fils pour voir si on est prêt à partir.
Exemple : les contrôleurs ont été appelés à faire grève et
à venir à Paris devant les bureaux de
la SNCF.
Là, on publie juste un tract pour prévenir nos camarades.
-
la
grève locale :
c’est celle qui marche le mieux, c’est quand ça va pas dans ton
établissement. C’est sur des sujets beaucoup plus brûlants.
Par
exemple,
nous en ce moment, on a une politique managériale
très violente, la
moindre erreur est sanctionnée. On
a l’impression
qu’ils essayent de pousser à bout les cheminots pour faire un plan
social. On avait aussi la gestion de l’unité opérationnelle
transilien, où
on a de plus en plus de flicage, surtout de nuit.
Nous au transilien, on a régulièrement des cadres qui viennent la
nuit vérifier à quelle heure on part, alors que d’habitude, quand
on a fini le boulot on part, parce que quand il n’y a rien à
faire, vraiment, ça ne sert à rien qu’on reste : tu
restes à te taper le cul sur ta chaise jusqu’à 5h du mat’, pour
rien, ça n’a pas de plus-value. Là, ils nous ont filé une
tablette pour le travail, je peux te dire que le truc qui fonctionne
le plus dessus c’est Disney+ ou Netflix, ça m’est déjà arrivé
de regarder une série entière en une nuit tellement il n’y a rien
à faire, ça arrive – après il y a des nuits où tu charbonnes de
21h à 4h du mat sans t’arrêter.
Bref,
normalement, tant que le boulot sort, ils n’ont rien à nous dire.
Sauf que là, le boulot sort, mais ils viennent quand même nous
faire chier, parce qu’en fait ils voudraient nous rajouter du
boulot.
Donc
ils nous foutent la pression, ils attaquent de plus en plus les
collègues, parce qu’on a des pénuries d’outillage et de pièces.
C’est-à-dire que nous on réforme des rames parce que les pièces
sont plus en état de rouler, mais comme on n’a pas les pièces ben
du coup, la rame est censée rester à l’atelier. Sauf que 2h plus
tard, tu revois la rame en ligne, c’est à dire
que tu attends ton train pour rentrer chez toi après avoir fini de
bosser, et là tu vois la rame qui arrive et que tu as mis en réforme
deux heures avant. Ben là tu dis : déjà, moi je rentre pas
dedans, c’est mort. C’est ce niveau là. Donc nous on alerte
parce qu’on n’a pas envie de se retrouver avec un nouveau
Brétigny. C’est ces niveaux d’inquiétude là.
Et
puis par ailleurs, à la SNCF, tu ne peux pas avoir d’augmentation
locale, mais il y a une prime de travail qu’on peut avoir et qui
est cotisée. C’est une prime de salaire brut que les directeurs
d’établissement peuvent augmenter temporairement. Donc nous, on a
réclamé qu’au moins jusqu’aux négociations annuelles
obligatoires, vu qu’il y a en ce moment une inflation de taré, on
puisse avoir cette prime. On l’a obtenue sur deux mois, alors qu’on
l’avait demandée sur six. Mais si tu veux, comme on
avait un niveau de tension énorme dans l’atelier, c’était
facile d’établir un rapport de force où
les gars avaient envie d’en
découdre. Donc on a organisé un piquet de grève le
18 octobre.
On
était 60 dessus, ce qui était historique. Ça fait très longtemps
que ce n’était pas arrivé : quand tout le monde habite au
fin fond du 91, les gens se déplacent
rarement. Donc on a organisé une action : on s’est donné
rendez-vous à 10h, l’idée
c’était qu’à
11h quand tout le monde est arrivé, on attrape le directeur
d’établissement et je l'engueule
devant
tout le monde, et après on bouffe des merguez. Ça a très bien
marché, et le moment où on a mis une branlée au directeur, on
était 60, donc le mec s’est fait gueuler dessus par 60 mecs,
autant te dire que la négociation après elle s’est bien passée.
C’était une ambiance de ouf, le mec s’est fait gueuler dessus
par 60 grouillots. Donc le message qu’on envoie aussi
à ses n-1 c’est : soyez intelligents sur les consignes qu’il
vous transmet parce que la prochaine fois c’est vous qu’on vient
voir.
Concrètement,
qu’est-ce que tu fais pour obtenir ce genre
de mobilisation
?
Concrètement,
pour avoir
ce
niveau d’ambiance, ma semaine d’avant je vais te la raconter.
Elle commence le dimanche soir, j’étais de nuit – moi je
travaille aux 2x8. J’écris
un tract
sur mon temps de travail entre 4h30 et 5h du matin. Le lendemain
soir,
je
retourne au travail, je l’imprime sur mes temps de pause et je
l’affiche partout chez
toutes mes équipes dans
mon atelier (pour donner une idée, quand
je fais un tour de mon atelier, j’ai marché
une heure et demie
pour
aller voir tous les services).
Donc
sur mon temps de pause, je suis en train de courir dans tous les
sens, autant te dire qu’après, j’ai pas pris de pause de la
nuit, j’ai fait que bosser.
Le lendemain soir, à partir
du mardi soir,
donc
le mardi de
20h à minuit,
on a tourné dans mon atelier, on est allé voir tout le monde, ceux
qui travaillent en 2x8 et 3x8 de
nuit. On
s’est couchés à 1h du matin dans le local syndical. On s’est
réveillé à 4h parce que l’équipe qui travaille en 3.8 et
qui est du matin
elle arrive à 5h du matin. On finit la tournée
à 6h30, on prend le petit-déj. À 8h, il y a les
mecs en 2x8 qui travaillent de jour (qui font 8h-16h30) qui arrivent.
À 11h, on retourne à l’équipe de 3.8 parce que ceux qui font
12h-20h viennent d’arriver. À 14h, on se couche au local syndical,
à 17h, on se relève, rebelote, exactement le même truc pendant
72h.
Et là, on a 90 % de grévistes à l’exécution. Donc autant
te dire que ça, on ne le fait pas 10 fois par an, imagine
que
ça c’est juste pour une journée de
grève,
imagine quand on part en reconductible ce que ça nous coûte en
énergie. Donc dis-toi bien que quand on arrive en manif après une
semaine comme ça, à la fin de la journée, on est contents si ça
peut bien se passer et sans bagarre, parce qu’on ne tient plus
debout, c’est d’une
intensité physiquement, j’ai été militaire et j’ai fait des
stages fantassin
avec les commandos,
et ben c’était plus facile.
Sur
une grève locale, quand on part, on part avec l’idée qu’on ne
peut pas se foirer, si
tu la foires
ça veut dire
que tu n’es
pas suivi dans
ton établissement, que
tu ne représentes rien.
Quand tu pars sur ce genre de grève, tu es censé avoir bien évalué
le niveau d’ambiance,
être au courant de quelles forces tu as. Dans l’organisation d’une
grève, tu as deux temps :
-
le temps où tu visibilises la grève, et tu montres que
politiquement
c’est important, tu expliques pourquoi, c’est
la
partie politique. C’est
ce qu’on a fait en faisant la tournée de l’atelier. Mais c’est
pas forcément cette partie là qui a contribué le plus à
l’engouement qu’a connu cette journée de grève.
-
la
deuxième partie, c’est la partie
administrative, c’est
celle-là la plus importante.
Ce
qu’il faut savoir, c’est que quand tu fais une grève à la SNCF,
depuis que Sarkozy a passé une loi encadrant les grèves en 2009, il
faut que le syndicat dépose un préavis au minimum 15 jours avant la
date de la grève (contre
24h pour les autres branches).
En plus de ça, il faut que chaque gréviste, individuellement, se
déclare gréviste minimum 48h à l’avance.
Avant 2009, tu te mettais devant l’entreprise avec
un brasero,
des merguez et du café,
tu disais qu’il y avait grève aux
gens qui allaient bosser,
les mecs s’arrêtaient, tu avais 300 mecs comme ça qui
s’arrêtaient. Maintenant, c’est plus possible, il faut
s’organiser très à l’avance.
C’est
pour ça que maintenant il y a des préavis qui ont été posés par
certains syndicats jusqu’en 2027, même jusqu’en 2050. On prévoit
large parce qu’on sait que des fois, » il faut partir d’un
coup, donc on fait de gros préavis pour ne jamais être surpris.
Mais c’est un merdier, parce que si la direction veut faire chier,
elle prend les chiffres de participation sur le préavis, elle te
fait le calcul sur 4 ans du nombre de gréviste et elle dit qu’il y
avait zéro
grévistes.
