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TOUS DEHORS


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13/06/2022
Traduction : M. K.

Idris Robinson est un penseur et révolutionnaire afro-américain. Il a été actif dans le soulèvement qui a suivi l’assassinat de George Floyd par la police de Minneapolis. Dans cet article, publié d’abord en anglais dans l’excellente revue Endnotes, il tente d’appréhender le rôle de la douleur dans la fragmentation du paysage social américain actuel.

Une fois que la révolte est fixée dans le passé définitif, il semble toujours difficile de trouver quoi que ce soit de valable à en dire. Au risque de paraître ici un peu mélo, lorsque la normalité et la stabilité reprennent le dessus, je ne vois franchement pas l'intérêt de faire grand-chose et même la simple tâche de vivre peut s'avérer carrément difficile. Qui plus est, je parierais que chacun d'entre nous a déjà été confronté à cette situation, dans laquelle la dépense d'un effort s'accompagne d'un certain niveau de détresse, allant d'un léger inconfort jusqu'à l'angoisse la plus sévère.

Même si je déteste le reconnaître, deux universitaires parfaitement bourgeois ont récemment fourni une description appropriée quant à l'ampleur de cette impasse :

La vie de plusieurs millions d'Américains est marquée par la douleur ; certains ne peuvent pas travailler, d'autres ne peuvent pas passer de temps avec leurs amis ou leurs proches comme ils le souhaiteraient, d'autres ne peuvent pas dormir et d'autres encore ne peuvent pas accomplir ces activités qui rendent la vie quotidienne possible et épanouissante. La douleur peut miner l'appétit, induire de la fatigue et empêcher la récupération ; dans les cas extrêmes, elle érode la volonté de vivre1.

Par ailleurs, ces auteurs parviennent également à identifier les dimensions psychiques et sociales qui sous-tendent ce qui semblerait être une manifestation purement physique de la douleur :

La détresse sociale et collective, le marché du travail, la politique et les intérêts des entreprises s'entrechoquent tous autour de la douleur. La douleur est le plus souvent un canal direct vers des morts multiples. Dans notre recherche de la trame de ces décès, la douleur n'a cessé d'apparaître, dans des contextes apparemment différents. La douleur est un facteur de risque important pour le suicide ; la victime croit que la douleur intolérable ne s'améliorera jamais. Le traitement de la douleur est à l'origine de l'épidémie d'opioïdes. Le système opioïde naturel du cerveau contrôle à la fois l'euphorie et le soulagement de la douleur. Par ailleurs, les gens utilisent souvent le langage de la douleur et du mal pour décrire la " souffrance sociale " qui les traverse, due au rejet, à l'exclusion ou à la perte, et il est prouvé que la souffrance sociale fait appel à certains des mêmes processus neuronaux qui signalent la douleur physique, due à un orteil écrasé ou à un doigt coupé, ou à l'arthrite. Le Tylenol [un puissant antidouleur] peut réduire la douleur sociale aussi bien que la douleur physique.2

C'est désormais un phénomène suffisamment documenté dans la littérature spécialisée, mais pour ceux d'entre nous qui ont été aux prises avec les recoins les plus sombres de leur être, nous avons toujours été bien conscients de la relation intime et réciproquement imbriquée qui lie la souffrance émotionnelle et corporelle. Elle se traduit couramment par l'immense tension psychologique qui est souvent nécessaire pour simplement se tirer physiquement du lit et par cette sorte d’anxiété envahissante qui se manifeste au plus profond du tube digestif.

Plutôt que de proposer une résolution en usant de techniques de coaching ou de pleine conscience, les auteurs situent la racine de notre épidémie actuelle de misère suicidaire et de rage meurtrière, ainsi que nombre de ses facteurs contributifs immédiats, dans la configuration même de notre ordre social actuel. Pour autant, loin de la plupart des jugements avisés qui valent aux universitaires d'aujourd'hui les plus hautes distinctions académiques, Guy Debord avait déjà pleinement appréhendé ce problème il y a plus de quarante ans. En cataloguant méticuleusement les éléments qui concouraient à la "dégénérescence physique, intellectuelle et psychologique" de la petite-bourgeoisie planétaire, ce que Debord affirmait dans son film de 1978 intitulé In Girum Imus Nocte et Consumimur Igni, à propos de cette classe naissante de salariés ("qui n'a jamais été très bourgeois et qui n'est plus guère ouvrier") anticipait aussi précisément ce qu’on considère aujourd’hui comme les causes de la multiplication des morts par contamination du désespoir.

Le diagnostic de Debord englobaot ce qui serait aujourd'hui évident pour quiconque a le courage de ne pas détourner le regard lorsqu'il rencontre des américains lambda, leurs visages hagards et blafards dû à la baisse qualitative de tous les produits : "mal nourris avec des aliments insipides et frelatés" et "acceptant passivement la répugnance sans cesse croissante de la nourriture qu'ils mangent, de l'air qu'ils respirent et des logements qu'ils habitent". Conjugué à un manque de soins de plus en plus répandu, on comprend dès lors le pic actuel  de maladies chroniques : "mal soignés pour leurs maladies récurrentes, ils meurent en masse sur les autoroutes, à chaque épidémie de grippe et à chaque canicule ". Il en résulte ce que Pasolini avait également remarqué depuis longtemps à propos des morts-vivants de la restructuration capitaliste : de la même manière qu'Aimé Césaire avait vu comment le penchant de la civilisation occidentale pour l'oppression coloniale et la guerre technologique avait mis à nu la barbarie inhérente à un projet humaniste déjà bien timide, Pasolini a été le témoin direct de son expression somatique manifeste dans la manière dont nous sommes devenus, selon ses propres termes, carrément "laids".

