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16/05/2022
Entretien réalisé par C. C.
Le lundi 2 mai 2022, un projet de décision de la Cour Suprême américaine a fuité, publié par le média Politico. Ce document propose la révocation de Roe v. Wade, une décision adoptée en 1973 qui garantit le droit à l'avortement aux États-Unis. Si la fuite de ce document a fait l'effet d'une bombe, les conséquences d'une telle révocation pouvant avoir des effets désastreux pour le droit à l'avortement, les attaques sur l'accès à l'avortement sont en réalité loin d'être une nouveauté, comme nous l'a expliqué May, qui est impliquée dans des groupes féministes qui aident directement des femmes à avoir accès à l'avortement, en défendant leurs droits, mais aussi en les soutenant dans leurs démarches.
1. Peux-tu revenir sur ce qu'est la décision Roe v. Wade ?
Roe v. Wade est une décision de la Cour Suprême – l’instance judiciaire la plus puissante aux États-Unis – datant de 1973. Cette décision sécurise le droit à l’avortement au niveau fédéral, c’est-à-dire dans tout le pays. La Constitution américaine donne en fait un « droit à la vie privée » qui permet à chaque personne de prendre ses propres décisions concernant la grossesse, la naissance ou l’avortement. Le cas Roe v. Wade en est venu à la Cour Suprême car à cette époque l’avortement était essentiellement illégal au Texas [Jane Roe, pseudonyme de Norma McCorvey, contestait l'interdiction de l'avortement au Texas].
2. Qu’est-ce que la révocation de cette décision impliquerait ? Les gouvernements de chaque état pourraient-ils faire ce qu’ils veulent concernant la législation sur l’avortement ?
Oui, cela voudra dire qu’il n’y aura plus de protection fédérale du droit à l’avortement, qui est déjà grignoté petit à petit depuis plusieurs années. Les assemblées législatives pourront alors réglementer le droit à l’avortement dans leur état. De nombreux états ont déjà commencé à enclencher des lois qui seront effectives si Roe v. Wade est révoquée, ce qui rendrait l’avortement illégal. Cela a été préparé par les intérêts anti-avortement (les élus et les lobbys) depuis longtemps : cela fait des décennies que des attaques du gouvernement visent l’accès à l’avortement au niveau des états, ce qui a créé une mosaïque de lois très différentes et des possibilités d’accès à l’avortement qui varient fortement d’un état à l’autre.
Au cours des dix dernières années en particulier, les gouvernements de certains états ont ciblé les services qui pratiquent des avortements au moyen des lois dites TRAP [Targeted Regulation of Abortion Providers], ce qui a provoqué la fermeture de plus de 80 services hospitaliers dans le Sud et le Midwest. La plupart des femmes aux États-Unis vivent à présent à plus de 100 miles [160 kilomètres] d’une clinique pratiquant l'avortement, et de nombreuses femmes doivent déjà se rendre dans un autre état pour avoir accès à un avortement. Les objectifs des lois TRAP et d’autres lois restreignant l’avortement est de dissuader et de décourager l’avortement autant que possible sans le rendre directement illégal, car cela reste impossible grâce à Roe v. Wade. Des tentatives d’interdiction de l’avortement après 6 semaines ont été menées dans plusieurs états avec les lois dites "battements de coeur fœtaux" - alors que la plupart des femmes ne savent pas encore qu’elles sont enceintes à 6 semaines. En raison des lois TRAP, dans certains états les femmes doivent se soumettre à des échographies inutiles et ensuite attendre 24 ou 48h avant de pouvoir continuer médicalement avec un avortement. Dans certains états, des femmes ont été criminalisées et emprisonnées pour des fausses couches. Le Texas est toujours un champ de bataille majeur de l’avortement, et récemment y ont été introduites des lois qui rémunèrent 10 000 $ les personnes qui font des procès à celles·eux qui pratiquent des avortements, espérant ainsi épuiser les ressources des services médicaux qui le proposent. Cette décision de la Cour Suprême vient donc faire empirer une situation déjà bien mauvaise. De plus, étant donné que la décision de la Cour Suprême révoque ce précédent légal du droit à la vie privée en particulier, cela pourrait avoir des répercussions au-delà de l’accès à l’avortement – à savoir sur les protections légales de l’accès à la contraception, à la pilule du lendemain, sur les droits des homosexuels et sur d’autres protections des droits civiques.