Donc
chaque cheminot doit déclarer son intention de participer à la
grève 48h avant. Alors
maintenant,
il faut s’organiser très à l’avance. Donc moi,
après les 60
heures de travail de distribution des tracts, je
vais voir mes référents.
Dans
chaque équipe de
travail,
j’ai un
ensemble de
militants (des
adhérents), parmi
lesquels se trouve
un référent : son rôle, c’est de rassembler
les gars de son équipe et
parmi eux, de demander à
un militant qui
travaille de
jour
et à
un militant
qui
travaille de
nuit, pour
que ces derniers fassent remplir à leurs collègues
les déclarations individuelles d’intention de faire la grève
(d2i). Je
leur demande qu’ils aient 100 % de
grévistes
et qu’ils n’arrêtent pas de débiter le tract tant qu’ils
n’ont pas ce chiffre.
En
plus de faire inscrire comme gréviste les mecs
qui travaillent avec eux, je leur ai aussi demandé d’inscrire
les noms
des
personnes qui vont participer au piquet de grève et
leur numéro de téléphone.
Comme
ça, la
veille de
la grève, j’ai pris mon téléphone et j’ai
envoyé un SMS à tous les mecs inscrits au
piquet.
Moi j’étais là à 8h, je les ai appelés
un par un pour les réveiller, voire
pour leur organiser le covoiturage (ce qui implique aussi que je
sache qui habite où – c’est aussi ça le travail d’un
responsable syndical).
En
plus de faire ça, j’ai dû appeler les équipes d’autres sites
liés
au nôtre
(Bercy, Melun, Corbeil) pour être sûr qu’ils avaient
aussi
100 % de grévistes.
Donc
les gens qui disent : pourquoi vous partez pas en grève
générale ? Ce
que je viens
de te
décrire,
c’est pour une grève locale, qui touche directement les gars.
Alors si c’est pour une grève interpro où ils savent que c’est
juste un coup de semonce, pour éventuellement avoir des négociations
qui peut-être se passeront bien et peut-être que dans un an, on
en
verra les résultats… J’ai intérêt à les avoir bien chauffés
avant, y a intérêt à ce qu’ils aient vraiment confiance en moi.
Comment
la politique de la SNCF cherche à entamer la force des gréviste et
comment vous y répondez ?
On
est dans
une entreprise très particulière. Ils essayent de nous entraver,
mais ils n’ont pas le pouvoir
de nuisance de l’État, comme ce qu’a fait Sarkozy avec sa loi.
Après, ils
mettent en place des mesures quand même la SNCF : on
a une armée de réservistes, c’est le pool fac, qui permet par
exemple au RER D de circuler même quand tu as 100 % de
grévistes. Sinon, la SNCF n’a pas beaucoup plus de marge de
manœuvre que d’autres types d’entreprises, c’est-à-dire
qu’ils
font appel à des intérimaires pour nous remplacer en cas de grève.
Nous,
on est bien chez nous, on a des intérimaires qui s’en foutent et
ne veulent pas rester donc ils font grève avec nous. Mais ça, c’est
aussi parce qu’on a un rapport de force syndical de taré.
Globalement,
il y a une baisse ou une augmentation du taux de syndicalisation à
la SNCF ?
Dans
les années 2000, on était 50000 à la CGT cheminots, aujourd’hui,
on est 35000 mais on est deux fois moins de cheminots, donc c’est
difficile de calculer. Et puis parce qu’il y a aussi des filiales
entières qui sont passées au privé.
Avant
l'entretien,
tu m'expliquais
que
le RER D rapporte beaucoup d’argent à la SNCF, tu
peux revenir là-dessus ?
Oui,
parce que ce qui rapporte
le plus, ce ne
sont
pas les voyageurs et leurs titres de transport. Ce qu’il faut se
dire, c’est que quand des conducteurs font grève, ils font perdre
une journée de commerce. En
revanche, la
maintenance qui fait grève, elle fait perdre
des dizaines voire des centaines de milliers d’euros de contrats.
Ce
qui rapporte
le plus
de thunes à la SNCF, c’est que les régions payent pour
un certain nombre d’actes de
contrats de maintenance. La région paye pour que de la maintenance
soit faite sur une flotte de rames : elle
veut tant d’actes de maintenance par rame et
par an, telle opération tous les X km, tous les tant de jours.
Ces opérations sont facturées et rapportent énormément d’argent
à la
SNCF, qui est payée pour le faire :
une rame qui rentre dans l’atelier, ça coûte 3500 euros, pour
une opération qui a pu durer seulement 15 minutes.
La maintenance de niveau 2, c’est ce qui rapporte le plus d’argent.
Plus une opération est simple, rapide, plus elle rapporte. Donc, si
je fais grève une journée où
je suis le seul expert essieu,
moi tout seul, je peux planter 4 rames dans une journée … Ces
4 rames représentent
des facturations énormes : je leur rapporte environ 9 mois de
recette en équivalent de mon
salaire en une journée. Si je fais grève, je perds 50 euros, eux,
c’est des dizaines de milliers qu’ils
perdent.
Donc je fais beaucoup plus mal qu’un conducteur par exemple.
Ce
que ça fait, c’est que ça décale les actes de maintenance :
on doit reprogrammer leur rentrée pour l’opération qui
était prévue
initialement.
À force de reprogrammer, tu dois gérer les trucs en urgence, plus
tu repousses, moins tu
vas faire de vérifications préventives, donc plus tu as de chances
de faire des opérations correctives. Or, le correctif n’est pas
subventionné par les régions et donc ça coûte un pognon de dingue
à la SNCF. Donc si on fait grève ne
serait-ce qu’une
journée,
les répercutions d’une grève se comptent finalement
en semaines.
Ma
dernière question
va
peut-être te paraître un peu décalée, elle porte
sur les enjeux écologiques : est-ce que ça touche les ouvriers
du rail aujourd’hui, est-ce que ça impacte votre travail ? Et
est-ce que tu penses que ce changement de société pourrait
profiter au rail en France et est-ce que les ouvriers du rail ne vont
pas être des acteurs clé de la transition qui pourrait s’opérer ?
Pour
moi, il y a deux sujets : le premier, en quoi l’enjeu
écologique touche les cheminots. Ça les touche comme n’importe
qui qui vit dans des conditions
pourries, dans des villes polluées,
etc.
Ça, on ne peut pas l’ignorer, on a dû travailler à 45°
à l’ombre avec des machines à 80°C cet été. Mais j’ai envie
de te dire, ils sont touchés comme tout le monde, ni plus ni moins.
Peut-être
un peu plus du fait des spécificités d’un boulot qui
est
très physique, mais bon, voilà.
Il
y a des temps, notamment syndical, où on tente d’apporter du
contenu politique plus global. Ceci étant dit, si la
question est de se demander
si
les
cheminots sont capables de se lancer dans une bataille dans
le cadre de leur engagement professionnel sur des enjeux
écologiques,
je ne pense pas.
Le
second sujet, sur
la question d’aller dans le sens d’un engagement écologique :
la CGT avait sorti
un projet de loi sur
le fret ferroviaire
avec des propositions d’encadrement de la production
industrielle, pour réanimer des secteurs industriels
en France.
Ils
avaient fait 13
propositions
pour
le fret, mais
ça a fini dans la
poubelle. Cette proposition de loi a été proposée par la gauche,
mais rejetée immédiatement par l’assemblée. Surtout,
on n’a pas réussi à mobiliser les cheminots. Nos collègues
du fret, ils ont pris des baffes ces 15 dernières années et ils ne
sont presque plus combatifs. À côté de chez nous, les effectifs du
fret ont été divisés par 15.
Tu
ne penses pas qu’il pourrait y avoir une réflexion sur de
potentielles alliances
à avoir, avec la montée en puissance des mouvements écologistes.
N’y
aurait-il
pas là
un moyen de vous donner de l’élan ?
Le
problème dans cette relation, c’est qu’il y a un rejet chez nous
des écologiste, qui sont amalgamés aux politiques libérales en
défaveur de la classe ouvrière. Et par exemple, très peu d'entre
nous sont prêts à renoncer à la voiture, pour tout un tas de
raisons. Après, je pense qu’il y a un problème de densité du
transport public qui est défaillante et que pour le coup, nous les
cheminots, on a tout intérêt à demander la densification de
l'offre de transport public. C’est sûr qu’il y a un problème de
maillage territorial, avec des problèmes de transport public dans
plein de zones.
