ENTRAIDE     PARTAGE     AUTONOMIE     BIFURCATION


TOUS DEHORS


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29/09/22
Pavlos Roufos
Propos traduits par leonid volok.

Pour mieux comprendre toutes les implications économiques et politiques de cette hausse généralisée des prix que l’on appelle inflation, nous nous sommes longuement entretenus avec Pavlos Roufos, auteur d’un ouvrage intitulé “L’Avenir heureux appartient aux choses du passé : la crise grecque et autres catastrophes”.

Quelles sont les causes principales de l’inflation actuelle selon toi ?

Trois raisons principales sont couramment avancées pour expliquer l’inflation. La plupart des économistes dominants s’accordent aujourd’hui pour dire que parmi les causes de l’actuelle flambée des prix, on trouve les ralentissements et les blocages qui persistent le long des chaînes d’approvisionnement (qui ont pour l’essentiel débuté avec le COVID) et l’augmentation des prix de l’énergie à la suite de la guerre en Ukraine (mais pas seulement). Certains économistes plus hétérodoxes ajoutent de leur côté l’augmentation des prix décidée par les grandes firmes pour compenser leurs pertes en termes de profit et du volume des ventes. Car, dans un contexte de ralentissement généralisée des chaînes d’approvisionnement (à cause des blocages) les entreprises peuvent faire grimper leur prix sans avoir à craindre de riposte de la part de la concurrence, de la part de ceux qui pourraient en profiter pour vendre à bon marché.

Mais avant de considérer la validité de ces causes pour expliquer l’inflation (ou de savoir si elles suffisent à expliquer ce qui se passe actuellement), il faut s’entendre sur ce que l’on entend par inflation. On peut observer ce phénomène de deux façons. L’inflation peut être liée à ce que l’on appelle un changement des prix relatifs ce qui signifie que seuls certains biens et certaines marchandises spécifiques voient leurs prix augmenter. Et, toutes choses égales par ailleurs, le prix de ces biens et leur place dans le marché affectent ensuite d’autres prix. Auquel cas, on peut attribuer la source de l’inflation à l’augmentation des prix de certains biens particuliers dont le prix relatif croît. Et il y a ensuite ces phénomènes plus larges d’inflation sous-jacente, qui recouvre l’augmentation simultanée du prix des biens et des services et qui entraîne l’érosion de la valeur de la monnaie et ce genre de choses. [Unarticlerécent de la BIS (Bank of International Settlements) explique ces différences de manière détaillée]

La grande question aujourd’hui est de savoir à quel type d’inflation nous faisons face. Le premier ou le second ? S’agit-il d’une augmentation des prix relatifs, du prix de l’énergie et de certaines marchandises spécifiques qui expliquerait la flambée des prix ou est-ce une inflation sous-jacente ? Cette distinction est centrale car elle implique possiblement des réponses différentes. La plupart des économistes dominants s’accordent aujourd’hui à dire que tout a commencé avec une augmentation des prix relatifs de certaines marchandises mais que nous sommes dorénavant entrés dans une phase d’inflation plus large. On peut donc dire qu’on a d’abord assisté à une inflation du premier type mais qu’elle a atteint un niveau à partir duquel tous les prix augmentent en même temps. C’est bien ce qui semble se passer en ce moment.

Il faut par ailleurs garder à l’esprit que l’inflation n’est pas un phénomène unifié qui touche tout le monde de la même manière. Ce qui implique qu’il n’existe pas une réponse unique à la conjoncture actuelle. L’idée que nous aurions tous un intérêt commun à faire diminuer l’inflation est extrêmement hasardeuse. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire qu’une augmentation massive de l’ensemble des prix est une bonne chose. Personne n’affirme une chose pareille. Mais il faut aussi s’interroger sur les effets multiples de l’inflation, dont certains, plus subtils, ne sont pas directement visibles ou ne sont pas discutés. Si vous êtes endetté, par exemple, un certain niveau d’inflation vous permettra de rembourser votre dette plus aisément. C’est évident si on y pense. L’inflation est à l’avantage du débiteur. Pour le créancier c’est une tout autre affaire, ce n’est clairement pas une bonne chose, même chose pour l’épargne si vous en dépendez pour maintenir votre niveau de vie. Ce n’est pas seulement en fonction du niveau de revenu que l’effet de l’inflation diffère.

Ce genre d’inégalité face à l’inflation est bien connu. Le prix de certains biens de première nécessité s’envole tandis que le prix de certains articles de luxe chute au même instant. Les individus qui disposent de davantage de capitaux et d’un pouvoir d’achat plus important s’en sortent donc beaucoup mieux dans une telle situation. Un certain niveau d’inflation peut-être bénéfique pour certains (et nous pourrions parler de ce niveau d’inflation). De plus, l’inflation pousse les gens à lutter pour de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail, pour l’indexation de leurs salaires sur l’inflation, etc., ce qui constitue une autre raison pour laquelle les pressions inflationnistes par le passé n’ont pas été aussi catastrophiques que le disent les économistes dominants. Si les travailleurs parviennent à imposer leurs revendications, alors le résultat est finalement bénéfique. Ce qui inquiète tant d’économistes, mais aussi des responsables politiques ou des membres des banques centrales, c’est la possibilité que de telles luttes ressurgissent. Et si ces luttes aboutissent, alors la valeur de la monnaie déclinera, on assistera à une augmentation des salaires, toutes choses qui feront empirer la réduction déjà existante de la profitabilité pour les entreprises.

