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31/10/22
Lora Keraron, ancienne élève d’AgroParisTech, a récemment participé à la réalisation de la série documentaire PAMacée. Ce film, tourné entre la France et le Cap-vert, vise d’une part, à donner la parole à celles et ceux qui soignent par les plantes, mais constitue plus largement un appel à nous réapproprier des savoirs qui sont aujourd'hui menacés par les tendances anthropolico-économiques contemporaines à l’uniformisation du monde. Le premier épisode de cette série documentaire peut-être visionner librement ici.
Bonjour,
qu'est-ce qui t'as poussé à faire ce film ? Quelle est ta relation
avec les plantes médicinales ? Quelle était ton ambition en
réalisant ce documentaire ?
J'ai
grandi dans une famille qui n'avait pas du tout l'habitude de se
soigner avec des plantes. J'ai commencé à m'intéresser en 2017 à
l'armoise annuelle (Artemisia
annua),
connue pour ses vertus contre le paludisme. La lecture d'études et
les nombreux témoignages que j'ai pu recevoir m'ont fait réaliser
la puissance des plantes, prise même sous la forme simple de tisane.
J'ai pris conscience de mon ignorance, mais aussi de sa cause. Des
choix politiques ont confisqué ces savoirs locaux en supprimant le
diplôme national d'herboriste en France et en retirant de plus en
plus de plantes médicinales de la vente libre. Au fond, cela traduit
une domination d'un savoir dit « scientifique » au service
d'intérêts privés, en l'occurrence l'industrie pharmaceutique, qui
écrase les autres formes de savoir et nous enlève toute autonomie.
Notre objectif avec Anne, la co-réalisatrice de PAMacée, était de
questionner notre conception de la santé et de revaloriser des
savoirs locaux menacés.
Vous
avez tourné ce documentaire dans deux pays : sur les îles de Sao
Vicente et de Barlamento, au Cap Vert et en France. Peux-tu expliquer le choix de ce parallèle ? Pourquoi avoir choisi le
Cap-Vert ?
Nous
avons tourné ce documentaire dans deux pays : Anne était dans le
Sud-Est de la France pendant que j'étais sur les îles de Santo
Antao et Sao Vicente, dans l'archipel du Cap-Vert.
Nous
voulions donner la parole à des personnes peu entendues et rendre
visible leurs savoirs : à la fois les savoirs paysans, qui
persistent encore en France, que les savoirs des pays colonisés.
Nous souhaitions sortir d'une vision occidentalo-centrée de la santé
et de notre rapport aux plantes.
J'ai
choisi l'Afrique de l'Ouest car un voyage au Sénégal m'a donné un
aperçu de la richesse de la médecine traditionnelle africaine. De
plus, je tenais à me déplacer sans avion et l'Afrique de l'Ouest
était une destination accessible en bus et en bateau. Le Cap-vert ne
devait être qu'une escale dans une navigation jusqu'au Sénégal,
mais les imprévus du bateau-stop et la fermeture des frontières due
au Covid m'ont amené à y rester vivre quatre mois. C'est ainsi que
j'ai mené mon enquête documentaire en immersion sur l'île de Santo
Antao, où les plantes sont encore le premier moyen de se soigner.
Les
plantes médicinales sont assez peu utilisées en France, notamment
car l'accès aux médicaments est facile : de nombreux médicaments
sont remboursés et les médecins en prescrivent souvent beaucoup.
Dans le premier épisode de votre série, plusieurs Cap-verdien et
Cap-verdienne expliquent qu'ils utilisent les plantes médicinales
par nécessité : ils n'ont pas les moyens d'aller en ville pour
consulter un médecin et s'acheter des médicaments. Pensez-tu que
la situation de crise économique dans laquelle nous avançons va
produire un passage vers des pratiques de soin plus autonomes ?