Moi
par
contre j’utilise
l’argument écologique devant ma direction. Je
leur dis : le vent tourne, les gars, la seule question, c’est
est-ce que vous aurez été capables
d’incarner le changement ou est-ce que vous dégagerez. Et là,
c’est moi qui viendrai défendre votre licenciement. Je leur dis
aussi cash que ça : moi,
je suis encore dans le rail dans 10 ans, vous, dans
10 ans, c’est pas sûr, vous serez peut-être au chômage du fait
des politiques que vous menez maintenant. Mais ça, ils s’en
foutent, parce qu’ils savent qu’ils ont gagné pour
le moment.
2

21/11/22
Entretien réalisé par Carmen Rafanell
Depuis la restructuration économique des années 1970 (désindustrialisation, mondialisation et tertiarisation) et la défaite du mouvement ouvrier, quelques « bastions » syndicaux survivent et continuent à peser dans un rapport de force plus général. Depuis trois décennies, à mesure que les mouvements sociaux s'enchaînent et sont le plus souvent défaits, que le taux de syndicalisation décroît dans le privé, la centralité de secteurs comme le rail, les énergies ou encore la fonction publique s'accroît. Pourtant, ces secteurs, et notamment le rail, subissent actuellement le contrecoup de la libéralisation de leur secteur (ouverture à la concurrence, privatisation, destruction du statut de cheminot et précarisation des emplois, dégradation générale des conditions de travail, etc.).
Pour être au clair sur les grands enjeux à la SNCF, l'actualité ou non du rapport de force et sa possible mobilisation, par exemple, pour répondre à l'assaut sur les retraites que le gouvernement prépare pour l'hiver, nous avons donc décidé d'enquêter sur ce sujet en interviewant longuement Pierre T. à propos de son travail et de son engagement syndical à la CGT. Cheminot, il vit et travaille en région parisienne.
Est-ce que tu peux me raconter un peu ton parcours ? D’où tu viens ? Qu’est-ce que tu as fait avant de devenir cheminot ?
D’où est-ce que je viens ? Je suis d’une famille très très à gauche, historiquement militante, engagée dans les partis et les syndicats. Ma base idéologique est construite depuis ma plus tendre enfance. Mais elle est aussi multiple, moi je suis militant communiste, mais ce n’est pas forcément la tendance majoritaire dans ma famille. Ce qui met tout le monde d’accord, c’est plutôt une sorte de gauche républicaine du combat social, pour faire large, très attachée au service public, au patriotisme aussi. C’est ce que certains appelleraient la vieille gauche qui tâche. Je suis d’une famille qui a plutôt un capital culturel, mais je suis plutôt le déclassé, je suis un peu la génération « brebis galeuse », mais plus par choix qu’autre chose. Je viens d’une famille où on a le choix de faire ce qu’on veut. Moi très vite, je travaille parce que j’en ai envie, j’ai fait des petits boulots très très jeune, même avant l’âge légal. Dès très jeune, j’avais déjà décidé que je voulais travailler plutôt dans un milieu industriel. J’étais déjà passionné par les trains quand j’étais petit. Donc j’ai plutôt eu le réflexe d’aller vers les métiers de l’industrie lourde. Je pense que si je te fais la liste des branches professionnelles dans lesquelles j’ai travaillé, j’ai fait du bâtiment, j’ai travaillé dans une marbrerie funéraire, j’ai travaillé dans la sécurité…
Par ailleurs, j’avais toujours une passion pour l’histoire, peut-être à cause de mon engagement politique. Donc j’ai fait des études d’histoire jusqu'à la licence et je me suis intéressé à l’étude de l’histoire est-européenne. Après, j’ai un rapport aux études bizarres, du fait de mon engagement au Parti Communiste, parce que je pense que j’étais plus assidu aux cours du soir du parti qu’à la fac. En vrai, j’ai toujours passé plus de temps au boulot que dans les études. De toute façon, je suis incapable de rester assis sur une chaise, j’ai du mal à me concentrer face à un écran et sur un texte. J’ai jamais rendu mes devoirs, je ne sais même pas comment j’ai fait pour avoir ma licence.
Ceci dit, je me suis retrouvé à 24 ans, je me suis dit qu’il fallait que je travaille, je me suis dit que c’était bon les études. Je me suis dit qu’il fallait que j’aie un diplôme technique, tout en étant payé. Et le seul endroit qui me donnait l’occasion de faire ça à mon âge, gratuitement, qui ne refuse pas de te prendre (parce qu’à cet âge, on ne veut plus de toi nulle part), et même rémunéré comme un travail à plein temps, c’était l’armée. Donc je me suis engagé dans la marine nationale, où j’ai passé un diplôme de mécanique navale polyvalente.
Par ailleurs, ce n’était pas pour moi incohérent avec mon engagement politique, et encore moins avec mon histoire familiale - il y avait des militaires dans ma famille, j’ai un arrière-grand-père qui était tirailleur algérien. Du coup, j’ai un peu ce côté enfant d’immigrés qui me fait me dire que la France a beaucoup fait pour nous, on a un peu ce devoir de s'impliquer dans la vie de la République.
En sortant de l’armée, avec un diplôme technique qui me permettait de travailler sur n’importe quoi qui porte le nom de machine, je suis retourné à ma plus vieille passion, enfin ce qui allie mes plus vieilles passions, c’est-à-dire le service public et le train. Et qui est à la fois plus que cohérent avec mon engagement politique – parce que les cheminots quoi ! J’ai surtout eu la chance de faire partie des derniers embauchés au statut de cheminot.
Tu es donc cheminot à la SNCF, tu peux préciser dans quelle brancheexactement et ce que tu y fais ?
La SNCF est divisée en trois grandes sociétés anonymes (SA) pour préparer la privatisation de 2020. Cette division en SA résulte d’un lent processus de rentabilisation entamé à partir de 2003 qui avait a été conduit fait par un ministre communiste au moment de la gauche plurielle.
Il y a ceux qui gèrent le réseau des rails, ceux qui gèrent la SA centrale, et ceux qui gèrent l’immobilier (les gares, les logements, les ateliers). Je travaille dans la SA Mobilités, et à l’intérieur de cette SA, il y en a d’autres, parmi lesquelles se trouve la SA matériel où je suis, c’est tout ce qui concerne la maintenance. Donc, dans le vieux jargon de la SNCF, on nous appelle les hommes de l’ombre. Il y a tout un jargon dans la SNCF pour parler des différents métiers : les barons du rails (ou les mécanos) ce sont les conducteurs, les vendeurs de rêves ce sont les commerciaux. Donc les hommes de l’ombre, c’est ceux qui font que le train peut rouler.
Nous, on fait de la petite maintenance quotidienne, courante. En fait, on a cinq niveaux de maintenance dans le ferroviaire français :
- La maintenance en ligne, faite en direct. Par exemple, le conducteur entend un bruit bizarre, il s’arrête, il vérifie s’il n’y a pas un truc qui fuit, et il repart. Ou bien moi, agent de matériel, je vois un fil électrique qui pendouille, je signale au conducteur pour qu’on vérifie qu’il n’y a pas un problème. D'ailleurs, bientôt la maintenance de niveau 1, c’est vous, les usagers, qui allez la faire. Parce qu'à la direction, ils ont trouvé un truc génial, qui existe déjà dans les métros, ce sont les QR codes qui sont mis à disposition des usagers pour signaler les problèmes. S’il vous plaît ne les utilisez jamais : d’abord, parce que c’est du travail gratuit fait par les usagers, et en plus parce que comme vous n’y connaissez rien, vous allez nous envoyer des informations de merde. Là, par exemple, il y a eu un essai récemment, et j’ai eu quatre rames qui sont rentrées pour rien. Sachant que faire rentrer une rame dans l’atelier, rien que ça, ça coûte 3500 euros, et une journée entière ça peut monter jusqu’à 20000 euros. Donc, la semaine dernière, j’ai passé des journées entières à vérifier des choses qui n’existaient pas.
- Les maintenances régulières, ou la maintenance préventive. Théoriquement, c’est fait pour tenir dans une journée. Là, la rame rentre dans l’atelier à 8h, elle repart à 16h. C’est de l’examen de base.