J’ai lu quelque part que les politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing ou QE) des banques centrales aux États-Unis et en Europe pourraient également être l’une des causes de l’actuelle augmentation des prix.Quel est ton avis à ce sujet ?

Si je n’ai pas mentionné cette hypothèse, en réalité, c’est que je considère qu’elle est entièrement fausse. Dire que l’inflation est le résultat de l’augmentation de l’offre de liquidités rendues accessibles par les politiques de QE est l’argument central des orthodoxes aujourd’hui. Mais ça ne fait aucun sens, puisque les politiques QE ont débuté en 2008-2009, sous l’égide de la Réserve Fédérale américaine, puis en 2014 dans la zone euro.

Nous venons de vivre une décennie entière de croissance de l’offre de liquidités sans que cela n’entraîne la moindre inflation. En réalité, la principale inquiétude des banques centrales, jusqu’à l’année dernière, c’était la déflation. Malgré une abondance de liquidités, la première menace, c’était la déflation.

L’idée que le recours à la planche à billets par les banques centrales provoque l’inflation ne concorde pas avec le fait que l’inflation ne se soit déclarée que l’année dernière, et pas dans les dix dernières années et plus. Quand est-ce que ça a changé ? L’année dernière ? Et qu’est-ce qui a changé ?

C’est pourquoi il faut chercher les causes réelles derrière tout ça, et donc regarder du côté des prix de l’énergie, de la guerre en Ukraine et des blocages sur les chaînes d’approvisionnement à cause du COVID. L’argument orthodoxe fait le choix d’accuser l’accès aux liquidités car la réponse conventionnelle à l’inflation a avoir avec les banques centrales. Il s’agit de mettre un coup d’arrêt aux politiques de QE et d’augmenter les taux d’intérêt. J’imagine que nous y reviendrons plus tard dans la discussion, mais pour l’heure, disons que la logique derrière l’argument selon lequel le QE est la cause de l’inflation est liée à l’idée qu’il faut des taux d’intérêt élevés et qu’il faut arrêter toute politique de QE.

Le problème de ce genre d’analyses, c’est qu’elles ne réalisent pas que nous avons eu des politiques de QE ces dix dernières années, sans que cela n’entraîne la moindre inflation. Ces approches ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que les liquidités fournies par le QE sont allées à certaines branches bien particulières de l’économie. Elles ont permis aux entreprises et aux États d’émettre des obligations qui ont été ensuite dirigées vers des secteurs comme l’immobilier. La bulle immobilière a très probablement à voir avec le QE. Il en va de même pour les entreprises qui rachètent leurs propres actions ou pour les transferts et les achats sur le marché des actions. Dans aucun de ses secteurs, si l’on constate l’augmentation des prix dans l’immobilier, ou si l’on regarde la croissance du marché des actions, par exemple… dans aucun de ces secteurs, on ne parle d’inflation, mais de croissance économique ! C’est la même chose pour l’immobilier. Si les loyers augmentent, cela entraîne une croissance du PIB. Ce n’est donc pas comptabilisé comme inflation. C’est l’argument central si l’on veut balayer l’idée que le QE est à la source de l’inflation : les liquidités produites par le QE ne sont pas allées aux salaires, ou aux services publics.

Concernant ces analyses… Je ne sais pas si ça fait sens de recourir à tout ce jargon, mais pour les économistes dominants, les orthodoxes donc, l’idée est que nous sommes entrés dans une époque de dominance budgétaire, c’est-à-dire que la politique budgétaire dominerait les politiques économiques et les banques centrales se contenteraient de fournir de l’argent gratuitement pour servir ces politiques. Mais aucun élément tangible ne permet d’affirmer une telle chose, car l’argent qui a été imprimé dans la dernière décennie n’est pas allé aux salaires, aux dépenses publiques ou aux investissements infrastructurels, même durant la pandémie de COVID alors qu’il y avait un besoin massif d’investissements dans le secteur de la santé… On s’est contenté de plans de relance qui permettent de maintenir les pays occidentaux à flot. Ce n’était pas le genre d’investissements ou de financements qui pourrait se traduire, à long terme, par une inflexion en direction d’une dominance budgétaire. Cette idée est un non-sens total, selon moi, c’est pourquoi je ne l’ai pas évoqué au début.

En quoi la crise actuelle de l’inflation est différente de la crise pétrolière des années 1970 ou de celle, plus connue, des années 1920 ?

Il y a bien sûr certaines similarités, mais surtout des différences essentielles. Pour comprendre de quoi il en retourne, il faut se pencher sur chacune de ces périodes l’une après l’autre.

Tout d’abord, dans les années 1920, la Première Guerre mondiale venait juste de finir. Ça a été un évènement dévastateur pour de nombreux pays et pour les populations. Après chaque guerre, on assiste toujours à une pression inflationniste à cause de la déstabilisation du rapport entre production, force de travail et monnaie qui ont toutes été mises au service de l’appareil militaire.

Donc il y a tout d’abord ce genre de pression inflationniste dans les années 1920. L’effondrement du vieux régime monétaire, à savoir l’étalon or, a également contribué au phénomène. À chaque guerre, même durant la période de l’étalon or, cet étalon est abandonné le temps du conflit car il serait sinon impossible de financer l’effort de guerre en limitant les dépenses à ce que les réserves d’or permettent. Et tous les pays qui entrent en guerre espèrent que leur victoire permettra que tout l’argent dépensé au cours du conflit soit compensé par les pays défaits.