3. Si la révocation se confirme, elle n’aura donc pas les mêmes effets pour chaque personnes touchées, selon l’état où l’on vit. A ton avis, qui seront les personnes les plus affectées par les conséquences de cette potentielle révocation?
Cette décision affectera tout le monde aux États-Unis, il n’y a pas de doute là-dessus. L’accès à l’avortement est fondamental. Cependant, les femmes qui seront les plus affectées ont probablement déjà vu l’accès à l’avortement dans leur état attaqué depuis des années. La décision affectera principalement celles qui sont pauvres, non-blanches, autochtones, qui ne parlent pas anglais, les prisonnières, les jeunes, surtout les mineures, et celles qui sont déjà mères. Cela va impacter aussi celles qui n’ont pas un accès facile aux soins médicaux, aux transports, et celles qui sont dans des situations de violences sexuelles, domestiques ou dans des relations d’emprise. Toutes ces personnes font déjà face à des obstacles importants dans l’accès à l’avortement et à de bonnes conditions d’accouchement. Cela va probablement d’abord affecter les personnes qui vivent dans le Sud et le Midwest, en particulier en-dehors des zones urbaines majoritairement démocrates. Je pense qu’on peut s’attendre à ce que quelques états côtiers qui sont des bastions démocrates décrètent la protection de l’avortement et deviennent des sanctuaires pour l’avortement. Si tu peux te permettre de vivre ou de voyager en Californie, au Maryland ou à New York, peut-être que l’accès à l’avortement ne sera pas si difficile – on verra. Mais c’est un problème complexe et l’attaque sur le « choix » reproductif est holistique : c’est une attaque sur l’éducation sexuelle, sur la connaissance de soi, sur l’accès aux soins médicaux, sur la capacité à donner naissance si on le souhaite.
4. Quelques heures après la fuite du document, des personnes se sont rassemblées pour manifester à Washington. Dans les médias français, la situation a globalement été résumée ainsi : deux groupes s’opposent, d’un côté les Démocrates, pro-choix, et de l’autre, les Républicains, « pro-vie ». Cette description est-elle fidèle à la situation ?
Penses-tu que ces manifestant·es sont représentatif·ves de la population étasunienne en général ?
Les choses ne sont pas si distinctes. La politique américaine ne suit pas aussi clairement la division des partis. Ce qui est important à propos de cette nuit à Washington est qu’il a été rapporté qu’il y avait 2000-3000 personnes à la Cour Suprême manifestant pour l’avortement, et seulement 15 ou 20 manifestant·es anti-choix ou « pro-vie ». Environ 70% des Américain·es soutiennent le droit à l’avortement. Un pourcentage inférieur de la population vote aux élections. En termes de partis politiques, ce qui est insidieux est qu’en fait, je pense que les Démocrates s’appuient sur les menaces qui pèsent sur l’avortement (ainsi que celles sur les soins médicaux, etc.) pour gagner les élections, car en réalité les Démocrates n’offrent quasiment rien matériellement aux Américain·es. Ils·elles ne se saisissent pas réellement de ce problème, ils·elles l’utilisent. Je vois ça comme une sorte de prise d'otage.
5. Penses-tu qu’une réponse politique des Démocrates peut être suffisante dans cette situation ? Quels pourraient être d’autres moyens de se battre pour la liberté d’avorter ?