- Le niveau supérieur, c'est pareil que le deuxième sauf que c’est plus long, les rames peuvent rester jusqu’à une semaine dans l’atelier. Le but de la maintenance, c’est de voir jusqu’à où peuvent tenir les pièces de la machine pour les remplacer avant que ça pète (mais pas trop avant, parce que sinon tu dépenses du pognon et qu’écologiquement c’est pas intéressant).
- Les quatrième et cinquième, c’est quand il y a de la casse.
Toi, tu travailles donc sur les RER ?
Moi, je travaille sur le RER D et la ligne R du transilien, qui fait sud-est et va vers Montreau.
Et donc c'est des lignes qui dépendent de la SNCF et pas de la RATP ?
Oui, c’est vrai que pas tous les RER n’appartiennent à la SNCF, certains sont partagés RATP/SNCF ou sont carrément RATP.
Est-ce que tu peux m’expliquer quelles tâches tu fais ?
Ce que je trouverais intéressant de te dire, c’est que les métiers de la maintenance, il y a des années, ils étaient là pour dépanner des pannes. Aujourd’hui, la maintenance fait tout pour éviter les pannes. Donc on a des pièces dont on connaît les rythmes d’usure. Donc, nous on travaille sur des pannes maintenance, on essaye de prévenir l’arrivée des pannes. Moi, je suis un mécanicien organe de roulement, on dit « méca OR ». Ça veut dire que je suis un expert essieu, je vais travailler sur tout ce qui concerne les pièces de freins, les roues, l’axe de l’essieu. Je vais aller prendre des mesures sur la roue, voir son évolution, voir les dispositifs qui sont en bout d’essieu, donc les capteurs de vitesse.
Sur l’évolution que notre métier a connue, c’est principalement en lien avec la modernisation. Mais on va aussi vers une perte de connaissance et une perte d’expertise des cheminots. On ne va pas du tout vers un truc où les cheminots vont être de plus en plus compétents et multi-tâches, mais vers un truc où on va être de plus en plus des visse-boulons, des sortes de machines-humaines, donc on va être remplaçable. Par exemple, ma formation, OR, c’est une formation qui dure 1 an et demi/deux ans, sur le terrain. C’est une formation très rare, il n’y a que la SNCF qui forme des OR. La pratique et la connaissance sur un matériel, donc sur un type de machine, en l’occurrence une rame de RER D, ça prend un an, pour connaître le fonctionnement, l’usure, remarquer entre deux relevés un truc qui te paraît bizarre.
Mais en gros, moi, mon métier va disparaître, parce qu’ils ont inventé une machine qui permettra de me remplacer. On appelle ça un banc de mesure et c’est un boîtier qui est sur le bord du rail à l’entrée du technicentre, et quand le train roule, sur le côté, le boîtier va prendre toutes les mesures de toutes les roues, et il détecte les défauts sur la roue, ce qui relevait avant de mon boulot. Donc ce que je fais en 17h de travail, la machine le fait en 25 secondes, alors mon métier dans sa forme actuelle, il va disparaître et je ne prendrai plus de mesures sur les essieux.
Par contre, ce qu’on me demandera, quand il y a un défaut qui sera détecté par la machine et qu’elle n’arrivera pas à l’identifier, c’est de venir voir, de nommer le défaut et de comprendre les risques liés à ce défaut. Sauf que moi, pourquoi je suis bon dans mon métier ? Pourquoi quand je vois un défaut sur une rame, sur un essieu, je peux dire : ça, ça dégage, ça ça peut repartir ? Parce que j’en vois 200 par jour, des défauts, je connais leur usure, leur développement, je connais les dangers potentiels. Je sais ce qui pourra créer des gros dommages sur la boîte d’essieu, sur le frein. Ce qui se passe avec la nouvelle machine, le banc, qui fait le travail à ma place, c’est que je vais devoir analyser des défauts que je n’ai jamais vu.
Les rames du RER D par exemple, on a 40 ans de retour d’expérience dessus. Ça met du temps de comprendre les défauts d’usure d’un modèle de rame. Là, par exemple, je vais avoir de nouvelles rames qui vont arriver en 2023, elles vont passer sur le banc. Et quand le banc va me dire : là, il y a tel défaut, je vais dire : ok, il a raison, mais comme je n’aurai aucun retour d’expérience dessus, comme je n’aurai jamais fait d’examen visuel dessus, je ne pourrai jamais apprendre les conséquences sur ce matériel, sur cette nouvelle rame. Enfin je veux dire qu’on n’apprendra, et on ne comprendra, que quand il y aura des incidents dessus, c’est seulement avec les incidents mécaniques qu’on pourra avoir le retour d’expérience. Sauf que c’est la machine qui va le faire, donc je pourrai jamais avoir le retour d’expérience que j’ai quand je travaille plusieurs années sur un même type de rame.
Et les incidents mécaniques ça créée plein de désagréments, il faut des dépannages d’urgence, des grosses réparations, et puis surtout, c’est des rames qui sont bloquées au milieu des voies qui bloquent la circulation, c’est des trucs, tu les payes cher.
Est-ce que tu peux me raconter comment se passe le quotidien dans l’entrepôt ? Comment se passent les relations avec tes collègues, quel rapport vous avez par rapport à ta direction ?
Il y a une légendaire fraternité entre cheminots bien réelle. Il y a un corporatisme au bon sens du terme, une solidarité et un esprit de sacrifice énorme. Ceci dit, il y a des choses qui minent aujourd'hui cet esprit de solidarité : le fait qu’on a trois types de contrats différents : certains sont à l’ancien statut cheminot, certains sont à l’ancien statut contractuel, et tu as des nouveaux en CDI. C’est aussi ce qui fait que nous en tant que syndicalistes ça devient difficile parce qu’on est obligé d’organiser des batailles qui vont parler aux trois statuts, qui fédèrent les trois statuts, et qui soient de vraies avancées pour les trois statuts. Nous dans mon technicentre, on a une moyenne d’âge très jeune, en dessous de 30 ans, ce qui fait que la question se pose moins. On est à peu près tous dans le même panier parce qu’on a quasiment tous le même statut de merde. On a les mêmes salaires à peu près, on a les mêmes conditions de merde, on n’a pas l’historique entre nous d’untel a fait grève, l’autre qui a brisé la grève, y a pas ce truc-là. On est tous unis dans la bagarre, quoi. Mais ce n'est pas vrai pour tous les services.
Cette solidarité, elle existe, après il y a des choses des fois qui posent problème. Notamment, au boulot quand tu as des coactivités. Par exemple, une rame qui arrive de nuit, moi l’organe de roulement, je suis le premier à travailler dessus, parce que je bosse avec la tension [électrique], je suis l’un des seuls à bosser alors que le pantographe [fils situés au-dessus de la rame permettant la circulation de l’électricité] est levé et qu’il y a de l’électricité dans la caisse [si on touche la rame, on s’électrocute]. Et moi l’une de mes responsabilités, c’est de vérifier qu'il n'y a personne d’autre sur la rame quand je travaille [pour ne pas risquer l’électrocution d’un collègue]. Quand la rame arrive à l’heure ça va, parce qu’on a nos créneaux chacun, l’ordonnancement se fait bien. Mais quand tu as un retard parce que la rame arrive à 1h du matin [dans l’atelier] et que les mecs vont quand même finir [le travail] à 5h, ils courent dans tous les sens et là, l’ordonnancement tout le monde s’en fout, sauf que moi, je suis responsable de la sécurité, et par ailleurs, j’ai pas envie que mes collègues grillent sur place en prenant un coup de jus. Là, tu peux avoir des tensions assez fortes.
Après, les tensions existent parce qu'elles sont exacerbées par des conditions de travail qui sont difficiles, notamment parce qu’on travaille de nuit. Après, on a des mécanismes qui font qu’on arrive à gérer ces tensions. Parfois, certains en viennent aux mains, ils se foutent deux tartes ou se hurlent dessus et après ça les calme. Et puis l’autre truc, c’est aussi que souvent en fin de nuit, on fait des bouffes tous ensemble, au grand dam de notre hiérarchie, d’ailleurs, parce que c’est du temps de production perdu. Il y a quatre collègues qui vont faire à manger pendant que les autres charbonnent pour rattraper leur boulot, et à la fin, il y a à bouffer pour tout le monde. On s’est fait de très bons repas de Noël notamment, ou même pendant le Covid, on avait plus de temps. Et puis on se refile des bons plans, aussi. Beaucoup habitent au même endroit, et donc se donnent des infos sur tel ou tel truc, mine de rien ça joue beaucoup pour la solidarité. Comme on a un secteur très syndiqué, on a aussi beaucoup de temps collectif. Donc nos fameuses merguez, sur les piquets, ces trucs-là, c’est aussi ce qui permet de créer un esprit de corps très très fort.