Mais durant l’entre-deux-guerres, l’étalon or a été abandonné pour la première fois en temps de paix. La raison essentielle qui permet d’expliquer cette rupture est ce que j’appellerai la « démocratie de masse », et par là je veux désigner quelque chose de tout à fait différent de ce que l’on peut y mettre aujourd’hui. À l’époque, la démocratie de masse signifie pour la première fois la représentation légale de la classe ouvrière au parlement, ainsi que de puissantes organisations ouvrières qui repoussent les limites du débat parlementaire ou renforcent les conditions mêmes d’existence de cette démocratie parlementaire. On assiste, pour faire court, à l’avènement d’une représentation ouvrière dans de nombreux pays qui est tout à fait incompatible avec l’étalon or. Si la classe ouvrière à son mot à dire, quel qu’il soit, dans l’élaboration de la politique économique, alors il est impossible d’accepter de restreindre ces politiques en fonction des réserves en or. C’est pourtant le mécanisme qui avait été mis en place pour empêcher que les dépenses ne s’envolent.

Cette situation a ainsi provoqué une transformation tout à fait spécifique en termes de politique monétaire. La monnaie fiduciaire pouvait être contrôlée et influencée politiquement et c’était une nouveauté avec laquelle personne ne savait réellement quoi faire exactement. De nombreuses tentatives ont été faites… et de nombreuses erreurs, ce qui a parfois conduit à entretenir les tendances inflationnistes.

Le type de compromis de classe qui a émergé au sortir de la guerre à travers l’Europe a trouvé son expression la plus spécifique en Allemagne où l’effort pour réprimer les tendances les plus radicales a également entraîné l’intégration de la classe ouvrière sous l’égide d’une sorte de démocratie économique ou industrielle : l’idée de la journée de huit heures, des négociations collectives… L’idée qu’une forme de régulation de l’économie devait inclure une représentation ouvrière. Dans certains cas, cela pouvait aller jusqu’à exiger la participation ouvrière dans ces décisions.

Quoi qu’il en soit, ce compromis s’est exprimé dans la tentative de la part de l’État d’équilibrer les deux termes de l’équation. Le capital comme la classe ouvrière sont soutenus financièrement par l’État, entraînant une pression inflationniste qui a atteint en Allemagne les dimensions d’une hyperinflation. Même si le terme est le même, il faut bien différencier l’inflation de l’hyperinflation, qui sont des phénomènes qualitativement différents. L’hyperinflation en Allemagne en 1923 est le résultat de l’occupation de la Ruhr par la France, qui cherchait à obtenir des compensations directes dans le cadre des réparations prévues par le Traité de Versailles. La région de la Ruhr est un centre industriel essentiel de l’appareil productif allemand et l’État a répondu à l’occupation en appelant à une grève générale lors de laquelle il a compensé les pertes des capitalistes ainsi que les salaires des ouvriers. À la suite de quoi les pressions inflationnistes existantes ont explosé et, dans le même temps, la monnaie s’est effondrée.

Une troisième cause derrière l’inflation des années 1920 est la crise mondiale qui a suivi de près la guerre. Je ne parle pas de 1929 mais de 1925. Les prix du blé et des produits agricoles ont augmenté entraînant la faillite des agriculteurs les moins compétitifs sur le marché. Les installations agricoles ont été durement touchées par cette crise. Il s’agit donc d’une série de pressions au niveau mondial et au milieu des années 1920 on constate une réduction généralisée des profits, pas un effondrement, mais un arrêt du commerce dans certains secteurs spécifiques, ce qui a provoqué une autre pression à l’inflation, et c’est alors que le capital ou en tout cas certains capitalistes ont décidé que le compromis adopté durant l’après-guerre devait être remis en cause. Une fois la vague révolutionnaire brisée, les sociaux-démocrates sont arrivés au pouvoir, non seulement en Allemagne, mais aussi ailleurs. Ensuite, autour des années 1925, 1926 et 1927, on assiste à une contre-offensive de classe. C’est là que les choses s’intensifient, et il y a une forte contrainte dans ce sens.

L’échec de cette contre-offensive à baisser les salaires, les prestations sociales et à faire reculer les conquêtes ouvrières obtenues tout au long du compromis social-démocrate signifie qu’il ne restait plus beaucoup de solutions sous la main. C’est alors que les gouvernements autoritaires et fascistes sont devenus nécessaires. Ce n’est plus la vague révolutionnaire qui incarne une menace, c’est plutôt l’intérêt bien ancré de la classe ouvrière et, dans une certaine mesure, l’incapacité de faire baisser les salaires alors que les profits se réduisent, ce qui contraint des fractions spécifiques du capital à s’aligner sur les gouvernements autoritaires nazis et fascistes.

Avec cette courte description, on peut voir toutes les différences avec la situation actuelle.

