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TOUS DEHORS


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207/10/2022
SGGroupe Survivre et Vivre
07/09/22

Si la désertion est aujourd’hui un concept à la mode, il ne date pourtant pas d’hier. On le retrouve, par exemple, dès les années 1970, dans les publications du groupe écologiste Survivre et Vivre. Dans le texte que nous republions aujourd’hui, la rédaction du journal décrivait et analysait déjà le potentiel, mais aussi les limites de l’usage de la désertion en politique.


Le présent article est avant tout un appel à chacun pour s’impliquer dans un mouvement de subversion culturelle en train de naître. Ce texte est né d’une pratique en constante évolution. Cette pratique (et elle seule) a été notre base pour les quelques réflexions que nous soumettons ici sur la signification et les motivations de ce mouvement, sur les caractères distinctifs d’une action de subversion culturelle, et sur un type d’action systématique que nous avons exploré depuis plus d’une année, à savoir le débat subversif. 

1 — Une crise de valeurs.

Nous sommes tous engagés dans la marée montante d’une profonde crise de valeurs. Pour nous, cette crise est la première amorce d’un vaste processus de transformation à l’échelle planétaire. Nous espérons que celui-ci va déboucher sur le développement d’une riche multitude de civilisations nouvelles, prenant naissance sur les décombres de la société technicienne se décomposant sous nos yeux. En ce sens, cette crise de valeurs est l’aspect le plus profond et le ferment de la crise de civilisation, de jour en jour plus manifeste, dont la crise de l’environnement, et les crises économiques et politiques qui l’accompagnent, sont autant d’aspects matériels ou techniques.

La crise de valeurs n’est nullement un mouvement arbitraire ou désordonné d’une multitude de tendances antagonistes dont les effets s’annuleraient mutuellement, comme l’observation superficielle du mouvement de Mai 1968 semblerait en fournir un exemple. Un certain recul nous permet de voir au contraire qu’elle obéit à une dynamique propre, qu’elle va dans une direction bien déterminée. On peut décrire cette direction en disant que pour chacun de nous elle va invariablement dans le sens d’un passage de la "mentalité technicienne" vers la "mentalité écologique". L’une et l’autre de ces "mentalités" extrêmes peuvent être à leur tour décrites par un système de valeurs en lequel nous pouvons nous investir. Chacun de ces systèmes engendre certains types de relations entre nous et les autres personnes, entre nous et la nature, et entre nous et nous-mêmes. Il est extrêmement remarquable que cette évolution de mentalité semble bien un mouvement rigoureusement irréversible : alors que nous rencontrons un nombre croissant de personnes qui ont fait leur "révolution personnelle" (ricanement sur la gauche...) en passant d’une mentalité technicienne à une mentalité écologique, nous n’avons pas rencontré un seul cas d’une personne qui aurait fait l’évolution inverse d’une mentalité écologique à une mentalité technicienne.

2 — Mentalité technicienne et désir de puissance.

Le signe distinctif le plus marquant de la mentalité technicienne est sans doute la foi inconditionnelle en le "Progrès", identifié à la poursuite du développement scientifique, technique et industriel dans la voie qu’il a suivie pendant les derniers siècles, avec l’extraordinaire accélération qu’on sait depuis la dernière guerre mondiale. Elle confond la poursuite plus ou moins aveugle de cette voie dans laquelle est lancée la société technique industrielle avec la créativité et l’apparition de "nouveau". La recherche et la poursuite de voies véritablement nouvelles sont rejetées dès lors comme un "retour en arrière", et caractérisées par des épithètes telles que passéisme, obscurantisme, mysticisme, tendances réactionnaires voire fascistes, retour au Moyen Âge ou à l’âge des cavernes ou à la pensée prélogique, etc.

La racine profonde de la mentalité technicienne se trouve peut-être dans l’exaltation, dans la société occidentale et de nombreuses autres qui l’ont précédée, de la puissance comme valeur suprême, et de notre désir de domination sur d’autres personnes, ou sur la nature, ou sur des parties de notre moi considérées comme répréhensibles. La stratification sociale, l’encouragement systématique de la compétition, mécanisme normal de la sélection sociale, comme base des relations entre personnes, sont des aspects de cette valorisation de la puissance ; il en est de même de la consommation comme signe extérieur de la position sociale et comme moyen d’autovalorisation. La recherche du profit, de la propriété privée (notamment celle des moyens de production), ne sont que des moyens pour assurer la puissance. Ces moyens ont tendance dans la société technicienne à être supplantés de plus en plus par la situation occupée dans la "technostructure", assurée elle-même par un savoir ou un savoir-faire spécialisé.