Et par rapport à notre rapport à la direction : le premier pas pour créer une conscience de classe, c’est détester le chef. En vrai, moi ce n’est pas mon cas, mon chef est vraiment super, il nous arrange. La hiérarchie, ça se passe comme ça : les exécutifs (les grouillots, ça c’est moi), les maîtrises (c’est le chef d’équipe, le référent technique, eux ils sont respectés en général parce que ce sont souvent d’anciens cheminots), et les cadres (on les déteste universellement et eux aussi nous détestent en retour, c'est une sorte de haine de classe partagée).
Le fait d’avoir une tradition syndicale forte, la plupart du temps les gars ne s’en prennent pas à leur agent de maîtrise, mais s’en prennent à l’organisation plus largement, qui fait qu’ils sont en sous-effectif et que ça fonctionne mal du coup. Sauf que ça si tu leur répètes pas tous les jours, ils finissent par s’engueuler avec leur agent de maîtrise, ça finit à couteaux tirés, et littéralement, il y a déjà eu un gars dans le technicentre qui a mis un couteau sous la gorge de son agent de maîtrise. Oui, ça peut aller jusqu'à ce genre d’ambiances.
Notre nouveau directeur, c’est une brute épaisse. Certains cadres, tu peux les respecter, parce qu’ils font bien leur travail avec le peu de marge de manœuvre qu’ils ont. Mais d’autres, ils se permettent des trucs... Le directeur production, le n°3 du centre, on l'appelle tous « la reine des putes », ou fantomas parce qu’on ne le voit jamais. Il est détesté, notamment parce qu’il bossait dans le cabinet du DRH d’Airfrance en 2019, au moment où il y a eu 3500 personnes qui ont été licenciées.
Notre directeur d’unité opérationnelle (DUO), notre directeur d’activité, il est haï. Dans l’établissement, il y a plusieurs unités opérationnelles, qui sont l’équivalent d’activités : une unité opérationnelle (UO) manœuvre, une UO réparation accidentelle, une UO voiture (ceux qui font les voitures des intercités), et une UO transilien (là où je suis moi). Donc tu as plusieurs activités chez nous, et notre technicentre il est coupé en deux : tu as la partie « Prairie » et la partie « Dépôt ». Moi, ma section, c’est la partie dépôt. T’as les locomotives et le transilien dessus, de l’autre côté t’as les voitures d’intercités et une partie du transilien aussi. C’est assez dur à comprendre, mais ça se justifie géographiquement : un site ferroviaire, c’est toujours tout en long, avec des faisceaux de voies, 15, 20, 30 voies côte à côté avec un système de triage.
Tu travailles en extérieur ?
Ça m’arrive d’aller faire des contrôles dehors. Mais quand c’est de nuit en février en général ,je les envoie chier.
Depuis combien de temps es-tu syndiqué ?
Je suis syndiqué depuis mes 16 ans. Maintenant, je suis secrétaire de section et ça va bientôt faire trois ans. La CGT s’organise en deux structures : d’une part, la partie interprofessionnelle, avec les unions départementales et locales. C’est la branche qui va faire que les fédé professionnelles communiquent entre elles. D’autre part, tu as les fédérations professionnelles (des regroupements de métiers).
La fédé des cheminots est organisée en secteurs, donc en axes qui vont dépendre de la manière dont sont foutus les rails : le mien par exemple c’est Paris sud-est. Dans ces secteurs, il y a des syndicats, le mien, c’est celui de Villeneuve Saint Georges. Ces syndicats sont divisés en sections, qui correspondent soit à ton lieu de travail, soit à ton activité. La section technique, ça va être ton corps de métier, par exemple les conducteurs de fret à Villeneuve ont une section technique, qui ne les concerne qu’eux. Ou les gens qui travaillent sur les voies, ce qu’on appelle les infrapôles, ont une section infrapôle.
La seconde section, c’est la section de site. Moi, je suis dans une section de site, le dépôt, le dépôt du technicentre de Villeneuve. Le technicentre est séparé en deux sections : « prairie » et « dépôt ». On a fait deux sections de sites pour des raisons d’organisation géographique, parce que ça se justifiait géographiquement. Ça a l’air assez compliqué comme ça, mais si tu fais un tour des installations SNCF de Villeneuve, tu comprends que ce serait impossible d’organiser une section avec des mecs qui se croisent jamais. « prairie » et « dépôts » sont deux bouts du technicentre de Villeneuve, qui fait 8 km de long. La division en deux sections s’est justifiée par le fait que dans la partie dépôt, tu as trois activités qui se situent dans des bâtiments assez proches les uns des autres.
Moi, en tant que secrétaire de section, je coordonne environ 60 adhérents, sur 280 personnes salariées (les cadres et les maîtrises ne sont pas compris dans ce chiffre, ils sont syndiqués ailleurs, on ne syndique pas les encadrés et les encadrants ensemble). 60 sur 280, c’est un très bon ratio.
Peux-tu nous parler un petit plus des grandes orientations de la CGT ces dernières années ?
Je vais préciser quelque chose : aucune section, aucun syndicat, instance de la CGT cheminot n’est autonome de la fédération d’un point de vue politique. La CGT cheminot est la dernière organisation en France à fonctionner selon le principe du centralisme démocratique dans ses statuts, et c’est très important, parce que c’est la doctrine d’organisation ouvrière écrite par Lénine. Ça fonctionne selon un principe simple : liberté totale dans la discussion (pendant les réunions, en interne), unité totale dans l’action (une fois qu’on a pris une décision, celui qui pète de travers dégage : t’es pas content, tu la fermes, tu as été mis en minorité, c’est pas grave, ça arrive). Ce système a été abandonné à la CGT, mais est resté en vigueur chez les cheminots.
Alors quel système prévaut maintenant à la CGT ?
Après 1968, il y a une forte pénétration du modèle autogestionnaire dans les syndicats. La CFDT prenait de l’ampleur à ce moment-là. Personnellement, je suis très opposé à cette doctrine, c’est du sabordage, elle ne marche que si la direction est très autonome sur ses positions et donc très autoritaire dans l’application de ses décisions, comme à la CFDT, où la confédération décide, point. Alors qu’à la CGT, pour la grève du 18 octobre dernier, par exemple, et pour savoir si on repartait en reconductible à ce moment-là, la fédération des cheminots a pris le temps d’appeler tous les secrétaires de section, y compris moi, c’est-à-dire plusieurs centaines de personnes, pour savoir ce que les bases pensaient de ce truc là. Du coup, moi j’ai appelé mes gars, à partir de 18h, j’ai passé la moitié de la nuit au téléphone avec mes gars pour prendre le pouls pour savoir si mes gars étaient prêts à suivre la reconductible. Et moi, j’ai dû dire que c’était mort, que mes gars, ils n’étaient pas prêts à suivre. Du coup, la décision de la fédération vient de cette consultation.
Plus largement, est-ce qu’il y a eu des changements majeurs à la CGT dans la manière dont est conduit le syndicat ?
Pour la manière dont il est dirigé, je t’avoue que je m’intéresse assez peu aux débats de congrès en général. J’avoue que c’est souvent du combat de virgules, même si c’est vrai que ça change beaucoup de choses. La vérité, c’est que c’est qui dirige, qui est responsable, qui compte. Ça compte au moins autant que d’avoir tel mot dans tel texte. Et comme je suis pas ambitieux, j’ai pas envie de monter dans le syndicat, je ne m’intéresse assez peu à ces questions, parce que j’ai pas envie d’être à la position d’être celui qui dirige. Après, je ne dénigre pas ceux qui veulent le faire parce que je sais que c’est un gros boulot, c’est physiquement épuisant, j’ai du mal à critiquer ceux qui font ça.
Sur la stratégie syndicale, ce qui s’est passé cet automne, je suis un peu clivé sur mon analyse. À la fois, je trouve ça très encourageant de voir qu'on est capable de faire des grèves offensives, pour imposer des sujets dans le débat public et pas contre une réforme ou un projet de loi seulement. Cela dit, même si les dates (le 27 septembre et le 18 octobre) ont été des relatives réussites, ce sont des échecs du point de vue de la manifestation parce qu’on en a perdu le contrôle. C’est plus nous qui décidons du rythme, du parcours, etc.