La
situation en France et au Cap-Vert est complètement opposée. À
Santo Antao, la médecine occidentale coûte très cher, et les
plantes, cueillies localement et utilisées en tisane, inhalation ou
en bain, constituent des remèdes gratuits et à portée de main. À
l'inverse, en France, les médicaments pharmaceutiques sont les plus
accessibles, et la phytothérapie est surtout connue sous forme
d'huiles essentielles, généralement très coûteuse. Les plantes
sont peu utilisées en France car elles n'ont aucune place dans notre
système de santé, contrairement à la plupart des autres pays
européens. Elles ne sont pas remboursées, les médecins ne sont pas
formés en phytothérapie, les herbalistes ont interdiction de parler
de leurs vertus thérapeutiques et les recherches académiques sont
très difficilement financées et publiées.
Je
crois que nous sommes arrivées dans une situation de dépossession
et d'aliénation très forte dans tous les domaines, de
l'alimentation à l'énergie, en passant par les transports et
bien-sûr la santé (l'ouvrage Némésis médicaled'Ivan Illich est excellent à ce sujet). Je ne sais pas quel impact
aura la « crise économique » sur l'usage des plantes, mais je
pense que les multiples instabilités que nous réserve le futur et
le plaisir que procure le fait de cueillir ses propres remèdes vont
pousser les gens à se tourner massivement vers des modes de soin
plus autonomes.
Dans
le documentaire vous faîtes intervenir des naturopathes et des
herboristes français.e.s. Ils et elles présentent des approches
holistiques de la santé : on ne soigne jamais qu'un symptôme,
l'idée étant plutôt de « remettre la maladie dans son contexte »
pour reprendre les mots d'Ingrid Quenivet, ancienne infirmière
devenue herboriste. Cette vision est partagée par le médecin cap
verdien. On aurait du mal à trouver cette approche au sein de la
médecine dite « conventionnelle » ?
Cette
approche holistique est à mes yeux le grand manque de notre système
médical « conventionnel ». Dans notre médecine moderne, on traite
le symptôme, c'est une approche « symptomatique ». Une personne
ressent un mal de ventre ? On lui donne tel médicament. Dans les
médecines traditionnelles cap-verdiennes et occidentales (ce qu'on
appelle aujourd'hui la « naturopathie »), on va non seulement
mettre fin aux symptômes, mais également s'intéresser à la cause
: «
Est-ce que la personne n'est pas stressée ? »Dans
ce cas, on peut chercher à atténuer la source du stress et à
relaxer la personne par des méthodes naturelles. Sans cela, le
problème risque de se reproduire. La France est particulièrement
fermée sur ce sujet. Les pratiques naturelles et holistiques sont
reconnues dans de nombreux pays, comme en Allemagne où les
praticiens de santé (l'équivalent des naturopathes en France)
possèdent un statut reconnu par le ministère de la santé.
La
fin de la série est marquée par la présence de deux personnages
qui semblent vivre en symbiose avec leur milieu, Antonio Sabine Maria
Lima qui est éleveur et Adelso Rivaldo, agriculteur. Chacun utilise
les plantes pour soigner et entretenir la terre qu'il cultive pour
l'un, ses chèvres pour l'autre. Au-delà d'une pratique biologique
et respectueuse des vies qui les entourent, leur mode d'agriculture
et d'élevage leur procure un véritable bien-être. On imagine
pourtant le travail de la terre comme un travail dur et exigeant.
D'ailleurs la situation des agriculteurs et agricultrices
français.e.s est aujourd'hui carrément difficile, aussi bien du
fait des changements climatiques que de la faible considération et
rémunération de ce travail. Peux-tu nous parler de cette
différence ?
J'étais
impressionnée par les témoignages de mes protagonistes, qui
transpirent de sérénité et d'enthousiasme.
