ENTRAIDE     PARTAGE     AUTONOMIE     BIFURCATION


TOUS DEHORS


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30/01/23
Édito collectif

À force de se l’entendre rabâcher, on l’aurait presque intégré : la jeunesse, c’est la précarité. À l’école, à l’université ou en alternance, au travail, en stage, en intérim ou en CDD, dans les clapiers qui nous servent de logement, dans notre statut social même, dans nos identités, en amour, en tout, partout et pour tout, nous serions "précaires". C’est-à-dire jamais vraiment finis, jamais vraiment stables, toujours en manque de quelque chose. D’une révolution, peut-être ? Nos parents et nos grands-parents nous plaignent en même temps qu’ils nous méprisent un peu, les syndicats et les partis de gauche ne nous parlent pas vraiment sauf à nous promettre le retour impossible des Trente Glorieuses.

Tout ce beau monde, qui dit nous représenter, parle à notre place et décrète à l’envie ce qui serait hypothétiquement bon pour nous, c’est-à-dire qu’on devienne enfin de raisonnables adultes. Mais ce qu’on nous propose, c’est de nous satisfaire d’être exploités comme les autres générations. Et aujourd’hui, on nous demande de nous mettre en mouvement pour qu’en des jours lointains, quand on sera vieux et épuisé, on puisse vivre dans ce paradis terrestre du « salaire différé » qu’on appelle la retraite et qui, d’ailleurs, pour nous, vaudra sûrement moins qu’un Smic.

L’idée du bonheur commune à la génération de nos parents et de nos grands-parents reposait sur le socle d’une croissance économique que nous n’avons jamais connu. D’un point de vue anthropologique, elle se traduisait par cette figure du bon citoyen travailleur-consommateur : un crédit immobilier sur 25 ans pour « devenir propriétaire », un crédit à la consommation pour éprouver « la liberté » de rouler en voiture, un ou deux enfants, un semblant de carrière dans un bullshit job, un bulletin dans l’urne de temps en temps sans trop y croire.

Aujourd’hui, nous savons tous à quel point ce rêve a toujours relevé du mirage. Nous savons aussi combien il a coûté en compromissions politiques dont nous payons le prix. Pas la peine de rappeler comment cette société reposait et repose toujours, d’une part, sur l’exploitation la plus crasse du travail par le capital, mais aussi sur une surexploitation des ressources terrestres dont on commence tout juste à sentir des effets qui vont aller en s’accentuant.

Pour notre génération, tout va mal et pourtant rien ne bouge. D’ailleurs, avec l’inflation, la hausse généralisée des prix, nous sommes nombreux à avoir basculé sous le seuil de pauvreté. Et pourtant toujours rien. « Le travail ne paie plus », entend-on partout, mais peut-être, faudrait-il rajouter qu’il ne payait pas des masses avant non plus. « Tu vas en chier ! » Voilà en substance le message envoyé à tous les nouveaux venus sur le marché du travail depuis près de vingt ans. Ce qui s’impose de façon flagrante à notre époque, c’est une souffrance au travail qui est devenue l’un des révélateurs privilégiés des transformations de la société contemporaine. D’ailleurs, on ne travaille plus, on ne fait plus carrière, on trouve plutôt un job, on se fait petit, on taffe, on essaie de mailler un peu.

Notre génération n’a jamais cru à l’émancipation par le travail. Pour nous, au contraire, ce qui structure un monde heureux, ce n’est pas le salariat, ce n’est pas la sainteté de la propriété privée, ni le règne des petits intérêts, mais bien plutôt la coopération et les relations heureuses, l’entraide et le partage, l’amitié et l’envie de prendre soin de nos proches, mais aussi, d’apporter des réponses à tous cette somme de problèmes dont on hérite et qui touchent à la nécessité de réparer la folie d’un monde au bord du gouffre. Tout ceci est vertigineux, nous sommes d’accord.

L’épidémie de Covid 19 nous a forcé à l’isolement. S’il est vrai que d’une certaine manière, souvent rivés sur nos écrans, isolés, prisonniers des algorithmes, nous sommes fragiles, manipulables, exploitables, il y a néanmoins aujourd’hui tout un camp antagonique au pouvoir de l’économie et de l’autoritarisme gouvernemental qui cherche à trouver les moyens de faire irruption dans l’époque. Nous sommes du côté de la grève, du blocage, du sabotage et des débordements. Nous nous sentons proches de toutes celles et ceux qui, partout dans le monde, cherchent à relever la tête en s’insurgeant contre le règne de l’inégalité et de l’injustice.