Qui décide alors ?
Souvent, c’est une sorte de mélange entre forces de l’ordre, forces autonomes et les négociations avec d’autres centrales syndicales. Là, on a eu des dates où on n’a ni eu les autres centrales ni les autonomes devant. Les manifs étaient très peu fournies même s’il y avait de gros taux de grévistes. Donc ce décalage entre un rapport de force de plus en plus favorable sur le lieu de travail (avec des grèves qui fonctionnent) et des manifs qui ne sont plus suivies, ça fait qu’on a l’impression d’être en perte de vitesse et qu’il faut repenser la manière dont on manifeste. Il y a un décalage entre les grèves, les succès syndicaux et les manifs. Il faut réussir à dire aux gens qu’on arrive à obtenir des victoires. C’est pas parce qu’on a moins de monde en manif qu’on réussit pas à obtenir des choses.
C’est quoi le rapport entre les différentes strates ?
On va pas se mentir, ça dépend des territoires. À Villeneuve, la plus grosse fédération, c’est les cheminots, nous on est 2500, après tu as l’hôpital, ils sont peut-être 150… Tu enlèves les cheminots y a plus personne. Donc en vrai, le rapport entre l’union locale, ben à Villeneuve l’union locale c’est nous. Les autres fédérations, chez nous c’est les profs et l'hôpital, c’est pas difficile de se mettre d’accord avec eux quand les cheminots se mettent en route. Sur d’autres territoires, par exemple dans le 18e arrondissement à Paris où j'habite, on va avoir plein de fédérations, et donc dans la même union locale, tu auras des salariés du public et du privé, avec des cheminots, la poste, la RATP…
Est-ce que tu pourrais me parler des rapports entre la base et la direction du syndicat ?
« La » direction à la CGT ça n’existe pas, il y a plutôt des échelles de direction. Moi, j’ai la responsabilité de faire tourner le syndicat en tant que secrétaire, il faut mener des activités, faire des tournées régulières, intervenir sur tel ou tel truc.
Moi si le syndicat ne tourne pas, j’ai 60 mecs qui veulent ma peau. Moi, ça m’est déjà arrivé d’être dans le mou pendant une semaine parce que j’étais pas très en forme, et que je n’arrivais pas à gérer. Des militants de base m’ont convoqué à une réunion, et m’ont mis au pied du mur parce que je n’avais pas géré ce qu’il fallait, je me suis fait engueuler. Alors qu’il y a des risques forts sur le lieu de travail, si je ne fais pas mon boulot je me fais exploser par les mecs. Ça m’est arrivé de me prendre un poing dans la gueule parce que je n’ai pas fait le travail syndical comme il fallait.
Quand tu vas jusqu’en haut de la fédé, les mecs qui sont en haut, ils ont été à ma place avant d’arriver là : ils ont été responsables locaux, ils ont été militants et avant tout ça, ils ont surtout été cheminots. Donc en général, quand ils arrivent en haut de l’échelle, ils sont très conscients des réalités du terrain, ils sont très exigeants vis-à-vis de ça.
Moi, si aujourd’hui j’appelle Laurent Brun (le secrétaire fédéral des cheminots) et que je lui mets la misère pour une raison ou une autre, lui il va en prendre note, il va réunir sa commission exécutive (les autres responsables au niveau fédéral), et il va dire que des cheminots lui ont fait tel retour négatif sur telle chose, pour finalement demander si les autres ont les mêmes échos de leur base ou si c’est un truc propre à Villeneuve.
Quelles sont les grandes revendications à la SNCF en ce moment ?
Je vais te donner une citation de l’Union fédérale des retraités de la CGT cheminots, section de Villeneuve : « C’est simple, à la CGT, on est pas des culs bénis, on a quand même une sainte Trinité, emploi, salaires, et conditions de travail ». Quand tu as dit ça, tu as à peu près tout dit.
À la SNCF, vu qu’on applique le centralisme démocratique, on transmet les revendications confédérales : SMIC à 2000 euros brut, limitation du temps de travail à 32 heures/semaine et retraite à 60 ans avec 37,5 annuités. Ça, c’est la base, c’est arracher au capital le plus possible sur la valeur économique du travail, sur le temps de vie.
Ceci étant dit, il y a d’autres orientations confédérales qu’on défend : la place du syndicat, et donc des outils de la classe ouvrière dans l’entreprise, le but étant de donner un maximum de pouvoir aux élus du personnel. Donc à minima revenir à avant 2017, abroger la fusion des instances représentatives du personnel. Avant, on avait des élus qui avaient des missions particulières : il y avait d’une part la mission actions sociales (ça, c’est les fameuses colos d’EDF, l’accès à la culture - la CGT cheminot a des théâtres, mais aussi des stades, etc.). D’autre part, il y avait la mission CHSCT (qui porte sur l’hygiène, les conditions de travail, la santé et la sécurité). Et après on a des représentants du personnel, qui siègent dans plusieurs commissions (une commission logement, qui attribue les logements sociaux ; une commission qui décide de la notation des agents, pour leur avancement professionnel...).
Depuis les ordonnances Macron de l’été 2017, le premier truc qu’il a fait, c’est s’attaquer au pouvoir des syndicats dans l’entreprise parce qu’il savait ce qui allait arriver après. Il a fusionné les IRP, on doit donc faire le même travail qu’avant avec trois fois moins d’élus, donc trois fois moins de temps syndical. Parce que dans les entreprises, on négocie le temps qui est réservé aux élus du temps pour faire leur mandat : nous à la SNCF, comme on a un très gros rapport de force syndical, on a beaucoup plus de temps syndical par élu que la plupart des fédérations.
Là, j’ai parlé des orientations confédérales. Concernant les orientations fédérales, la toute première, c’est le retour du statut de cheminot et son extension à tous les employés travaillant sur le ferroviaire (compris les agents d’entretien). Donc, c’est bien sûr l’augmentation générale des salaires. Il faut revoir la grille salariale, parce que chez nous, le salaire de base est en dessous du SMIC (donc il n’est pas appliqué, vu que les deux premiers échelons de la grille sont en dessous du SMIC aujourd’hui quand on est embauché, on est toujours embauché au troisième échelon, immédiatement). On veut aussi la dénonciation (l’annulation) d’un accord qu’avaient signé Sud rail et la CFDT : c’est l’accord classification et rémunération, qui change nos grilles de rémunération et qui fait qu’on n’a plus un salaire à qualification, mais qu’on a un salaire qui dépend de notre poste. Avant, le cheminot, son salaire lui était attaché et il pouvait changer de poste, partir à l’autre bout de la France son niveau de qualification fixait son niveau de salaire. Maintenant, tu as des classes : tel poste équivaut à telle classe. Donc si tu changes de poste, tu changes de salaire et si le poste que tu prends est moins qualifié, tu es moins payé. Et comme je te l’ai dit plus tôt, comme nos métiers sont de moins en moins qualifiés, ça veut dire que cet accord bloque la progression de notre rémunération, ça bloque les déroulés de carrière pour les 15 prochaines années. C’est la grosse bataille en ce moment, parce que comme la SNCF est passés sous statut privé, on doit écrire les conventions collectives du ferroviaire, avant il n’y avait pas de convention collective de branche, puisqu’il n’y avait pas de branche : il n’y avait qu’une entreprise. Tu avais les textes RH internes à l’entreprise qui servaient d’accord de branche. Sauf que maintenant qu’il y a des compagnies privées et des filiales dans la SNCF, maintenant qu’on a détricoté le monopole du rail, il faut des accords de branche qui s’appliquent à toutes les entreprises. C’est donc l’occasion pour le patronat de revoir au rabais tous les droits des cheminots au niveau de la branche. Et il y a des syndicats (Sud et la CFDT) qui acceptent de signer ça.
L’un des gros enjeux des élections pro, pour dénoncer un accord, il faut être 50 % des représentants des salariés à voter contre. La CGT, aux dernières élections, fait 49,7 %, donc si Sud n’avait pas signé, cet accord ne passait pas. C’est le gros enjeu en ce moment, faire annuler cet accord, donc essayer de convaincre Sud rail de voter contre. Soit la CGT fait 50 % aux prochaines élections et on fait annuler, soit on fait moins parce qu’on a pas réussi à convaincre Sud et l’accord se maintient.
Aujourd'hui, comment s’organise une grève à la SNCF ?