Non, pas du tout. Les Démocrates sont des perdant·es professionnel·les. Ils·elles ont facilité le glissement de la politique nationale à droite depuis des décennies et n’ont presque rien proposé en termes de protections préventives contre les attaques sur l’avortement. Ce qui a maintenu l’accès à l’avortement en Amérique, c’est le travail des groupes organisés sur le terrain. Il y a un réseau étendu et puissant de fonds pour l’avortement et de groupes pour l’accès à l’avortement à travers le pays – le National Network of Abortion Funds. Ce sont des groupes qui collectent des fonds pour aider les gens qui ne peuvent pas payer les avortements. Ces groupes aident aussi à se frayer un chemin à travers les situations légales et médicales complexes autour de l’avortement, ils conduisent les personnes à destination, trouvent des endroits où loger, et offrent leur soutien : quelqu’un à qui parler ou pour accompagner la personne à son rendez-vous. Ces groupes font un énorme travail, et la plupart se sont formés à partir d’un petit noyau de personnes déterminées. Il y a aussi des associations qui soutiennent les personnes qui pratiquent les avortements et les grands réseaux de services hospitaliers comme Planned Parenthood. Il y a enfin des réseaux clandestins qui aident des personnes à avorter à la maison. Ces réseaux sont issus d’une longue lignée, par exemple du Jane Collective des années 1960-1970.
6. Y a-t-il eu une réaction homogène parmi les groupes, les mouvements qui se disent féministes aux États-Unis ?
Non, pas exactement. Cette décision est vraiment accablante. Pour les membres du mouvement pour l'avortement, ce n'est pas une surprise - ces réseaux se préparent à cette éventualité depuis longtemps. Il y a eu toute une série de réactions. Des personnes manifestent au domicile des juges de la Cour Suprême, d'autres collectent des fonds pour l'avortement ou font du bénévolat, d'autres encore organisent des rassemblements et des manifestations, et des bombes incendiaires ont également été lancées contre des locaux d'organisations anti-avortement dans plusieurs villes. D'autres apprennent à suivre et à gérer elles-mêmes leur fertilité, à pratiquer des avortements médicaux et à base de plantes à domicile, à devenir des doulas [accompagnantes] de l'avortement.
Il s'agit d'un étrange paradigme politique, car c'est une question décisive pour les élections. Ainsi, pour de nombreux·ses libéraux·les, c'est simplement le droit à l'avortement qui est à nouveau attaqué. Ils·elles restent bloqué·es dans la phase des slogans et dans la perspective des prochaines élections. Mais pour beaucoup d'autres, ce qui est attaqué, c'est notre autonomie reproductive - le droit fondamental à notre vie et à faire la vie - et l'attaque est complète et continue. Lorsque nous parlons du "droit de choisir", nous devons comprendre que ces décisions d'avorter ne sont pas toujours prises par les personnes enceintes mais par les circonstances.
Est-ce vraiment un choix lorsque vous voulez un autre enfant mais que vous êtes endettée à cause de vos études, de votre carte de crédit, de vos frais médicaux et que vous ne pouvez donc pas vous permettre de donner naissance à un enfant ? Qu'en est-il lorsque vous avez une pathologie préexistante, ou que vous êtes confrontée au racisme systémique et à une expérience médicale traumatisante, dans le pays où le taux de mortalité maternelle est le plus élevé ? Est-ce un choix lorsque vous souhaitez avoir une famille et un avenir, mais que vous voyez le monde mourir autour de vous à cause du changement climatique ? Est-ce un choix lorsque vos revenus et votre filet de sécurité sociale sont si précaires - vous risquez de perdre vos bons d'alimentation, vos soins de santé, de voir vos heures de travail réduites, d'être expulsée de votre logement - et que vous ne pouvez donc pas vous sentir capable d'offrir une vie stable à un bébé ? Qu'en est-il lorsque vous êtes en prison et que vous devez accoucher menottée et que votre enfant est pris en charge par les services de protection ? Peut-être encore souhaitez-vous donner naissance, mais en raison d'une médecine irresponsable ou d'une exposition à des polluants environnementaux, vous êtes infertile.