L'agriculture
à Santo Antao se fait entièrement manuellement. J'ai pu
l'expérimenter par moi-même, c'est un travail extrêmement
physique. Ce qui m'a marqué chez les agriculteur.rices
cap-verdien.nes que j'ai rencontré, c'est leur autonomie et la
sensation de joie,
de liberté et de dignité qu'elle leur procurait. Le travail est
certes beaucoup moins physique en France, mais l'État et les groupes
agro-industriels ont enfermé les agriculteur.rices dans un système
destructeur dont il est très difficile de sortir. L'agriculture est
une des activités les plus fondamentales pour vivre et c'est un des
métiers les moins bien rémunérés. Je recommande l'excellent
ouvrage de l'Atelier paysan pour comprendre les blocages de notre
système agro-alimentaire français et des pistes de stratégies pour«
Reprendre la terre aux machines ».
En
France la vente des plantes médicinales est très contrôlée.
Aujourd'hui les herboristes ne peuvent vendre que 148 plantes dites «
plantes libérées » sans toutefois avoir le droit d'en donner les
usages. Il est interdit par exemple de vendre de la sauge en
préconisant une utilisation pour les douleurs de règles ou encore
du thym pour aider à soigner une bronchite. Peux-tu nous dire un
mot sur les luttes en cours autour de cette question ?
En
2013, les paysans-herboristes se sont mobilisés pour faire
reconnaître leur métier et sortir de cette situation d'illégalité,
à travers le syndicat les SIMPLES. Le sénateur écologiste Joël
Labbé s'est emparé du sujet et a lancé une mission d'information
parlementaire en 2018 qui a abouti à une série de propositions sur
la reconnaissance du métier d'herboriste et le développement de la
filière des plantes aromatiques et médicinales. Il prévoit de
proposer une loi dans les cinq prochaines années, qui ne passera
qu'à condition d'une mobilisation massive, face aux pressions de
l'ordre des médecins et des pharmaciens. (1)
De
nombreuses personnes se mobilisent pour faire vivre ces savoirs, que
ce soient les paysan.nes, cueilleu.ses et productrices des SIMPLES
qui ont organisé fin septembre un week-end de rencontres sur toute
la France avec les écoles d'herboristerie, les médecins,
pharmacien.nes, infirmières qui se forment et introduisent la
phytothérapie dans le système officiel ou encore des collectifs qui
s'organisent localement pour cultiver des plantes, transmettre ces
savoirs et rendre accessible des soins naturels.
Le
documentaire a été tourné pendant l'épidémie de Covid, les
personnes que vous avez rencontré vous ont elles fait part de leur
utilisation de plantes médicinales pour prévenir ou soigner la
maladie ?
Le
documentaire a été tourné de février à juin 2020, au
tout début de
l'épidémie
de covid, alors
qu'il n'y a avait encore aucun vaccin.
Du
fait de son isolement, l'île
de Santo Antao est
restée
longtemps
épargnée
de
l'épidémie,
le premier cas est arrivé deux semaines après mon départ. Beaucoup
d'habitant.es se sont tourné.es vers les plantes en
prévention.
Dans la communauté de Planalto Leste par exemple, les habitant.es se
faisaient des tisanes d'une variété de citron vert local, très
concentrée en principes actifs et riche en vitamine C. Ils avaient
aussi recours à des fumigations d'Artemisia
gorgonum,
une espèce d'armoise endémique de l'île, réputée pour son action
contre la grippe et le paludisme. J'étais bluffée quand j'ai
réalisé que sa cousine, l'armoise annuelle, avait été recommandée
à l'autre bout de monde, par le protocole officiel de médecine
traditionnelle en Chine, puis des mois plus tard à Madagascar,
suscitant un véritable engouement pour cette plante en Afrique. Les
premières études académiques in vitro publiées un an plus tard
ont montré des résultats très encourageants (2). L'avantage
des remèdes traditionnels traditionnels est que leur innocuité est
bien connue et qu’ils peuvent être utilisés immédiatement en
première ligne de défense lors
d’une épidémie,
sans avoir besoin d'attendre des résultats d'études de toxicité.