Dans les années 1970, c’est encore une autre affaire. Il y a d’une part le choc pétrolier, qui est fondamental puisque le pétrole est l’énergie fossile au cœur de l’économie mondiale, donc toute fluctuation de prix affecte directement le taux d’inflation. Mais il y a aussi des restes de ce qu’on a pu appeler le compromis d’après-guerre en matière de salaires et de services publics. Ainsi que des survivances d’un mécanisme sur lequel nous reviendrons peut-être plus tard dans la discussion. Il s’agit de l’indexation significative des salaires sur l’inflation. Ce qui veut dire que, dans les années 1970, la plupart des contrats de travail prévoient cette indexation, ce qui fait que si les prix augmentent, les salaires suivent. On se trouve également en présence d’un important cycle de luttes ouvrières, plus particulièrement en Italie, mais ailleurs aussi, ce qui constitue une pression permanente. C’est aussi une époque d’intensification de la concurrence internationale après l’échec de Bretton Woods, c’est-à-dire l’échec de ce mécanisme monétaire qui faisait tenir tout ça ensemble. Et enfin, l’une des raisons de la crise est également à chercher, si on suit l'historienRobert Brenner, du côté de la surproduction, qui a entraîné une réduction des profits et des retours sur investissement dans de nombreux pays. Ce qui entraîne à son tour un ralentissement des investissements et l’innovation technologique, et donc une baisse de la productivité qui provoque à son tour une contraction des profits. La réponse des capitalistes est, bien sûr, de réduire le coût du travail.

C’est là que nous arrivons au point où la possibilité de réduire les salaires et le budget consacré aux services publics entre en contradiction avec ce pouvoir ouvrier encore ancré à la suite du compromis d’après-guerre. La tentative de répondre à ce type de contradictions par le recours au paradigme keynésien est alors sans effets ou presque. Le compromis sous-jacent est brisé et les prescriptions et les réponses keynésiennes ne sont plus efficaces. C’est alors qu’on assiste à un changement de paradigme. La réponse à cette crise a pris la forme d’une réaction « néo-libérale », qui n’est probablement pas le meilleur terme pour la désigner, mais qui a fini par s’imposer, donc tenons-nous-y pour la suite de la discussion. C’est une contre-attaque de classe massive, par la dérégulation, la privatisation, la réduction des prestations sociales, la financiarisation de l’économie, l’ouverture des marchés, l’essor des investissements directs à l’étranger, etc. Tous ces processus de libéralisation des marchés impliquent également une ouverture des flux de capitaux, l’arrêt du contrôle des capitaux et tout ça arrive en même temps alors que les bastions du pouvoir ouvrier s’effondrent.

Il est important de garder en tête que cette offensive de classe n’est pas la raison pour laquelle la classe ouvrière a été défaite. Je pense que dans les années 1970 déjà, on assiste à une forme de recul en termes de rapport de force de la classe ouvrière et de négociations collectives sur les salaires ou les prestations sociales, la reproduction au sens plus large. C’est à ce moment que le paradigme néo-libéral s’impose, et met un terme à tout ça. Mais pour appréhender ces phénomènes, on ne peut se contenter de comprendre le tournant néolibéral comme une réponse aux pressions inflationnistes. Il faut commencer par le commencement, c’est-à-dire par là où j’ai tenté de débuter mon explication, à savoir les raisons pour lesquelles le capital a vu ses profits diminuer. Il y a cette idée très répandue selon laquelle, cette fuite en avant vers la financiarisation aurait été un moyen de gagner plus d’argent, d’augmenter les profits, les parts de marché, etc. Mais la question essentielle est bien de savoir, pourquoi, en première instance, les capitalistes se sont mis à gagner moins d’argent !

Pour terminer, je dirai qu’à partir des années 1970, cette nouvelle configuration des rapports a modifié jusqu’au sens même du réformisme. Le réformisme ne recouvre plus la capacité de parvenir à un compromis de classe à peu près stable, comme au cours des années 1950 et 1960. Les circonstances et la conjoncture qui rendaient possible un compromis de ce type ont disparu à l’époque et elles n’existent plus aujourd’hui. C’est l’une des raisons pour laquelle toute cette nostalgie pour l’horizon historique des années 1950 et 1960, avec son compromis de classe et ses politiques keynésiennes, est impossible à tenir à l’heure actuelle. Aucune des conditions nécessaires n’est réunie aujourd’hui.

Lorsque je dis que le réformisme a changé, je pense à la conquête du gouvernement par des organisations de gauches, comme par exemple Syriza en Grèce, Chavez au Vénézuela, le Chili actuel, etc. Même dans ces cas, on constate une incapacité à imposer quelque régulation que ce soit. Non seulement parce que ces gouvernements sont sous le feu du capital international, mais aussi parce que ces partis n’ont plus la base sociale massive nécessaire pour exercer un rapport de force en faveur des réformes. Rien de tout ça n’existe plus. La classe ouvrière n’a pas, ou presque pas, d’organisation de masse qui exercerait une influence dans cette direction. Les syndicats sont devenus incapables de mener la moindre lutte, même défensive.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation où, contrairement aux années 1920 et 1970, il n’y a pas de pouvoir de classe capable non seulement de répondre aux pressions inflationnistes, mais même de les provoquer. C’est même pire que ça, car l’un des arguments principaux, l’une des choses que les économistes dominants répètent à longueur de journée ces temps-ci, c’est le risque de soi-disant spiral entre les salaires et les prix. L’idée étant que les prix augmentent et qu’ensuite c’est au tour des salaires, ce qui conduit à une spirale, etc., etc. Si on se penche sur les données, on se rend bien compte que c’est un non-sens absolu.