3 — L’aliénation culturelle.

De tous les moyens de connaissance, l’intellect, c’est-à-dire la faculté d’analyse rationnelle méthodique, est apparu au cours des temps comme le plus approprié pour nous assurer la domination sur la nature ou sur autrui, en donnant naissance notamment à des technologies de plus en plus efficaces. Aussi la mentalité technicienne s’accompagne d’un culte plus ou moins exclusif de la raison, au détriment d’autres moyens de connaissance "globaux" : perception sensorielle, intuition, sensibilité (affective, esthétique), expérience mystique ou spirituelle, ou toute autre forme de connaissance procédant d’une perception directe de l’objet de la connaissance par notre unité profonde avec cet "objet". D’ailleurs, de plus en plus au cours des derniers siècles, la raison a été identifiée à l’application d’une certaine méthode de connaissance, à savoir celle des sciences expérimentales et déductives, méthode posée en un absolu. Dès lors, la seule connaissance valable est celle qui est justiciable de ces méthodes, le savoir technicien, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances et des techniques d’experts, accumulées au cours des années dans les livres de nos bibliothèques, dans les cours de nos universités, et dans le savoir-faire de nos techniciens de tous ordres (scientifiques, médecins, économistes, politiques ou militaires). Ainsi, de plus en plus, le savoir et la technique sont conçus comme des valeurs absolues qui préexisteraient à nous, les sujets, et ils nous deviennent de plus en plus étrangers. Cette aliénation fondamentale se trouve glorifiée au nom de l’objectivité scientifique. De plus en plus, le "savoir" devient incapable de satisfaire encore la fonction première de toute connaissance, qui est de nous donner une image cohérente et globale du monde, c’est-à-dire de nos relations avec les autres personnes et avec notre milieu naturel, nous permettant d’agir sur ces relations suivant nos finalités propres. Le savoir technicien est devenu une autorité autonome, détachée du sujet, sorte de dieu impersonnel dont les experts seraient les oracles légitimes. Ainsi se trouve satisfait, dans la mentalité technicienne, ce désir de soumission propre aux sociétés autoritaires, négatif inséparable du désir de domination qu’elles exaltent.

4 — L’aliénation du travail.

La mentalité technicienne est le préalable indispensable pour le fonctionnement de la société technicienne, qui à son tour la perpétue. Au niveau de la pratique, l’aliénation culturelle qu’elle assume se traduit par l’aliénation du travail : la signification de notre travail nous échappe à peu près totalement, depuis notre apprentissage scolaire, de l’école primaire à l’université, jusqu’à l’exercice d’un métier, qu’il soit manuel ou intellectuel. Sur le plan purement technique, cette signification devient incompréhensible à cause de l’enchevêtrement inextricable, à l’échelle planétaire, des milliers de processus de production, de répartition, de commercialisation, de développement... qui interviennent dans le moindre ingrédient de notre vie de tous les jours, et dont notre travail est, au mieux, une parcelle infinitésimale. Sur le plan des motivations personnelles, le travail n’a d’autre rôle le plus souvent que de nous assurer un salaire. Mais ce rôle, ainsi que son rôle d’arme dans la compétition sociale, est souvent masqué, et parfois sublimé par l’éthique de la valeur du travail pour lui-même, indépendamment de son contenu ou de sa finalité (qui en tout état de cause nous échappent). C’est là un aspect du culte de la productivité pour elle-même, ou celui de l’efficacité sans souci des fins poursuivies. Dans le cas particulier de la production scientifique, ce culte a pris le nom pompeux d’éthique de la connaissance, qui fait pendant au stakhanovisme stalinien sur le plan du travail manuel. Tout comme le travail technicien, le travail dans la société technicienne perd sa signification, à mesure qu’il s’éloigne de sa fonction première : servir à la satisfaction de besoins ou de désirs évidents et concrets chez nous-mêmes, chez nos proches, ou chez des membres déterminés d’une communauté dont nous faisons partie. Alors que la finalité déclarée de la société technicienne est de nous affranchir de "l’esclavage du travail", elle nous enfonce de plus en plus dans la conception d’une opposition "travail-loisir", le travail étant considéré comme un mal nécessaire, qu’il convient de soustraire de notre vie comme un temps mort au bénéfice de la société. Son rêve ultime est la "société cybernétique", c’est-à-dire la société entièrement automatisée, où notre vie active tout entière serait réduite aux "loisirs".