Pour plusieurs raisons, il serait dangereux que la réforme des retraites apparaisse comme la mère de toutes les batailles alors qu’elle n’est qu’un symptôme, parmi d’autres, d’une dictature de l’économie qui essaye d’assouvir son règne total sur nos vies. D’abord, parce qu’elle permet de rejouer l’inénarrable mouvement social à la française, même si presque plus personne ne croit à la pertinence des formes de luttes que celui-ci véhicule, sauf peut-être dans quelques bastions syndicaux (RATP, SNCF, énergies, éducation nationale). Des formes qui ont d’ailleurs été largement dépassées par la force de la révolte immédiate des Gilets Jaunes. Ensuite, parce qu’en rabattant la conflictualité sur ces bastions syndicaux, il fait de nous tous, des spectateurs d’un affrontement dans lequel nous ne comptons pas. En effet, comme ce jeudi 19 janvier, dans ce genre de mouvement, nous apparaissons comme une masse sans forme, « qui fait nombre », c’est-à-dire tout juste bonne à être comptée pour illustrer l’état du rapport de force entre les centrales syndicales et le gouvernement.

Mais plus encore, cela fait au moins 40 ans que le répertoire d’action du mouvement social classique s’est vu dépassé par les restructurations contemporaines de l’économie (mondialisation des flux de capitaux, désindustrialisation, tertiarisation de l’économie, management par les algorithmes, etc.). Aujourd’hui acculé à une position défensive, le mouvement social classique à la française, rigidifié dans son répertoire d’action, bloque une restructuration antagonique des luttes à partir d’un écheveau de situations sociales, évidemment différentes, mais qui in fine pointe vers une remise en cause massive du système économique actuel.

Pourtant, alors qu’une colère diffuse s’apprête à converger autour du rejet de la réforme des retraites, l’occasion est trop belle pour ne pas que nous nous en saisissions comme un tremplin. D’ailleurs, une grève, c’est toujours l’occasion d’un arrêt. Le temps de la grève, c’est donc souvent aussi celui d’une réflexion collective sur nos propres conditions de vie, sur les mondes que nous désirons. C’est aussi un moment propice à l’élaboration de nouvelles stratégies de lutte. Comment faire irruption ? Comment monter en puissance ? Comment ne pas se faire récupérer par tous ces ambitieux politiciens ? Autant de questions urgentes auxquelles il nous faudra répondre dans les prochaines semaines.

Le camp qui réclame l’abolition du capitalisme est de plus en plus massif, surtout parmi les plus jeunes générations. Néanmoins, il est encore enfermé dans une critique abstraite du monstre économique et ne trouve pas des formes d’apparitions qui lui soient propres. En corollaire, ce camp antagonique à la dictature de l’économie sur la vie apparaît de manière sourde et presque invisible dans un rejet de plus en plus prononcé de l’idéologie du travail. Les symptômes de ce rejet diffus sont nombreux. On le perçoit, année après année, dans les statistiques de la souffrance au travail, de l’anxiété et de la dépression ou encore dans le fait que nombre d’entre nous « jobent » seulement dans l’optique d’obtenir un salaire, c’est-à-dire sans aucune autre justification que celle de la pure survie. En somme, presque plus personne n’attend quoi que ce soit d’émancipateur au travail. Sauf peut-être celles et ceux qui encadrent les autres et leur pourrissent la vie : la classe des managers. D’ailleurs, ils ne trompent plus personne. En témoigne tous les influenceurs qui inondent les réseaux sociaux de leurs éloges vidéo de l’investissement : la figure du rentier, qu’il ait investi en bourse, dans les crypto-monnaies ou dans l’immobilier, à désormais remplacé celle de l’honnête travailleur dans l’idéologie du capital.

Certes, ce rejet du travail est encore massivement passif et ces rares formes d’apparitions publiques sont celles de ceux qui peuvent « se le permettre », à l’image des étudiants de grandes écoles d’ingénieurs qui disent « faire sécession », ou bien de ces cadres en crise existentielle qui se réinventent en artisan ou en néo-rural. Quand nous intervenons dans un mouvement comme celui des retraites, il n’appartient qu’à nous de redonner à ce rejet toute l’hostilité qui le configure. Nous pensons que la percée sur la place publique de cette commune hostilité et de toutes les voix différentes qui la portent pourrait être une manière de déborder le cadre syndical en ouvrant la porte à toutes sortes de nouvelles pratiques de réappropriation, autant dans la lutte que dans la vie quotidienne, autant dans ce mouvement, que dans les années à venir.