Mais surtout, ce que Debord avait bien compris, et que les pseudo-critiques d'aujourd'hui commencent seulement à réaliser, c'est que cette souffrance omniprésente équivaut à la réduction de la vie à une forme de survie dépouillée, solitaire et totalement dénuée de sens :

Séparés les uns des autres par la perte générale de tout langage capable de décrire la réalité (perte qui empêche tout véritable dialogue), séparés par leur concurrence acharnée dans la consommation ostentatoire du néant et donc par l'envie la plus infondée et éternellement frustrée, ils sont même séparés de leurs propres enfants, qui, dans les époques précédentes, étaient la seule propriété de ceux qui ne possédaient rien... En méprisant leur origine, [ces enfants] se sentent plus comme des rejetons du spectacle régnant que comme des serviteurs particuliers du spectacle qui les a engendrés... Derrière la façade de ravissement simulé de ces couples et de leur progéniture, il n'y a que des regards de haine. 

Il convient de noter que cette caractérisation pose un défi au discours sur les privilèges, puisque l'archétype de cet individu dépravé est clairement le citoyen américain blanc. Le principal défaut de Debord était de ne pas pouvoir prévoir comment tant de gens finiraient par opter pour un retrait suicidaire de cet enfer terrestre, puisque le spectacle de son époque était encore capable de présenter une image utopique inversée du paradis de la marchandise. Cependant, dans l'horizon nihiliste actuel, la seule illusion momentanée d'une "unité heureuse et éternellement présente" peut tout aussi bien apparaître dans le maniement d’une seringue.

La production de la pensée au centre même du développement de la douleur implique une reconceptualisation complète de celle-ci. En d'autres termes, si son apparition ne peut plus être déduite d'une blessure physique perceptible, la douleur ne peut plus être conçue comme un simple signal unidirectionnel relayant un message d'avertissement du corps à l'esprit. C'est pourquoi on accepte de plus en plus, avec l'aval du National Pharmaceutical Council, de définir tautologiquement la sensation comme "ce que la personne qui en fait l'expérience dit être, et qui existe à chaque fois qu'elle le dit".3 Cette formulation a ceci de bien qu'elle met clairement à mal l'expertise hautaine du professionnel en ce qui concerne notre misère, car elle met l'accent sur la conscience subjective plutôt que sur toute évaluation objective : "Pourtant, outre sa vulnérabilité à la manipulation par les colporteurs d'oxycodone [médicament opiacé] à deux balles, l'autre problème majeur d'une telle définition est qu'elle tend à enfermer chacun d'entre nous, seul avec sa douleur, dans une cage faite de subjectivité individuelle et autonome. Ainsi, nous entendons sans cesse des déclarations sur "mon traumatisme", comme s'il s'agissait d'un bien personnel précieux. Mais il s'agit plutôt d'un récit solipsiste à la Daniel Defoe ou à la Ibn Tufail injecté d'une dose cauchemardesque d'horreur gothique.

Pour en revenir à mes remarques préliminaires, ceci explique la futilité d'essayer de communiquer les uns avec les autres dans des périodes de paix et d'harmonie sociales qui se figent : quelle que soit l'éloquence avec laquelle on le formule, il existe néanmoins une injonction régnante contre le partage de ce qui est sans doute l'aspect le plus profond et le plus vital de la condition humaine, à savoir notre capacité à souffrir. Actuellement, l'idéologie spontanée qui entoure notre enfermement hermétique en nous-mêmes a été codifiée sous le couvert de l'épistémologie du point de vue. Mais, un peu comme si nous étions pris en flagrant délit d'instrumentalisation d'une activité criminelle, nous sommes de plus en plus privés de ce qui pourrait être nécessaire pour transmettre quelque chose d'important.

Il devrait être évident que seule la rupture vertigineuse provoquée par la révolte a le pouvoir d'abattre ce qui interdit tout accès mutuel entre des entités par ailleurs distinctes, séparées et atomisées. Étant donné que l'origine inéluctablement sociale de la douleur est empêchée d'échapper aux pièges solitaires de l'individu affligé, le dilemme ne peut être résolu que par un geste tout aussi aporétique, mis en œuvre par un personnage universel atteint par sa souffrance universelle, et qui ne revendique aucun droit particulier sur la base d'aucun tort particulier, mais le tort en général est perpétué contre lui. Bien sûr, cela ne pourra jamais être atteint par des méthodes idéalistes, qu'il s'agisse d'écrire, de parler ou de former à la diversité. Au lieu de cela, comme nous l'a dit un jour le vieil homme prénommé Marx, chaque étape du mouvement réel est plus importante qu'une douzaine d'articles ou d'essais.

(1) Anne Case and Angus Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism (Princeton: Princeton University Press, 2020), 84.

(2) Case and Deaton, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, 83.

(3) National Pharmaceutical Council, Pain: Current Understanding of Assessment, Management, and Treatments, 4.


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