5 — Fonction sociale du travail.

La mentalité technicienne s’accroche obstinément au mythe de la fonction sociale ("objective".) utile du type de travail promu par la société "technicienne" et méconnaît entièrement ses deux fonctions sociales véritables, qu’il s’agisse du travail dans l’école, dans l’atelier ou au laboratoire. Sur le plan pratique, il est un instrument de sélection, de stratification sociale, permettant de déterminer la place de chacun dans la hiérarchie sociale, d’après des critères objectifs (donc inattaquables à l’intérieur du système) de mérite du point de vue des dons ou des compétences techniques. Sur le plan psychique, il est un instrument pour nous soumettre à un savoir et à un savoir-faire qui nous sont étrangers, un moyen d’annihiler notre créativité, une école de la passivité. École aussi du mépris de nous-mêmes, de notre expérience personnelle avec toute sa richesse subjective, de nos capacités de perception du réel, au bénéfice de théories, de doctrines ou d’idéologies "objectives", d’où nous-mêmes sommes invariablement exclus.

6 — La mentalité écologique.

Elle reconnaît la société technicienne comme une monstruosité et la mentalité technicienne comme une maladie infantile de notre espèce. Au lieu de nous considérer comme seigneurs et maîtres de la nature, nous avons conscience d’en être une partie intégrante, dépendant pour notre épanouissement comme pour notre survie du réseau infiniment complexe de plaines et de cours d’eau, de sols et de mers, du jeu du soleil, du vent, des nuages. De même, devant les sociétés et les cultures humaines, nous ne nous sentons plus dans le rôle de démiurges ou d’ingénieurs qui les façonneraient à leur gré, que ce soit à titre de savants sociologues, de politiciens ou de membres d’une "avant-garde" révolutionnaire. Nous réalisons que nous sommes nous-mêmes partie intégrante de la société qui nous environne, au même titre que toutes les autres personnes qui en font partie, ayant chacune sa personnalité propre, ses conditions culturelles et personnelles, mais aussi ses possibilités inconnues de liberté créatrice, qui s’expriment et parfois explosent à certains moments privilégiés. Nous pouvons parfois pressentir ces moments, non pas les déterminer ni les contrôler. La valeur suprême est l’épanouissement de la vie sous toutes ses formes infiniment diverses, y compris dans l’infinie diversité des personnes et des relations entre personnes, des sociétés et des cultures.

Nous reconnaissons les limites de toute méthode de connaissance, réalisant qu’aucune méthode ni aucun langage ne saurait enfermer les possibilités, récuser a priori aucun savoir ni aucune technique, nous subordonnons constamment l’un et l’autre aux exigences de la vie, et en particulier à nos besoins et à nos désirs propres, dans le respect de la vie dans son ensemble, tant dans le présent que pour les générations à venir. Cela nous amène à vouloir développer par nous-mêmes une connaissance et un savoir-faire qui soient ceux de nos propres besoins et désirs, au lieu de reprendre passivement à notre compte un corpus de connaissances qui nous seraient étrangères. Ainsi, nous développerons une véritable connaissance du réel, de notre vie, dans une démarche d’emblée globale, intégrant toutes nos facultés de connaissance, sans les subordonner à une compréhension rationnelle ou formelle ni à aucune autre méthode quelle qu’elle soit. Nous évitons de nous faire les serviteurs d’une idéologie, d’une doctrine ou d’une méthode toute faite (fût-ce par nos propres soins), de voir ce qui est à travers les verres colorés que nous fournissent des idéologies, des doctrines ou des méthodes immuables. Nous nous méfions du besoin de certitude qui est en nous tous, à des degrés divers, comme d’un aspect du besoin de sécurisation, de la grande peur de la liberté engendrée par la civilisation technicienne. Notre seule "méthode" est l’observation vigilante du réel dans sa fluctuante mobilité, à commencer par nous-mêmes et nos relations à la nature et à autrui. Celles-ci seront caractérisées par la disponibilité, l’ouverture à la compréhension. Une telle attitude exclut les relations de domination ou de soumission, aussi bien sur le plan institutionnel que sur le plan intellectuel ou spirituel ou tout autre.