Vous
avez toutes les deux étudié à Agro-paris Tech. La question est
peut-être large mais peux-tu nous en dire un peu plus sur la ou les orientations
prises en ce qui concerne les contenus d'enseignement relatifs aux
pesticides, aux engrais ou encore aux changements climatiques dans votre école ? Par exemple, avez-vous abordé les plantes médicinales durant votre cursus ?
AgroParisTech
a été fondée, comme toutes les écoles d'ingénieur, pour répondre
aux besoins industriels. De nombreuses multinationales exercent une
influence sur l'école en siégeant dans le conseil d'administration,
comme le groupe LVMH par exemple, ou en nouant des chaires
partenaires, comme le géant de l'agrochimie BASF. Ces orientations
sont invisibilisées mais globalement AgroParisTech reste en accord
avec le modèle agricole conventionnel. Nous avons, par exemple,
toujours des interventions de personnes travaillant à Bayer Monsanto
pendant nos cours.
J'ai
réalisé récemment que Chantal Monvois, déléguée générale de
la Fondation AgroParisTech et directrice des partenariats, avait
travaillé pendant 9 ans pour Sanofi. Pas étonnant que la Fondation
ait presque toujours refusé de soutenir des projets liés à la
phytothérapie… La formation à AgroParisTech concerne
l'agriculture, l'agro-alimentaire, l'environnement et la santé. Bien
que les plantes médicinales soient au croisement de ces quatre
domaines, elles ne sont quasiment pas abordées pendant nos trois
années de cursus, à l'exception d'un cours de sociologie sur la
cueillette. La phytothérapie n'est pas vue d'un bon œil par tout le
monde à AgroParisTech et certains professeurs nous l'ont déjà fait
ressentir à travers des mails de pression, même si d'autres nous
soutiennent.
(1)
Plus d’infos dans cet article : https://www.plantes-et-sante.fr/articles/on-en-parle/4964-colloque-de-la-biovallee-ou-en-est-on-de-la-reconnaissance-de-lherboristerie
(2)
Plus d’infos dans cet article :https://reporterre.net/Soigner-le-Covid-avec-les-plantes-un-potentiel-neglige-par-la-recherche
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Lora Keraron, ancienne élève d’AgroParisTech, a récemment participé à la réalisation de la série documentaire PAMacée. Ce film, tourné entre la France et le Cap-vert, vise d’une part, à donner la parole à celles et ceux qui soignent par les plantes, mais constitue plus largement un appel à nous réapproprier des savoirs qui sont aujourd'hui menacés par les tendances anthropolico-économiques contemporaines à l’uniformisation du monde. Le premier épisode de cette série documentaire peut-être visionner librement ici.
Bonjour, qu'est-ce qui t'as poussé à faire ce film ? Quelle est ta relation avec les plantes médicinales ? Quelle était ton ambition en réalisant ce documentaire ?
J'ai grandi dans une famille qui n'avait pas du tout l'habitude de se soigner avec des plantes. J'ai commencé à m'intéresser en 2017 à l'armoise annuelle (Artemisia annua), connue pour ses vertus contre le paludisme. La lecture d'études et les nombreux témoignages que j'ai pu recevoir m'ont fait réaliser la puissance des plantes, prise même sous la forme simple de tisane. J'ai pris conscience de mon ignorance, mais aussi de sa cause. Des choix politiques ont confisqué ces savoirs locaux en supprimant le diplôme national d'herboriste en France et en retirant de plus en plus de plantes médicinales de la vente libre. Au fond, cela traduit une domination d'un savoir dit « scientifique » au service d'intérêts privés, en l'occurrence l'industrie pharmaceutique, qui écrase les autres formes de savoir et nous enlève toute autonomie. Notre objectif avec Anne, la co-réalisatrice de PAMacée, était de questionner notre conception de la santé et de revaloriser des savoirs locaux menacés.