De nombreuses féministes noires ont étendu le cadre de la "justice reproductive" pour faire face à ces réalités, et associer la lutte pour l'accès à l'avortement à la lutte pour choisir un accouchement sans risque et pour que les mères aient accès à des soins appropriés tout au long de la grossesse, et leurs enfants jusqu'à la petite enfance et au-delà. Je me sens beaucoup d'affinités avec cette perspective. Il est important de noter à quel point il s'agit également d'un combat économique - les États-Unis sont confrontés à une crise économique à long terme en raison du déclin des taux de natalité et de la baisse massive de la fécondité. La pénurie de main-d'œuvre aux États-Unis n'est pas une situation temporaire, elle est permanente, car la génération des “baby-boomers” prend sa retraite et meurt. Mais les conditions pour avoir des enfants, et les conditions de vie des enfants eux-mêmes, sont totalement hostiles. Pour moi, le combat pour l'accès à l'avortement est un combat pour la vie au sens large.
7. Penses-tu que les événements actuels donnent lieu à un renouveau du mouvement féministe aux États-Unis ?
J'ai encore de l'espoir pour un renouveau du féminisme, mais nous devons échapper à l'aspect corporatif et libéral qui a été jeté sur celui-ci en redéfinissant les termes politiques. Au cours de la dernière décennie en particulier, les positions et l'identité féministe sont devenus des lieux communs. Le féminisme a été esthétisé et intégré dans un appareil politique, ce qui lui a fait perdre une partie de son sens et surtout de son caractère militant. Je pense que nous reconnaissons largement que c'est insuffisant - des changements profonds doivent avoir lieu. La politique de la représentation et la "prise en otage" des Démocrates constituent un grand défi à cet égard : malgré la désillusion généralisée à l'égard de la politique, les gens ont le sentiment de n'avoir aucun autre choix. Mais il y a beaucoup de colère et beaucoup de force, et elle provient des expériences corporelles individuelles vécues par les gens dans ce combat. Cette énergie va aller quelque part.
8. Je voudrais maintenant t'interroger sur l'idée même de donner un cadre légal à l'avortement. Je pense à un texte des années 1970-1980 (mais je crois qu'il n'a pas suscité beaucoup d'intérêt aux États-Unis), "Ne Crois pas avoir de droits" de la Librairie des femmes de Milan, dans lequel est exposée l'idée que donner un cadre légal à la pratique de l'avortement, c'est soustraire cette pratique et le savoir qui l’accompagne aux femmes pour le donner à des institutions patriarcales comme la médecine ou le droit. Pour elles, demander le droit de faire quelque chose qui a toujours été fait de toute façon était un non-sens et même une sorte d'humiliation. As-tu entendu parler de discussions à ce sujet ?
Oui, je n'ai pas lu cet article mais c'est le fondement du mouvement pour l'autonomie reproductive, et c'est pourquoi je dis souvent "accès à l'avortement" plutôt que "droit à l'avortement". Ce sujet est tellement vaste et fait partie de ce qui me passionne le plus. Le cadre des droits légaux et la nécessité d'une justification constitutionnelle de l'autonomie corporelle révèlent la structure patriarcale fondamentale du gouvernement américain - de tout gouvernement en fait. La lutte pour l'accès et le contrôle de son corps est au cœur de nombreuses questions juridiques - c'est le terrain bio-politique. Les taux de mortalité maternelle ont augmenté de façon spectaculaire depuis que la naissance a été retirée de la sphère des femmes et des sages-femmes pour devenir le domaine des médecins masculins. Ce processus a été très violent. Le développement de la médecine et du contrôle gynécologiques est profondément lié à l'eugénisme et à la violence racialisée contre les femmes noires et esclaves. Je recommande chaudement la lecture de Witches, Midwives, and Nurses de Barbara Ehrenreich et Deirdre English et Killing the Black Body de Dorothy Roberts.