7 — Subversion culturelle et révolution culturelle.

L’aliénation culturelle comme l’aliénation dans notre travail apparaissent aujourd’hui comme une réalité universelle de la société technicienne, présente sous des formes spécifiques dans toutes les classes de la société, touchant de façon plus ou moins profonde chacun de nous tous qui formons cette société. Ces aliénations nous enlèvent tout pouvoir véritable sur notre vie, et nourrissent en nous un sentiment d’impuissance, de dépendance totale vis-à-vis du système, de passivité, de non-créativité, de démission. Presque tous, nous avons conscience, de façon au moins partielle, obscure parfois, ne serait-ce que de l’aliénation dans notre travail, refoulée incomplètement sous l’emprise de la mentalité technicienne dominante. Certains événements peuvent faire remonter ces aliénations à la surface de notre conscience, faire éclater au grand jour les contradictions de l’état présent, et précipiter ainsi en nous la crise de valeurs et le passage vers une mentalité écologique. Le but d’une action de subversion culturelle est de contribuer à créer de tels événements, qui activent le mûrissement de la crise de valeurs. Nous croyons que le temps est mûr en France (et sans doute dans de nombreux autres pays) pour le développement d’un véritable mouvement de subversion culturelle, se propageant, telle une "réaction en chaîne" s’accélérant progressivement, dans les points chauds de la société : lycées, facultés, écoles techniques et professionnelles, maisons de jeunes, paysans spoliés et chassés de leur terre, citadins soumis aux mille tensions croissantes de la vie urbaine, ouvriers, techniciens, scientifiques au chômage... Nous assistons dès aujourd’hui aux débuts d’un tel mouvement de subversion, mené en ordre dispersé par de nombreux groupes, dont Survivre et Vivre, partis des motivations les plus diverses pour aboutir à des mises en cause étonnamment convergentes. Ce mouvement pourrait devenir peut-être un des catalyseurs qui vont préparer la voie à la prochaine révolution culturelle en France ou ailleurs, approfondissant l’évolution qui s’est faite dans le même sens au cours et depuis la révolution culturelle de Mai 1968. Pour nous, une révolution culturelle n’est pas autre chose que le processus déclenché par l’éclatement collectif, plus ou moins simultané, d’un grand nombre de "révolutions personnelles" plus ou moins complètes, dans le sens général d’un passage de la mentalité technicienne vers une mentalité écologique, impliquant une transformation globale dans le même sens dans les relations entre les gens.

8 — Critères d’une action de subversion culturelle.

Il ne suffit pas de vivre en communauté, ou de développer dans son coin des technologies légères adaptées à une société postindustrielle, ou de faire de l’agriculture "biologique", ou d’écrire des articles ou des livres sur la subversion culturelle, ou de distribuer des tracts soi-disant subversifs, pour faire de la subversion culturelle. Nous participons à une action de subversion culturelle lorsqu’il y a changement dans les relations entre les personnes, dont nous-mêmes, ou entre ces personnes et leur environnement. La subversion culturelle ne peut être garantie par l’application d’aucune recette, d’aucune méthode quelle qu’elle soit. Elle n’est pas la conséquence d’une simple démarche théorique, si brillante ou si juste soit-elle, ou d’un mode opératoire dans lequel nous resterions étrangers à la réalité que nous désirons transformer. Une action de subversion culturelle implique dans sa totalité la personne de celui qui en prend l’initiative, et est donc nécessairement une action collective. En ce sens, il serait impropre de dire que quiconque d’entre nous "fait" une action de subversion culturelle, nous devrions dire plutôt que nous "participons" à une telle action avec d’autres, acteurs parfois réticents, plus ou moins conscients du caractère subversif de l’événement auquel ils participent : il y a subversion culturelle lorsqu’il y a transformation de la vie par un vécu collectif.