Vous avez tourné ce documentaire dans deux pays : sur les îles de Sao Vicente et de Barlamento, au Cap Vert et en France. Peux-tu expliquer le choix de ce parallèle ? Pourquoi avoir choisi le Cap-Vert ?
Nous avons tourné ce documentaire dans deux pays : Anne était dans le Sud-Est de la France pendant que j'étais sur les îles de Santo Antao et Sao Vicente, dans l'archipel du Cap-Vert. Nous voulions donner la parole à des personnes peu entendues et rendre visible leurs savoirs : à la fois les savoirs paysans, qui persistent encore en France, que les savoirs des pays colonisés. Nous souhaitions sortir d'une vision occidentalo-centrée de la santé et de notre rapport aux plantes.
J'ai choisi l'Afrique de l'Ouest car un voyage au Sénégal m'a donné un aperçu de la richesse de la médecine traditionnelle africaine. De plus, je tenais à me déplacer sans avion et l'Afrique de l'Ouest était une destination accessible en bus et en bateau. Le Cap-vert ne devait être qu'une escale dans une navigation jusqu'au Sénégal, mais les imprévus du bateau-stop et la fermeture des frontières due au Covid m'ont amené à y rester vivre quatre mois. C'est ainsi que j'ai mené mon enquête documentaire en immersion sur l'île de Santo Antao, où les plantes sont encore le premier moyen de se soigner.
Les plantes médicinales sont assez peu utilisées en France, notamment car l'accès aux médicaments est facile : de nombreux médicaments sont remboursés et les médecins en prescrivent souvent beaucoup. Dans le premier épisode de votre série, plusieurs Cap-verdien et Cap-verdienne expliquent qu'ils utilisent les plantes médicinales par nécessité : ils n'ont pas les moyens d'aller en ville pour consulter un médecin et s'acheter des médicaments. Pensez-tu que la situation de crise économique dans laquelle nous avançons va produire un passage vers des pratiques de soin plus autonomes ?
La situation en France et au Cap-Vert est complètement opposée. À Santo Antao, la médecine occidentale coûte très cher, et les plantes, cueillies localement et utilisées en tisane, inhalation ou en bain, constituent des remèdes gratuits et à portée de main. À l'inverse, en France, les médicaments pharmaceutiques sont les plus accessibles, et la phytothérapie est surtout connue sous forme d'huiles essentielles, généralement très coûteuse. Les plantes sont peu utilisées en France car elles n'ont aucune place dans notre système de santé, contrairement à la plupart des autres pays européens. Elles ne sont pas remboursées, les médecins ne sont pas formés en phytothérapie, les herbalistes ont interdiction de parler de leurs vertus thérapeutiques et les recherches académiques sont très difficilement financées et publiées.
Je crois que nous sommes arrivées dans une situation de dépossession et d'aliénation très forte dans tous les domaines, de l'alimentation à l'énergie, en passant par les transports et bien-sûr la santé (l'ouvrage Némésis médicaled'Ivan Illich est excellent à ce sujet). Je ne sais pas quel impact aura la « crise économique » sur l'usage des plantes, mais je pense que les multiples instabilités que nous réserve le futur et le plaisir que procure le fait de cueillir ses propres remèdes vont pousser les gens à se tourner massivement vers des modes de soin plus autonomes.
Dans le documentaire vous faîtes intervenir des naturopathes et des herboristes français.e.s. Ils et elles présentent des approches holistiques de la santé : on ne soigne jamais qu'un symptôme, l'idée étant plutôt de « remettre la maladie dans son contexte » pour reprendre les mots d'Ingrid Quenivet, ancienne infirmière devenue herboriste. Cette vision est partagée par le médecin cap verdien. On aurait du mal à trouver cette approche au sein de la médecine dite « conventionnelle » ?