Cela dit, il faut rester vigilant avec ce genres d’arguments. J’ai entendu des économistes progressistes s’appuyer sur ce constat (l’absence de spiral des salaires et des prix) pour critiquer la décision des banques centrales d’augmenter les taux d’intérêts. Une position plus pertinente consisterait à rejeter et à résister à toute récession imposée par ces politiques (c’est-à-dire un appauvrissement du prolétariat), même si la spirale des salaires et des prix était réelle. Sinon, on risque de justifier rétrospectivement, sans même y songer, le fameux choc Volckerde 1979, au cours duquel la politique de la Fed de redressement des taux d’intérêt de près de 20 % a conduit à une récession brutale, au chômage de masse et au recul de toute possibilité de résistance ouvrière.

Quoi qu’il en soit, on observe la part de contrats de travail qui incluent une indexation des salaires sur l’inflation, on peut voir que dans les années 1970 cela concernait plus de 60 % d’entre eux, aujourd’hui nous sommes proches de zéro. On assiste bien à une augmentation relative actuellement, ce qui conduit le Financial Times et les banques centrales à faire des gros titres sur les risques que font peser cette augmentation, qui perturberait les signaux de prix sur le marché, et que l’inflation n’en est que plus difficile à combattre. Alors qu’aujourd’hui, lorsque qu’ils se mobilisent, les syndicats restent extrêmement corporatistes. Ils parviennent parfois à obtenir des augmentations, mais ils échouent la plupart du temps. Il n’existe aucun équivalent aux organisations de masses du passé, qui pourrait mettre la question de l’indexation des salaires à l’agenda ou imposer une pression inflationniste de manière large et non sectorielle.

Il ne s’agit donc pas simplement de constater qu’il n’y a pas de spirale des salaires et des prix (en ce qui concerne les causes de l’inflation). Il s’agit également de voir que la capacité de la classe ouvrière à résister à cette inflation connaît peut-être un nouvel essor. De nombreux signes vont dans ce sens, et les banques centrales sont inquiètes à ce sujet, inquiètes des risques de voir des revendications en faveur de l’indexation des salaires ou des choses de ce genre, qui seraient la preuve d’un large phénomène de lutte contre l’inflation. Pour ne mentionner qu’un exemple, on a vu il y a quelques mois de cela, en Allemagne, les travailleurs du port de Hambourg se mettre en grève contre l’inflation.

Est-ce qu’on peut dire que cette crise, comme d’autres à partir des années 1970, est le symptôme d’une crise plus large du modèle d’accumulation qui avait émergé lors de la deuxième révolution industrielle entre la fin du 19e et le début du 20e siècle ? Comment les États et les banques centrales faisaient-ils face à l’inflation avant cette période ? Et comment ont-elles la prétention de le faire, aujourd’hui ?

Pour commencer, je dois dire que je n’y ai pas particulièrement réfléchi de cette manière, ni même en termes de « modèles d’accumulation ». Mais je suis d’accord avec l’idée qu’il y a un déclin général de la profitabilité comme de la productivité. Cette chute a commencé il y a quelques décennies et nous sommes toujours pris dans l’orbite de cette configuration. C’est ce qui a conduit à cet essor de la financiarisation, de la dette publique comme privée, etc., comme je l’ai dit plus haut.

Je ne suis pas certain que la trajectoire actuelle constitue une rupture, car les réponses à l’inflation, dont je vais parler après, ne représentent pas un changement de paradigme. Le type de pressions inflationnistes que l’on connaît à l’heure actuelle est certes nouveau, surtout si l’on considère l’amplification de ces différentes tendances entre elles, mais je me risquerai pas à décrire ce phénomène comme un « nouveau modèle d’accumulation ». Nous assistons davantage à une restriction des réponses monétaires pour maintenir une forme de stabilité, qu’à l’introduction de nouveaux rapports entre travail et capital, à l’augmentation de la productivité ou à une vague massive d’investissements capables de provoquer des mutations technologiques qui pourraient entraîner une rupture de ce genre. Je ne pense pas que c’est ce qui se joue dans l'actuelle réaction à l’inflation, ni même avant ça.

La réponse à cette inflation suit pour le moment les préconisations orthodoxes en matière de théorie économique. On entend dire qu’il y a de l’inflation parce que trop d’argent est en circulation, pour trop peu de biens. Personne ne s’intéresse à savoir d’où vient l’argent, pourquoi il y a moins de biens disponibles, ou quelles sont les conditions économiques actuelles ? On n’entend parler que de ce modèle très général, trop d’argent pour trop peu de biens. Comment mettre un terme à ça ? Comment rééquilibrer l’offre et la demande ? On réduit les salaires des gens. Les banques centrales sont donc en train d’augmenter les taux d’intérêt, à commencer par la Réserve fédérale américaine. Mais, les autres suivront, vous verrez. Augmenter les taux d’intérêt, cela veut dire diminuer le pouvoir d’achat des travailleurs. Si vous augmentez les taux d’intérêt, alors il devient plus difficile d’emprunter, ce qui veut dire que les entreprises contractent moins de prêts, donc qu’elles font moins d’investissements et qu’elles embauchent moins. Le chômage augmente, les gens sont obligés d’accepter des salaires moindres, et leur pouvoir d’achat s’en trouve réduit. C’est ça la réponse dominante à l’inflation qui nous est présentée, aujourd’hui, comme la solution contre la tendance inflationniste.