La subversion culturelle ne peut se faire que dans une approche globale, qui implique dans sa totalité celui qui s’en veut le ferment. Nous ne transformons rien si nous prêchons la libération sur nos lieux de travail ou dans des salles de conférences, tout en restant répressifs dans notre famille ou vis-à-vis de nos élèves ou de nos subordonnés, ou de nous-mêmes ou en restant enfermés dans la prison d’une autorité rigide, que ce soit celle d’une personne (fût-ce la plus estimable), d’une idéologie, d’une doctrine, d’une religion, ou de nos propres habitudes. À cause de ce caractère global, total, de la subversion culturelle, celle-ci ne semble guère pouvoir s’accorder avec un caractère clandestin : tout acte de subversion culturelle est par essence un acte public.

Un des caractères essentiels d’une action de subversion culturelle est son effet de déconditionnement sur ceux qui y participent, vis-à-vis des systèmes de référence auxquels nous sommes conditionnés. Pour sauvegarder ce caractère nous avons intérêt à refuser avec la plus grande vigilance de nous laisser entraîner dans des discussions de caractère exclusivement technique et remettre constamment en cause le terrain même du système, c’est-à-dire les valeurs qui lui servent de fondement. Il est clair qu’un tel déconditionnement est impossible en faisant appel à de nouveaux conditionnements qui s’opposeraient aux anciens, par exemple en utilisant les moyens mêmes du système que nous récusons, tels que des slogans imprimés ou scandés à voix haute ou l’appel à une rhétorique quelconque, dont nous attendrions des effets par une action purement mécanique déclenchant des réflexes acquis par nos conditionnements passés. Une telle façon de procéder mettrait certains d’entre nous en position d’opérateurs, manipulant d’autres personnes comme des objets, et instituerait par là des relations aliénantes incompatibles avec tout déconditionnement, toute libération.

Un acte de subversion culturelle peut consister en un sourire, en un geste, en une intonation de voix, comme dans un changement délibéré et permanent de certains éléments de notre vie et de notre travail. C’est avant tout un acte de liberté, de créativité, ayant un effet libérateur sur tous ceux qui y participent.

9 — Signification politique de la subversion culturelle.

Les structures en place et leur mode de fonctionnement, ainsi que les habitudes acquises par la masse des gens, sont d’une inertie immense qui s’oppose à tout changement rapide sur ces plans. Aussi, nous ne nous faisons point d’illusions : pendant un temps plus ou moins long, de l’ordre peut-être de quelques années au moins, il faut s’attendre à ce que la plupart des actions destinées à changer le système soient vouées à l’échec, au sens technique du terme ; qu’il s’agisse de la lutte contre l’installation d’une centrale nucléaire, ou contre l’extension d’une autoroute, ou contre des mesures répressives provenant des pouvoirs publics, le but technique fixé (suppression des projets de centrale ou d’autoroute, recul de la répression politique) sera rarement atteint. Pour nous, le principal critère de valeur de telles actions se trouve beaucoup moins dans le but technique poursuivi ou dans les chances de succès de l’atteindre, que dans le caractère subversif de l’action. Dans cette optique, les relations que cette action va instaurer entre ses participants actifs ou passifs forment le caractère essentiel de toute action politique. C’est en effet la nature de ces relations qui va déterminer si cette action aura tendance à renforcer les conditionnements, contribuant à l’approfondissement de la crise de valeurs et à la progression de la "mentalité écologique". Une fois atteint le point de rupture collectif marqué par une prochaine révolution culturelle, on peut s’attendre à des changements de structures ou de fonctionnement qui aillent plus loin que de simples égratignures sur la carapace blindée de la société technicienne (capitaliste, bourgeoise, de profit, de consommation, industrielle et tout ce qu’on voudra...).

Nous pensons que toute révolution politique qui ne serait pas en même temps, et principalement, une révolution culturelle, est un tour pour rien dans la roue de l’histoire.

10 — La subversion par la parole.