Cette approche holistique est à mes yeux le grand manque de notre système médical « conventionnel ». Dans notre médecine moderne, on traite le symptôme, c'est une approche « symptomatique ». Une personne ressent un mal de ventre ? On lui donne tel médicament. Dans les médecines traditionnelles cap-verdiennes et occidentales (ce qu'on appelle aujourd'hui la « naturopathie »), on va non seulement mettre fin aux symptômes, mais également s'intéresser à la cause : « Est-ce que la personne n'est pas stressée ? »Dans ce cas, on peut chercher à atténuer la source du stress et à relaxer la personne par des méthodes naturelles. Sans cela, le problème risque de se reproduire. La France est particulièrement fermée sur ce sujet. Les pratiques naturelles et holistiques sont reconnues dans de nombreux pays, comme en Allemagne où les praticiens de santé (l'équivalent des naturopathes en France) possèdent un statut reconnu par le ministère de la santé.
La fin de la série est marquée par la présence de deux personnages qui semblent vivre en symbiose avec leur milieu, Antonio Sabine Maria Lima qui est éleveur et Adelso Rivaldo, agriculteur. Chacun utilise les plantes pour soigner et entretenir la terre qu'il cultive pour l'un, ses chèvres pour l'autre. Au-delà d'une pratique biologique et respectueuse des vies qui les entourent, leur mode d'agriculture et d'élevage leur procure un véritable bien-être. On imagine pourtant le travail de la terre comme un travail dur et exigeant. D'ailleurs la situation des agriculteurs et agricultrices français.e.s est aujourd'hui carrément difficile, aussi bien du fait des changements climatiques que de la faible considération et rémunération de ce travail. Peux-tu nous parler de cette différence ?
J'étais impressionnée par les témoignages de mes protagonistes, qui transpirent de sérénité et d'enthousiasme. L'agriculture à Santo Antao se fait entièrement manuellement. J'ai pu l'expérimenter par moi-même, c'est un travail extrêmement physique. Ce qui m'a marqué chez les agriculteur.rices cap-verdien.nes que j'ai rencontré, c'est leur autonomie et la sensation de joie, de liberté et de dignité qu'elle leur procurait. Le travail est certes beaucoup moins physique en France, mais l'État et les groupes agro-industriels ont enfermé les agriculteur.rices dans un système destructeur dont il est très difficile de sortir. L'agriculture est une des activités les plus fondamentales pour vivre et c'est un des métiers les moins bien rémunérés. Je recommande l'excellent ouvrage de l'Atelier paysan pour comprendre les blocages de notre système agro-alimentaire français et des pistes de stratégies pour« Reprendre la terre aux machines ».
En France la vente des plantes médicinales est très contrôlée. Aujourd'hui les herboristes ne peuvent vendre que 148 plantes dites « plantes libérées » sans toutefois avoir le droit d'en donner les usages. Il est interdit par exemple de vendre de la sauge en préconisant une utilisation pour les douleurs de règles ou encore du thym pour aider à soigner une bronchite. Peux-tu nous dire un mot sur les luttes en cours autour de cette question ?
En 2013, les paysans-herboristes se sont mobilisés pour faire reconnaître leur métier et sortir de cette situation d'illégalité, à travers le syndicat les SIMPLES. Le sénateur écologiste Joël Labbé s'est emparé du sujet et a lancé une mission d'information parlementaire en 2018 qui a abouti à une série de propositions sur la reconnaissance du métier d'herboriste et le développement de la filière des plantes aromatiques et médicinales. Il prévoit de proposer une loi dans les cinq prochaines années, qui ne passera qu'à condition d'une mobilisation massive, face aux pressions de l'ordre des médecins et des pharmaciens. (1)
De nombreuses personnes se mobilisent pour faire vivre ces savoirs, que ce soient les paysan.nes, cueilleu.ses et productrices des SIMPLES qui ont organisé fin septembre un week-end de rencontres sur toute la France avec les écoles d'herboristerie, les médecins, pharmacien.nes, infirmières qui se forment et introduisent la phytothérapie dans le système officiel ou encore des collectifs qui s'organisent localement pour cultiver des plantes, transmettre ces savoirs et rendre accessible des soins naturels.