La question évidente devrait être, pour tout le monde : comment une augmentation considérable des taux d’intérêt, du chômage et une récession provoquée par l’ensemble de ces politiques pourraient faire diminuer le prix des marchandises et débloquer les chaînes d’approvisionnement ? En quoi ces politiques affectent la fixation des prix par les entreprises ? Et bien sûr, la réponse c’est que ces politiques sont sans effet sur ces problèmes.

Le seul résultat d’une augmentation des taux d’intérêt, comme je l’ai dit, c’est un important déclin de la valeur de la force de travail. La demande diminue donc, et, suite à cette contraction, ils espèrent un retour à l’équilibre [entre offre et demande]. Étant donné qu’ils savent qu’augmenter les taux d’intérêt provoque la récession, ils discutent maintenant de savoir si la récession est à l’horizon ou si elle est déjà là. Au Royaume-Uni, ils considèrent qu’on peut déjà parler de récession. Ils veulent donc parvenir à ce qu’ils nomment un « atterrissage en douceur » (soft landing), c’est-à-dire trouver un moyen de ne pas faire grimper les taux d’intérêt au niveau où cela entraînerait une vague de défauts de paiements. L’un des économistes dominants les plus influents aujourd’hui, Alain Blinder, a montréque, depuis la Seconde Guerre mondiale, la Réserve fédérale n’est parvenue à atteindre un « atterrissage en douceur » que deux fois parmi les onze cycles de contraction qu’elle a connu depuis 1965. Ce qui ne constitue pas un très bon score, vous en conviendrez.

Après tout, au-delà de la récession, du chômage, des diminutions de salaires et de pouvoir d’achat, un des effets de l’augmentation des taux d’intérêt en Europe et aux États-Unis, ce sont les conséquences en cascade partout dans le monde, car le dollar est la devise de réserve au niveau mondial. La plupart des échanges s’effectuent en dollars et la plupart des dettes sont libellées en dollars. On a donc tout un éventail de pays en voie de développement qui ont besoin d’emprunter en dollars, et tout à coup, le dollar devient trop fort, trop cher, et donc les risques de défauts de paiement sont beaucoup plus importants. De plus, lorsque vous augmentez les taux d’intérêt aux États-Unis, quand la Fed augmente les taux, les capitaux quittent les pays en développement pour retourner aux États-Unis. C’est un véritable exode des capitaux depuis les pays en voie de développement vers les États-Unis pour aller à la recherche de taux d’intérêt plus intéressants et donc de meilleurs retours sur investissement.

Ces pays se retrouvent donc dans une situation impossible : ils doivent à la fois assurer le service de la dette libellée en dollars, mais ils voient en même temps leurs réserves en dollars épuisées par l’exode en cours et par l’incapacité à maintenir leurs dépenses. Il faut tenir compte du fait que la plupart de ces pays n’ont même pas mis en place de programmes de relance pendant la COVID. Nous ne parlons pas d’une situation où vous vous rétablissez, où vous avez connu une forme de stabilité mais vous avez trop dépensé pour maintenir le statu quo. La plupart de ces pays, dont nous parlons, n’ont pas connu de programme de relance. Donc les rapports des Nations Unies et des autres disent aujourd’hui qu’il y a qu’il y a un risque très élevé de défaut de paiement du type de celui que nous venons de voir au Sri Lanka, c’est-à-dire un risque d’incapacité de payer entraînant un défaut de paiement de la dette.

D’après un rapport des Nations Unies paru il y a quelques mois, ils s’attendent à ce qu’au moins douze pays connaissent le même scénario au cours des mois à venir. On parle donc d’une crise de la dette souveraine, ou d’une crise généralisée de la dette, de dimension massive, probablement sans précédent dans l’histoire. Ce à quoi nous assistons est sans précédent.

La réponse est donc la suivante : dans les pays occidentaux développés qui ont connu une reprise depuis le COVID et ont bénéficié de programmes de relance, une politique de récession. Ce phénomène est plus important aux États-Unis qu’en Europe, mais l’Europe devra emprunter le même chemin, car si la Banque centrale européenne n’augmente pas les taux d’intérêt autant que la Fed, alors l’exode de capitaux touchera également l’Europe. Ils doivent donc suivre la Fed pour maintenir une forme de stabilité. Ils n’augmentent pas les taux aussi fortement que ne le fait la Fed, mais ils vont tout de même dans ce sens.

Ce qui se passe en l’occurrence ce n’est pas seulement la récession et le chômage dans certains pays et un haut risque défauts de paiement dans les pays en développement. Nous avons une situation dans laquelle l’augmentation des taux d’intérêt comme réponse à l’inflation pose problème du point de vue de la théorie économique elle-même, car la plupart des rapports et des recherches sur le sujet tendent à montrer qu’en cas d’augmentation des taux d’intérêt, les effets sur les prix ne se font sentir que deux ans après, en moyenne. Même des chercheurs de la Fed ont montré que, par le passé, l’impact le plus notable d’une hausse des taux d’intérêt ne se produit que deux ans plus tard. En même temps, les banques centrales ne font que réagir aux variations en temps réel. Donc ce qu’elles font, c’est qu’elles modifient la conjoncture actuelle. En ce moment, par exemple, le chômage augmente, la Fed se dit : « très bien, nous avons fait ce que nous avions à faire ! Nous réduisons le pouvoir d’achat, donc ça va faire diminuer l'inflation, etc. ». Mais ce qu’ils font, c’est qu’ils créent les conditions d’une situation où l’effet réel de leur action se fera sentir que quelques années plus tard, alors qu’entre-temps, les économies seront déjà entrées en récession.