Par conséquent, nous avons perdu le contact avec nos corps, avec notre connaissance corporelle et avec notre compréhension de ce à quoi pourraient ressembler la naissance et l'avortement. Les rythmes de vie qui permettent une relation avec la fertilité ont été perturbés et brisés. Les pratiques de gestion de la fertilité, comme le déclenchement d'un cycle menstruel à l'aide de plantes, sont une pratique courante dans de nombreuses cultures - et quelque chose qui se fait dans la sphère "privée". C'est là qu'il est intéressant de revenir sur les spécificités du droit constitutionnel, car cet arrêt bouleverse le droit à la vie privée à cet égard. En vertu de nombreuses lois d'État, le fait de provoquer ses règles pourrait être criminalisé ou considéré comme un avortement. Mais cette pratique pourrait être relativement banale et facile si elle se répandait. Celles·eux d'entre nous qui ont leurs règles sont habitué·es à gérer leur santé reproductive en privé. C'est pourquoi les États qui interdisent l'avortement s'appuient sur des lois relatives au signalement, à la délation et à la "prime". Il est prévu que les procureurs des États utilisent des sociétés d'analyse de données pour identifier les personnes qui cherchent à se faire avorter et rassembler des preuves contre elles.
Nous devons nous défendre contre ces attaques sans relâche en revendiquant nos corps, en dehors des systèmes médicaux et juridiques, en dehors des "droits" de la démocratie libérale.
9. Selon toi, quelle stratégie les mouvements féministes pour l'avortement pourraient-ils adopter pour devenir forts et puissants ? Comment pourraient-ils faire irruption dans le paysage politique ?
Je soutiens la lutte sur ses multiples fronts, mais l'autonomie et l'éducation sont les pratiques que j'ai particulièrement envie d'établir. Je soutiens fermement les actions de protestation au domicile des juges de la Cour Suprême et je pense qu'elles devraient se développer. Cependant, mon instinct me pousse à m'inspirer des tactiques puissantes des luttes des femmes dans l'histoire et au niveau international, notamment au Mexique et en Pologne dans leurs récents mouvements de défense de l'accès à l'avortement. Je crois que nous devrions faire grève - une grève générale ou des grèves ciblées dans les secteurs publics et de soins me semblent deux projets sensés. Le fait que les organisations féministes et celles qui défendent l'accès à l'avortement soutiennent une grève de cette manière me semble être ce qui pourrait vraiment changer la situation.
Je crois aussi à la contestation militante. D'une certaine manière, la grève est peut-être plus combative, elle nécessite certainement un haut niveau d'organisation, mais il en va de même pour le maintien de l'accès à l'avortement dans tout le pays. Une énorme quantité d'énergie et de ressources est déjà engagée dans cette lutte, mais d'une certaine manière, elle est tombée dans le piège de la simple organisation pour la réduction des dangers. J'ai du mal à voir la possibilité d'accepter les sempiternels rassemblements et marches de protestation dans ce cas. La menace de répression à l'encontre des organisations d'accès à l'avortement et des personnes qui cherchent à se faire avorter, si Roe est annulé, m'inquiète fortement. Il s'agit d'une attaque majeure, et elle mérite une réponse majeure. Malheureusement, il semble parfois qu'il y ait peu de place dans l'imaginaire radical américain pour une grève généralisée et contagieuse en tant que possibilité réelle. Mais je crois que nous sommes capables d'une organisation massive parce que nous sommes déjà engagé·es dans cette voie. Nous devons croire que nous pouvons agir puissamment et revendiquer ce qui nous appartient.
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16/05/2022
Entretien réalisé par C. C.
Le lundi 2 mai 2022, un projet de décision de la Cour Suprême américaine a fuité, publié par le média Politico. Ce document propose la révocation de Roe v. Wade, une décision adoptée en 1973 qui garantit le droit à l'avortement aux États-Unis. Si la fuite de ce document a fait l'effet d'une bombe, les conséquences d'une telle révocation pouvant avoir des effets désastreux pour le droit à l'avortement, les attaques sur l'accès à l'avortement sont en réalité loin d'être une nouveauté, comme nous l'a expliqué May, qui est impliquée dans des groupes féministes qui aident directement des femmes à avoir accès à l'avortement, en défendant leurs droits, mais aussi en les soutenant dans leurs démarches.