D'abord, il faut préciser qu'il y a plusieurs types de grèves :
- la grève interprofessionnelle (décidée entre les fédérations) : comme le travail médiatique est fait, c’est plutôt facile, la base est au courant.
- la grève sectorielle : là, c’est une stratégie au niveau de la fédé des cheminots, elle passe les coups de fils pour voir si on est prêt à partir. Exemple : les contrôleurs ont été appelés à faire grève et à venir à Paris devant les bureaux de la SNCF. Là, on publie juste un tract pour prévenir nos camarades.
- la grève locale : c’est celle qui marche le mieux, c’est quand ça va pas dans ton établissement. C’est sur des sujets beaucoup plus brûlants.
Par exemple, nous en ce moment, on a une politique managériale très violente, la moindre erreur est sanctionnée. On a l’impression qu’ils essayent de pousser à bout les cheminots pour faire un plan social. On avait aussi la gestion de l’unité opérationnelle transilien, où on a de plus en plus de flicage, surtout de nuit. Nous au transilien, on a régulièrement des cadres qui viennent la nuit vérifier à quelle heure on part, alors que d’habitude, quand on a fini le boulot on part, parce que quand il n’y a rien à faire, vraiment, ça ne sert à rien qu’on reste : tu restes à te taper le cul sur ta chaise jusqu’à 5h du mat’, pour rien, ça n’a pas de plus-value. Là, ils nous ont filé une tablette pour le travail, je peux te dire que le truc qui fonctionne le plus dessus c’est Disney+ ou Netflix, ça m’est déjà arrivé de regarder une série entière en une nuit tellement il n’y a rien à faire, ça arrive – après il y a des nuits où tu charbonnes de 21h à 4h du mat sans t’arrêter. Bref, normalement, tant que le boulot sort, ils n’ont rien à nous dire. Sauf que là, le boulot sort, mais ils viennent quand même nous faire chier, parce qu’en fait ils voudraient nous rajouter du boulot. Donc ils nous foutent la pression, ils attaquent de plus en plus les collègues, parce qu’on a des pénuries d’outillage et de pièces. C’est-à-dire que nous on réforme des rames parce que les pièces sont plus en état de rouler, mais comme on n’a pas les pièces ben du coup, la rame est censée rester à l’atelier. Sauf que 2h plus tard, tu revois la rame en ligne, c’est à dire que tu attends ton train pour rentrer chez toi après avoir fini de bosser, et là tu vois la rame qui arrive et que tu as mis en réforme deux heures avant. Ben là tu dis : déjà, moi je rentre pas dedans, c’est mort. C’est ce niveau là. Donc nous on alerte parce qu’on n’a pas envie de se retrouver avec un nouveau Brétigny. C’est ces niveaux d’inquiétude là.
Et puis par ailleurs, à la SNCF, tu ne peux pas avoir d’augmentation locale, mais il y a une prime de travail qu’on peut avoir et qui est cotisée. C’est une prime de salaire brut que les directeurs d’établissement peuvent augmenter temporairement. Donc nous, on a réclamé qu’au moins jusqu’aux négociations annuelles obligatoires, vu qu’il y a en ce moment une inflation de taré, on puisse avoir cette prime. On l’a obtenue sur deux mois, alors qu’on l’avait demandée sur six. Mais si tu veux, comme on avait un niveau de tension énorme dans l’atelier, c’était facile d’établir un rapport de force où les gars avaient envie d’en découdre. Donc on a organisé un piquet de grève le 18 octobre. On était 60 dessus, ce qui était historique. Ça fait très longtemps que ce n’était pas arrivé : quand tout le monde habite au fin fond du 91, les gens se déplacent rarement. Donc on a organisé une action : on s’est donné rendez-vous à 10h, l’idée c’était qu’à 11h quand tout le monde est arrivé, on attrape le directeur d’établissement et je l'engueule devant tout le monde, et après on bouffe des merguez. Ça a très bien marché, et le moment où on a mis une branlée au directeur, on était 60, donc le mec s’est fait gueuler dessus par 60 mecs, autant te dire que la négociation après elle s’est bien passée. C’était une ambiance de ouf, le mec s’est fait gueuler dessus par 60 grouillots. Donc le message qu’on envoie aussi à ses n-1 c’est : soyez intelligents sur les consignes qu’il vous transmet parce que la prochaine fois c’est vous qu’on vient voir.
Concrètement, qu’est-ce que tu fais pour obtenir ce genre de mobilisation ?
Concrètement, pour avoir ce niveau d’ambiance, ma semaine d’avant je vais te la raconter. Elle commence le dimanche soir, j’étais de nuit – moi je travaille aux 2x8. J’écris un tract sur mon temps de travail entre 4h30 et 5h du matin. Le lendemain soir, je retourne au travail, je l’imprime sur mes temps de pause et je l’affiche partout chez toutes mes équipes dans mon atelier (pour donner une idée, quand je fais un tour de mon atelier, j’ai marché une heure et demie pour aller voir tous les services). Donc sur mon temps de pause, je suis en train de courir dans tous les sens, autant te dire qu’après, j’ai pas pris de pause de la nuit, j’ai fait que bosser. Le lendemain soir, à partir du mardi soir, donc le mardi de 20h à minuit, on a tourné dans mon atelier, on est allé voir tout le monde, ceux qui travaillent en 2x8 et 3x8 de nuit. On s’est couchés à 1h du matin dans le local syndical. On s’est réveillé à 4h parce que l’équipe qui travaille en 3.8 et qui est du matin elle arrive à 5h du matin. On finit la tournée à 6h30, on prend le petit-déj. À 8h, il y a les mecs en 2x8 qui travaillent de jour (qui font 8h-16h30) qui arrivent. À 11h, on retourne à l’équipe de 3.8 parce que ceux qui font 12h-20h viennent d’arriver. À 14h, on se couche au local syndical, à 17h, on se relève, rebelote, exactement le même truc pendant 72h. Et là, on a 90 % de grévistes à l’exécution. Donc autant te dire que ça, on ne le fait pas 10 fois par an, imagine que ça c’est juste pour une journée de grève, imagine quand on part en reconductible ce que ça nous coûte en énergie. Donc dis-toi bien que quand on arrive en manif après une semaine comme ça, à la fin de la journée, on est contents si ça peut bien se passer et sans bagarre, parce qu’on ne tient plus debout, c’est d’une intensité physiquement, j’ai été militaire et j’ai fait des stages fantassin avec les commandos, et ben c’était plus facile.
Sur une grève locale, quand on part, on part avec l’idée qu’on ne peut pas se foirer, si tu la foires ça veut dire que tu n’es pas suivi dans ton établissement, que tu ne représentes rien. Quand tu pars sur ce genre de grève, tu es censé avoir bien évalué le niveau d’ambiance, être au courant de quelles forces tu as. Dans l’organisation d’une grève, tu as deux temps :
- le temps où tu visibilises la grève, et tu montres que politiquement c’est important, tu expliques pourquoi, c’est la partie politique. C’est ce qu’on a fait en faisant la tournée de l’atelier. Mais c’est pas forcément cette partie là qui a contribué le plus à l’engouement qu’a connu cette journée de grève.
- la deuxième partie, c’est la partie administrative, c’est celle-là la plus importante.
Ce qu’il faut savoir, c’est que quand tu fais une grève à la SNCF, depuis que Sarkozy a passé une loi encadrant les grèves en 2009, il faut que le syndicat dépose un préavis au minimum 15 jours avant la date de la grève (contre 24h pour les autres branches). En plus de ça, il faut que chaque gréviste, individuellement, se déclare gréviste minimum 48h à l’avance. Avant 2009, tu te mettais devant l’entreprise avec un brasero, des merguez et du café, tu disais qu’il y avait grève aux gens qui allaient bosser, les mecs s’arrêtaient, tu avais 300 mecs comme ça qui s’arrêtaient. Maintenant, c’est plus possible, il faut s’organiser très à l’avance.
C’est pour ça que maintenant il y a des préavis qui ont été posés par certains syndicats jusqu’en 2027, même jusqu’en 2050. On prévoit large parce qu’on sait que des fois, » il faut partir d’un coup, donc on fait de gros préavis pour ne jamais être surpris. Mais c’est un merdier, parce que si la direction veut faire chier, elle prend les chiffres de participation sur le préavis, elle te fait le calcul sur 4 ans du nombre de gréviste et elle dit qu’il y avait zéro grévistes.