Un économiste américain, Josh Mason, a récemment dit, et il n’est pas le seul, que la Fed intégrait plusieurs années d’augmentation de chômage dans ses programmes actuels. Donc ce n’est pas seulement un effet immédiat. C’est la mise en place d’une situation où, dans le futur, même si les pressions inflationnistes se détendent, si les blocages le long de la chaîne d’approvisionnement se résorbent ou si nous assistons à une forme ou une autre de résolution du conflit en Ukraine, si les choses tendent à revenir à la normale, le type de réponses choisies par les banques centrales aura toujours cours, et ses effets continueront à se faire sentir. Donc quoi qu’ils fassent à ce moment-là, nous continuerons à en sentir les effets, même si l’inflation s’est atténuée et les prix ont baissé.

Lorsqu’on s’intéresse à tous ces phénomènes, on trouve aussi des économistes plus progressistes, des keynésiens hétérodoxes, qui défendent l’idée que combattre l’inflation ne devrait pas être une question monétaire. Selon eux, les réponses monétaires à la situation actuelle et les actions des banques centrales ne sont pas les plus judicieuses et de nombreux indices vont dans ce sens.

Les banques centrales ont très peu d’instruments et d’outils pour réagir en pareil cas. Elles influent sur les taux d’intérêt ou décrètent des politiques de QE, et c’est tout. Elles n’ont pas plus de cordes à leur arc que ça. Or, ce qui se passe aujourd’hui nécessiterait une approche plus coordonnée combinant des mesures fiscales et monétaires.

L’une des économistes les plus brillantes, à mon avis, en ce qui concerne la situation actuelle est Isabella Weber. En octobre 2021, avant même que la guerre en Ukraine n’ait commencé, elle a proposé d’introduire des mécanismes de contrôle des prix, d’imposer des plafonds sur le prix de certaines marchandises, plus particulièrement celles qui augmentaient déjà exponentiellement, et d'encourager l’intervention de l’État face à une flambée des prix qui est intenable pour la plupart des foyers modestes. On s’est moqué d’elle, elle a été ridiculisée par Paul Krugman. Elle a même été accusée de ne pas être une véritable économiste, alors qu’elle a deux doctorats et un poste de professeur aux États-Unis. C’était clairement une attaque sexiste.

Le plus intéressant, bien sûr, c’est qu’à l’heure qu’il est, la plupart des gouvernements plafonnent les prix. Donc ses préconisations sont appliquées, et aujourd’hui cela paraît normal à tout le monde. On a vu une vague significative de nationalisations. En France, EDF a récemment été nationalisée et, en Allemagne, ils parlent de nationaliser trois entreprises majeures du secteur du gaz. Ce sont des tentatives de plafonner les prix ou de financer, par l’intermédiaire du gouvernement, des entreprises qui font face à l’effondrement de leur chiffre d’affaires. Isabelle Weber a récemment ajouté que, puisque maintenant, il s’agissait d’une inflation sous-jacente, c’est-à-dire de pressions inflationnistes beaucoup plus larges, le contrôle des prix n’était plus suffisant. Il fallait y ajouter des transferts fiscaux. Distribuer de l’argent directement aux gens. C’est le genre d’idée en matière de coordination fiscale et monétaire qui est en train de gagner du terrain chez les analystes hétérodoxes et les économistes qui s’opposent aux récits dominants. Et ces transferts fiscaux pourraient, par exemple, prendre la forme (je ne sais pas si vous avez ça en France), de ces tickets à 9 euros en Allemagne. Pendant l’été, vous pouviez acheter un ticket à 9 euros pour prendre tous les systèmes de transport, du train au bus en passant par le métro. Tout ça au même prix. Donc il s’agit bien de financer les gens pour qu’ils prennent les transports en commun afin de réduire la consommation d'énergies fossiles. Je crois qu’ils ont un plan similaire en Californie, il me semble… je ne sais pas s’ils l’ont déjà mis en place. Je crois qu’il s’agissait d’un service de bus gratuit ou quelque chose de ce genre.

Ce que j’aimerais dire en guise de conclusion, c’est que les gouvernements commencent à se réveiller et à adhérer à l’idée d’une intervention directe, que ce soit sous la forme d’un contrôle des prix ou des nationalisations. Et c’est ce qui va arriver. Mais la véritable question est de savoir si ce sera suffisant. Car pour l’instant il semble que ce ne sont que des mesures temporaires, des financements temporaires qui ne touchent pas aux causes réelles du problème. Nous savons déjà que les banques centrales n’y pourront rien, mais les gouvernements pourraient jouer une autre partition dans cette affaire. Par ailleurs, ce n’est pas seulement la question d’intervenir sur ces causes, il faut aussi dire qu’en réalité, la plupart des pays hors des régions capitalistes développées n’ont pas la capacité d’intervenir dans ce sens. La situation là-bas est déjà en train de s’aggraver.

Pour finir, je voudrais dire que la raison centrale pour laquelle la situation est si explosive et dangereuse, et prends la forme d’une « polycrise », comme certains l’appellent aujourd’hui, c’est l’absence de toute capacité d’une riposte organisée et coordonnée de la part de la classe ouvrière. Certes on peut voir des signes qui vont dans ce sens, ici ou là, mais ils sont sans aucune commune mesure avec les exemples historiques que nous avons pu connaître par le passé. C’est bien, en ce sens, ce qui est le plus inquiétant. Ce n’est pas seulement la direction que prennent les évènements. C’est aussi l’érosion de la capacité à lutter contre cet état de fait.