L’évolution de Survivre (devenu Survivre et Vivre !) depuis ses débuts semble une image fidèle de la crise de valeurs universelle et de la direction irréversible que celle-ci assume dans le sens d’un passage à une mentalité écologique. De plus en plus, notre action peut se caractériser comme une action de subversion culturelle, surtout depuis notre éditorial "La Nouvelle Église universelle" battant en brèche les mythes de l’idéologie scientiste. Ainsi, depuis nos débuts mais avec un écho croissant en même temps que croît le nombre de nos amis qui s’y associent, nous avons organisé des réunions-débats dans les milieux les plus divers : facultés, centres de recherches, lycées, lycées techniques ou agricoles, "grandes" écoles, maisons des jeunes, librairies, écoles communales,... Dans chacun de ces débats, annoncés sous les titres les plus divers, partant de préoccupations les plus diverses : la pollution, la science et la technique, science et société, le scientifique et l’armée, le problème paysan, le rôle de l’école, le mouvement communautaire, etc., se trouvent finalement passés en revue et discutés de façon plus ou moins approfondie un bon nombre des aspects principaux de la présente crise de civilisation. Depuis quelques mois, nous recevons un nombre croissant de demandes pour animer de tels débats, notamment à la suite de nos interventions en province et à Paris. Depuis quelques semaines, on voit des amis anciens ou nouveaux en province prendre spontanément en charge l’extension du mouvement de "subversion par la parole" dans leur propre région, permettant au groupe parisien de fonctionner de plus en plus comme simple groupe local pour la région parisienne. Alors que beaucoup de groupements amis restent partiellement inhibés, dans leurs critiques, par les mythes de la Science et de l’Expert, leur évolution et leurs actions vont manifestement dans le même sens que nous. Notons ici l’action subversive de groupes d’ethnologues, comprenant nos amis Jacques Cochin à Rennes et Robert Jaulin à Paris, alertés par le caractère d’ethnocide [6] de la civilisation technicienne. Dans le même sens, nous avons eu connaissance de plusieurs groupes d’amis qui envisagent pour cet été des tournées dans les villages, où des expositions itinérantes sur l’ethnocide paysan, des films, des représentations théâtrales ou musicales, etc., seraient l’occasion de discussions avec les paysans sur le problème paysan et les possibilités d’une Renaissance systématique de subversion par la parole, correspondant à un profond besoin, conscient chez un nombre croissant de gens, de sortir de leur isolement culturel. Le principal but du présent article est d’encourager tous les lecteurs à s’associer activement à ce mouvement, en participant à l’organisation et à l’animation de débats et d’échanges dans leur propre milieu. Pour assurer un minimum d’organisation sans tomber dans le centralisme, il serait utile que les amis de province disposés à grouper les demandes d’intervention dans leur région nous fassent signe, pour que les personnes intéressées puissent s’adresser directement à eux.

11 — Caractères d’un débat subversif.

La nature subversive d’un débat est déterminée moins par ce qui y est dit par les "animateurs" que par les relations qu’il instaure entre ses participants, donc par l’ambiance qu’il crée. Un critère essentiel, c’est que la parole cachée en chacun de nous sorte, faisant éclater notre propre vérité. On s’aperçoit très vite que c’est là la difficulté principale, à cause des conditionnements puissants qui nous incitent à mépriser et à tenir caché à tous (à commencer souvent par nous-mêmes) tout ce qui nous touche de façon personnelle et profonde. D’où, dans chaque débat public, la tendance incoercible chez chacun de porter la discussion sur tout ce qui est éloigné de nous : de parler en termes de théorie abstraite au lieu de notre expérience vécue, du tiers-monde au lieu du pays dans lequel on vit, de l’ouvrier d’usine lorsqu’on est soi-même un intellectuel, etc. Le plus souvent le véritable débat ne s’instaure qu’après que la séance a été levée et que la réunion se scinde en petits groupes de deux ou trois, voire dix personnes.