Le documentaire a été tourné pendant l'épidémie de Covid, les personnes que vous avez rencontré vous ont elles fait part de leur utilisation de plantes médicinales pour prévenir ou soigner la maladie ?
Le documentaire a été tourné de février à juin 2020, au tout début de l'épidémie de covid, alors qu'il n'y a avait encore aucun vaccin. Du fait de son isolement, l'île de Santo Antao est restée longtemps épargnée de l'épidémie, le premier cas est arrivé deux semaines après mon départ. Beaucoup d'habitant.es se sont tourné.es vers les plantes en prévention. Dans la communauté de Planalto Leste par exemple, les habitant.es se faisaient des tisanes d'une variété de citron vert local, très concentrée en principes actifs et riche en vitamine C. Ils avaient aussi recours à des fumigations d'Artemisia gorgonum, une espèce d'armoise endémique de l'île, réputée pour son action contre la grippe et le paludisme. J'étais bluffée quand j'ai réalisé que sa cousine, l'armoise annuelle, avait été recommandée à l'autre bout de monde, par le protocole officiel de médecine traditionnelle en Chine, puis des mois plus tard à Madagascar, suscitant un véritable engouement pour cette plante en Afrique. Les premières études académiques in vitro publiées un an plus tard ont montré des résultats très encourageants (2). L'avantage des remèdes traditionnels traditionnels est que leur innocuité est bien connue et qu’ils peuvent être utilisés immédiatement en première ligne de défense lors d’une épidémie, sans avoir besoin d'attendre des résultats d'études de toxicité.
Vous avez toutes les deux étudié à Agro-paris Tech. La question est peut-être large mais peux-tu nous en dire un peu plus sur la ou les orientations prises en ce qui concerne les contenus d'enseignement relatifs aux pesticides, aux engrais ou encore aux changements climatiques dans votre école ? Par exemple, avez-vous abordé les plantes médicinales durant votre cursus ?
AgroParisTech a été fondée, comme toutes les écoles d'ingénieur, pour répondre aux besoins industriels. De nombreuses multinationales exercent une influence sur l'école en siégeant dans le conseil d'administration, comme le groupe LVMH par exemple, ou en nouant des chaires partenaires, comme le géant de l'agrochimie BASF. Ces orientations sont invisibilisées mais globalement AgroParisTech reste en accord avec le modèle agricole conventionnel. Nous avons, par exemple, toujours des interventions de personnes travaillant à Bayer Monsanto pendant nos cours.
J'ai réalisé récemment que Chantal Monvois, déléguée générale de la Fondation AgroParisTech et directrice des partenariats, avait travaillé pendant 9 ans pour Sanofi. Pas étonnant que la Fondation ait presque toujours refusé de soutenir des projets liés à la phytothérapie… La formation à AgroParisTech concerne l'agriculture, l'agro-alimentaire, l'environnement et la santé. Bien que les plantes médicinales soient au croisement de ces quatre domaines, elles ne sont quasiment pas abordées pendant nos trois années de cursus, à l'exception d'un cours de sociologie sur la cueillette. La phytothérapie n'est pas vue d'un bon œil par tout le monde à AgroParisTech et certains professeurs nous l'ont déjà fait ressentir à travers des mails de pression, même si d'autres nous soutiennent.
(1) Plus d’infos dans cet article : https://www.plantes-et-sante.fr/articles/on-en-parle/4964-colloque-de-la-biovallee-ou-en-est-on-de-la-reconnaissance-de-lherboristerie
(2) Plus d’infos dans cet article :https://reporterre.net/Soigner-le-Covid-avec-les-plantes-un-potentiel-neglige-par-la-recherche