Même si les conflits sur le lieu de travail ne disparaissent jamais vraiment, nous savons aussi qu’il existe des conditions qui les favorisent (notamment l’inflation) et des conditions qui les rendent plus difficiles (la déflation, par exemple). À ton avis, comment les luttes salariales sur le lieu de travail peuvent s’articuler avec des mouvements sociaux tels que les Gilets Jaunes, qui ont pour base la question du pouvoir d’achat en général ? Quel est le risque de voir ces mouvements récupérés par l’extrême droite aujourd’hui ?

Il ne fait malheureusement aucun doute aujourd’hui que la capacité de la classe ouvrière (peut-être que le terme de prolétariat est plus indiqué, puisqu’il inclut les travailleurs précaires, les personnes au chômage ou sans-emploi, les travailleurs reproductifs, etc.) face à la situation actuelle est extrêmement limitée. Nous faisons face à une trajectoire historique d’affaiblissement de la classe qui remonte au moins à la fin des années 1970 et qui s’est aggravée jusqu’à aujourd’hui.

Il y a bien sûr toujours quelques poches de résistance ouvrière qui disposent d’un certain rapport de force. On peut par exemple penser aux grèves des cheminots au Royaume-Uni. Ce qui était intéressant dans ce cas, ce n’était pas seulement la capacité des travailleurs à s’organiser et à mettre sur pied ce genre de grève, mais également le soutien massif de la population, dans un contexte très particulier de politisation de la grève. Les représentants syndicaux étaient les archétypes d’un monde aujourd’hui englouti de politisation à gauche, et qui s’est soudainement mis à faire un retour en force. C’est intéressant non seulement en termes d’actualité mais également en termes de possibilités face au risque de récupération par la droite et l’extrême droite.

Cela dit, il est bon de rappeler qu’aucune coalition ou réseau suffisamment large pour s’opposer à la conjoncture actuelle n’existe pour le moment.

Regardons par exemple le cas de l’Allemagne. Le syndicat le plus puissant (à savoir le syndicat des ouvriers de la métallurgie, IG Metall, qui représente un nombre important de travailleurs dans plusieurs secteurs mais qui est particulièrement fort dans les industries d’exportation, cruciales pour le PIB allemand) a exigé une augmentation conséquente des salaires, de l’ordre de 7 à 8 %. Mais même s’il l’emportait, cette augmentation reste malgré tout inférieure au taux d’inflation actuel, et plus encore à l’augmentation prévue de ce même taux dans les mois à venir (au Royaume-Uni, on parle déjà d’une inflation à 13 %). Donc même les syndicats les plus puissants, comme IG Metall en Allemagne, ont le sentiment qu’ils ne peuvent réclamer que 7 ou 8 % d’augmentation.

Mais d’autres évènements se produisent à plus petite échelle. Les travailleurs du port de Hambourg, par exemple, ont entamé une série de grèves contre l’inflation. Certaines sections ont réussi à obtenir une augmentation de 9,4 %, d’autres de 7,9 %. Ils ont également obtenu, pour l’année prochaine, une nouvelle augmentation de 4,4 à 5,5 %. Ce qui était intéressant, cependant, ce n’était pas tant le résultat de la lutte. Ce qui était notoire, c’est que pour la première fois en Allemagne depuis plus de 40 ans, une manifestation d'ouvriers en grève a été attaquée par la police. C’est un niveau d’affrontement (et d’implication de la police dans la répression des grèves) qui ne s’était pas produit en Allemagne depuis bien longtemps. J’y vois une indication sensible que quelque chose semble est encours, que quelque chose est en train de changer.

La question de savoir si les travailleurs syndiqués parviendront à rencontrer ceux qui ne disposent pas de tels contrats ni de protections particulières est cruciale, et on ne peut pas vraiment faire de prédiction en la matière. Mais une crise multiple permet malgré tout de rassembler différents mécontentements d’une manière qui aurait été inimaginable auparavant.

Dans la mesure où nous sommes aujourd’hui confrontés à une multiplicité de crises différentes (inflation, climat, guerre, etc.) et où les banques centrales s’orientent vers la réduction du pouvoir d’achat pour faire baisser la demande, la situation contient tous les ingrédients pour devenir particulièrement explosive. N’oublions pas que cette fois-ci, la crise frappe les pays occidentaux les plus riches, qui disposent certes d’une plus grande capacité de réaction fiscale, mais qui sont aussi moins capables d’amortir des changements dramatiques. L’Allemagne n’est pas la Grèce. Si la dureté de l’austérité en Grèce a été balayée du revers de la main (par ceux qui ne vivent en Grèce) sous prétexte qu’il s’agissait d’une question périphérique et accessoire, si les conséquences de la crise sur les finances publiques ne se sont fait sentir qu’aux marges de l’Europe, et si les effets d’une aggravation des conditions d’existence pouvaient être compensée par des spécificités locales (solidarité, réseaux familiaux, etc.), il n’en va pas de même pour des pays comme l’Allemagne. S’il y a des réductions importantes de l’aide sociale ici, les gens n’auront nulle part où aller. Ils seront donc obligés de se tourner les uns vers les autres et de se rassembler, ce qui pourrait bien s’avérer dangereux pour le statu quo.