Un autre écueil à la création d’une ambiance propice à la parole de tous vient de la structure hiérarchique qu’a tendance à prendre tout débat ou discussion. Cela provient souvent de la position particulière qu’y occupe l’animateur invité. Ainsi, il arrive facilement que le débat prenne la forme de "questions" posées à l’invité (j’allais dire à l’organisateur), qui prend dès lors figure de l’arbitre compétent, de l’homme sage qui tranche. Il est plus facile d’éviter cet écueil et d’obtenir un débat vivant lorsqu’il y a plusieurs animateurs simultanés, qui à tour de rôle et suivant l’inspiration du moment donnent la réplique aux interventions provenant des participants dans la salle, chacun suivant son éclairage propre ; le mieux étant que la réplique vienne des participants dans la salle tout autant ou plus que des animateurs. Un autre écueil est que le débat s’enlise dans une discussion entre les animateurs et une ou plusieurs personnes dans la salle rompues aux joutes oratoires ; le débat alors a grande tendance à passer par-dessus la tête des gens. Une telle situation provient souvent de la peur quasi panique que peuvent avoir certains d’entre nous de laisser s’instaurer un silence, que nous nous hâtons de combler à tout prix par un flot de paroles. L’expérience montre pourtant que c’est du silence détendu que naît le plus aisément la parole de vérité. C’est également dans des débats où le visiteur ou les visiteurs ont parlé le moins, où ils se sont le plus effacés, que le travail se fait le plus en profondeur. La présentation préliminaire de thèmes de discussion s’avère même souvent superflue, surtout lorsque le nombre de participants est faible, ne dépassant guère la cinquantaine ; il est souvent possible alors d’entrer dans le vif du sujet par une sorte de conversation impromptue impliquant la totalité des participants. Une telle ambiance propice est beaucoup plus rare lorsque le nombre des participants est plus élevé, et il est difficile alors d’éviter que le débat prenne une allure décousue, voire chaotique, qui laisse les participants sur leur faim, souvent même après que le débat se soit scindé en groupes plus petits ; mais ce sentiment de frustration même qui accompagne et suit de tels débats nous semble souvent le signe d’un fécond travail de maturation chez les participants, travail dont la réunion n’aura été qu’une amorce ou une étape. En tous les cas, que le nombre des participants se limite à deux ou qu’il approche de mille, l’expérience nous démontre amplement que le débat est d’autant plus "subversif" et fécond que l’animateur aura su jouer un rôle de simple catalyseur pour la parole de tous. Cela implique notamment qu’il s’abstienne de vouloir convaincre à tout prix les autres de la justesse de ses propres vues, si brillantes soient-elles, et d’utiliser les moyens rhétoriques pour les faire accepter. La brillance et la rhétorique ont en effet pour principal effet d’écraser l’interlocuteur, ou de le placer dans une situation qu’il ressent comme une agression, de sorte que s’instaure (souvent à l’insu de tous) une ambiance d’antagonisme qui bloque toute communication véritable. Si nous voulons devenir des ferments subversifs, il est beaucoup plus important que nous apprenions à écouter plutôt qu’à parler.

Lorsque cela est possible, il est préférable d’organiser un débat subversif de telle sorte qu’il n’y ait pas de limite de temps pour le poursuivre aussi longtemps que le besoin en est ressenti. Il arrive que les discussions se poursuivent en petits groupes pendant de nombreuses heures, parfois après le départ même des "conférenciers" qui peut passer quasi inaperçu. Il est bon de lever la séance pour inviter à la formation de groupes, dès que la discussion générale commence à s’effilocher, notamment par suite de la formation spontanée de groupes conversant à voix basse pendant la poursuite des débats ; lorsque le temps est limité, il peut être préférable de lever la séance même avant, pour permettre à des conversations et des relations personnelles de se nouer dans les limites de temps disponible. Quant à la préparation du débat et son annonce par des tracts, affiches, etc., il est sans doute à peine besoin de dire qu’il faut éviter absolument de vouloir attirer un large public par l’étalage de titres et de compétences réelles ou supposées d’un conférencier, méthode qui n’est que l’effet de nos propres conditionnements et de notre paresse d’esprit. L’appel à leur propre imagination permettra aux organisateurs de réunir tous les gens qui peuvent être réellement intéressés, en faisant par exemple éclater dans leur annonce, par l’image ou par le texte, certains aspects particulièrement flagrants de l’aliénation générale.

Survivre et vivre, n° 12, juin 1972.