Donc chaque cheminot doit déclarer son intention de participer à la grève 48h avant. Alors maintenant, il faut s’organiser très à l’avance. Donc moi, après les 60 heures de travail de distribution des tracts, je vais voir mes référents. Dans chaque équipe de travail, j’ai un ensemble de militants (des adhérents), parmi lesquels se trouve un référent : son rôle, c’est de rassembler les gars de son équipe et parmi eux, de demander à un militant qui travaille de jour et à un militant qui travaille de nuit, pour que ces derniers fassent remplir à leurs collègues les déclarations individuelles d’intention de faire la grève (d2i). Je leur demande qu’ils aient 100 % de grévistes et qu’ils n’arrêtent pas de débiter le tract tant qu’ils n’ont pas ce chiffre. En plus de faire inscrire comme gréviste les mecs qui travaillent avec eux, je leur ai aussi demandé d’inscrire les noms des personnes qui vont participer au piquet de grève et leur numéro de téléphone. Comme ça, la veille de la grève, j’ai pris mon téléphone et j’ai envoyé un SMS à tous les mecs inscrits au piquet. Moi j’étais là à 8h, je les ai appelés un par un pour les réveiller, voire pour leur organiser le covoiturage (ce qui implique aussi que je sache qui habite où – c’est aussi ça le travail d’un responsable syndical). En plus de faire ça, j’ai dû appeler les équipes d’autres sites liés au nôtre (Bercy, Melun, Corbeil) pour être sûr qu’ils avaient aussi 100 % de grévistes.
Donc les gens qui disent : pourquoi vous partez pas en grève générale ? Ce que je viens de te décrire, c’est pour une grève locale, qui touche directement les gars. Alors si c’est pour une grève interpro où ils savent que c’est juste un coup de semonce, pour éventuellement avoir des négociations qui peut-être se passeront bien et peut-être que dans un an, on en verra les résultats… J’ai intérêt à les avoir bien chauffés avant, y a intérêt à ce qu’ils aient vraiment confiance en moi.
Comment la politique de la SNCF cherche à entamer la force des gréviste et comment vous y répondez ?
On est dans une entreprise très particulière. Ils essayent de nous entraver, mais ils n’ont pas le pouvoir de nuisance de l’État, comme ce qu’a fait Sarkozy avec sa loi. Après, ils mettent en place des mesures quand même la SNCF : on a une armée de réservistes, c’est le pool fac, qui permet par exemple au RER D de circuler même quand tu as 100 % de grévistes. Sinon, la SNCF n’a pas beaucoup plus de marge de manœuvre que d’autres types d’entreprises, c’est-à-dire qu’ils font appel à des intérimaires pour nous remplacer en cas de grève. Nous, on est bien chez nous, on a des intérimaires qui s’en foutent et ne veulent pas rester donc ils font grève avec nous. Mais ça, c’est aussi parce qu’on a un rapport de force syndical de taré.
Globalement, il y a une baisse ou une augmentation du taux de syndicalisation à la SNCF ?
Dans les années 2000, on était 50000 à la CGT cheminots, aujourd’hui, on est 35000 mais on est deux fois moins de cheminots, donc c’est difficile de calculer. Et puis parce qu’il y a aussi des filiales entières qui sont passées au privé.
Avant l'entretien, tu m'expliquais que le RER D rapporte beaucoup d’argent à la SNCF, tu peux revenir là-dessus ?
Oui, parce que ce qui rapporte le plus, ce ne sont pas les voyageurs et leurs titres de transport. Ce qu’il faut se dire, c’est que quand des conducteurs font grève, ils font perdre une journée de commerce. En revanche, la maintenance qui fait grève, elle fait perdre des dizaines voire des centaines de milliers d’euros de contrats.
Ce qui rapporte le plus de thunes à la SNCF, c’est que les régions payent pour un certain nombre d’actes de contrats de maintenance. La région paye pour que de la maintenance soit faite sur une flotte de rames : elle veut tant d’actes de maintenance par rame et par an, telle opération tous les X km, tous les tant de jours. Ces opérations sont facturées et rapportent énormément d’argent à la SNCF, qui est payée pour le faire : une rame qui rentre dans l’atelier, ça coûte 3500 euros, pour une opération qui a pu durer seulement 15 minutes. La maintenance de niveau 2, c’est ce qui rapporte le plus d’argent. Plus une opération est simple, rapide, plus elle rapporte. Donc, si je fais grève une journée où je suis le seul expert essieu, moi tout seul, je peux planter 4 rames dans une journée … Ces 4 rames représentent des facturations énormes : je leur rapporte environ 9 mois de recette en équivalent de mon salaire en une journée. Si je fais grève, je perds 50 euros, eux, c’est des dizaines de milliers qu’ils perdent. Donc je fais beaucoup plus mal qu’un conducteur par exemple.
Ce que ça fait, c’est que ça décale les actes de maintenance : on doit reprogrammer leur rentrée pour l’opération qui était prévue initialement. À force de reprogrammer, tu dois gérer les trucs en urgence, plus tu repousses, moins tu vas faire de vérifications préventives, donc plus tu as de chances de faire des opérations correctives. Or, le correctif n’est pas subventionné par les régions et donc ça coûte un pognon de dingue à la SNCF. Donc si on fait grève ne serait-ce qu’une journée, les répercutions d’une grève se comptent finalement en semaines.
Ma dernière question va peut-être te paraître un peu décalée, elle porte sur les enjeux écologiques : est-ce que ça touche les ouvriers du rail aujourd’hui, est-ce que ça impacte votre travail ? Et est-ce que tu penses que ce changement de société pourrait profiter au rail en France et est-ce que les ouvriers du rail ne vont pas être des acteurs clé de la transition qui pourrait s’opérer ?
Pour moi, il y a deux sujets : le premier, en quoi l’enjeu écologique touche les cheminots. Ça les touche comme n’importe qui qui vit dans des conditions pourries, dans des villes polluées, etc. Ça, on ne peut pas l’ignorer, on a dû travailler à 45° à l’ombre avec des machines à 80°C cet été. Mais j’ai envie de te dire, ils sont touchés comme tout le monde, ni plus ni moins. Peut-être un peu plus du fait des spécificités d’un boulot qui est très physique, mais bon, voilà.
Il y a des temps, notamment syndical, où on tente d’apporter du contenu politique plus global. Ceci étant dit, si la question est de se demander si les cheminots sont capables de se lancer dans une bataille dans le cadre de leur engagement professionnel sur des enjeux écologiques, je ne pense pas.
Le second sujet, sur la question d’aller dans le sens d’un engagement écologique : la CGT avait sorti un projet de loi sur le fret ferroviaire avec des propositions d’encadrement de la production industrielle, pour réanimer des secteurs industriels en France. Ils avaient fait 13 propositions pour le fret, mais ça a fini dans la poubelle. Cette proposition de loi a été proposée par la gauche, mais rejetée immédiatement par l’assemblée. Surtout, on n’a pas réussi à mobiliser les cheminots. Nos collègues du fret, ils ont pris des baffes ces 15 dernières années et ils ne sont presque plus combatifs. À côté de chez nous, les effectifs du fret ont été divisés par 15.
Tu ne penses pas qu’il pourrait y avoir une réflexion sur de potentielles alliances à avoir, avec la montée en puissance des mouvements écologistes. N’y aurait-il pas là un moyen de vous donner de l’élan ?
Le problème dans cette relation, c’est qu’il y a un rejet chez nous des écologiste, qui sont amalgamés aux politiques libérales en défaveur de la classe ouvrière. Et par exemple, très peu d'entre nous sont prêts à renoncer à la voiture, pour tout un tas de raisons. Après, je pense qu’il y a un problème de densité du transport public qui est défaillante et que pour le coup, nous les cheminots, on a tout intérêt à demander la densification de l'offre de transport public. C’est sûr qu’il y a un problème de maillage territorial, avec des problèmes de transport public dans plein de zones.
Moi par contre j’utilise l’argument écologique devant ma direction. Je leur dis : le vent tourne, les gars, la seule question, c’est est-ce que vous aurez été capables d’incarner le changement ou est-ce que vous dégagerez. Et là, c’est moi qui viendrai défendre votre licenciement. Je leur dis aussi cash que ça : moi, je suis encore dans le rail dans 10 ans, vous, dans 10 ans, c’est pas sûr, vous serez peut-être au chômage du fait des politiques que vous menez maintenant. Mais ça, ils s’en foutent, parce qu’ils savent qu’ils ont gagné pour le moment.