1. Peux-tu revenir sur ce qu'est la décision Roe v. Wade ?
Roe v. Wade est une décision de la Cour Suprême – l’instance judiciaire la plus puissante aux États-Unis – datant de 1973. Cette décision sécurise le droit à l’avortement au niveau fédéral, c’est-à-dire dans tout le pays. La Constitution américaine donne en fait un « droit à la vie privée » qui permet à chaque personne de prendre ses propres décisions concernant la grossesse, la naissance ou l’avortement. Le cas Roe v. Wade en est venu à la Cour Suprême car à cette époque l’avortement était essentiellement illégal au Texas [Jane Roe, pseudonyme de Norma McCorvey, contestait l'interdiction de l'avortement au Texas].
2. Qu’est-ce que la révocation de cette décision impliquerait ? Les gouvernements de chaque état pourraient-ils faire ce qu’ils veulent concernant la législation sur l’avortement ?
Oui, cela voudra dire qu’il n’y aura plus de protection fédérale du droit à l’avortement, qui est déjà grignoté petit à petit depuis plusieurs années. Les assemblées législatives pourront alors réglementer le droit à l’avortement dans leur état. De nombreux états ont déjà commencé à enclencher des lois qui seront effectives si Roe v. Wade est révoquée, ce qui rendrait l’avortement illégal. Cela a été préparé par les intérêts anti-avortement (les élus et les lobbys) depuis longtemps : cela fait des décennies que des attaques du gouvernement visent l’accès à l’avortement au niveau des états, ce qui a créé une mosaïque de lois très différentes et des possibilités d’accès à l’avortement qui varient fortement d’un état à l’autre.
Au cours des dix dernières années en particulier, les gouvernements de certains états ont ciblé les services qui pratiquent des avortements au moyen des lois dites TRAP [Targeted Regulation of Abortion Providers], ce qui a provoqué la fermeture de plus de 80 services hospitaliers dans le Sud et le Midwest. La plupart des femmes aux États-Unis vivent à présent à plus de 100 miles [160 kilomètres] d’une clinique pratiquant l'avortement, et de nombreuses femmes doivent déjà se rendre dans un autre état pour avoir accès à un avortement. Les objectifs des lois TRAP et d’autres lois restreignant l’avortement est de dissuader et de décourager l’avortement autant que possible sans le rendre directement illégal, car cela reste impossible grâce à Roe v. Wade. Des tentatives d’interdiction de l’avortement après 6 semaines ont été menées dans plusieurs états avec les lois dites "battements de coeur fœtaux" - alors que la plupart des femmes ne savent pas encore qu’elles sont enceintes à 6 semaines. En raison des lois TRAP, dans certains états les femmes doivent se soumettre à des échographies inutiles et ensuite attendre 24 ou 48h avant de pouvoir continuer médicalement avec un avortement. Dans certains états, des femmes ont été criminalisées et emprisonnées pour des fausses couches. Le Texas est toujours un champ de bataille majeur de l’avortement, et récemment y ont été introduites des lois qui rémunèrent 10 000 $ les personnes qui font des procès à celles·eux qui pratiquent des avortements, espérant ainsi épuiser les ressources des services médicaux qui le proposent. Cette décision de la Cour Suprême vient donc faire empirer une situation déjà bien mauvaise. De plus, étant donné que la décision de la Cour Suprême révoque ce précédent légal du droit à la vie privée en particulier, cela pourrait avoir des répercussions au-delà de l’accès à l’avortement – à savoir sur les protections légales de l’accès à la contraception, à la pilule du lendemain, sur les droits des homosexuels et sur d’autres protections des droits civiques.
3. Si la révocation se confirme, elle n’aura donc pas les mêmes effets pour chaque personnes touchées, selon l’état où l’on vit. A ton avis, qui seront les personnes les plus affectées par les conséquences de cette potentielle révocation?
Cette décision affectera tout le monde aux États-Unis, il n’y a pas de doute là-dessus. L’accès à l’avortement est fondamental. Cependant, les femmes qui seront les plus affectées ont probablement déjà vu l’accès à l’avortement dans leur état attaqué depuis des années. La décision affectera principalement celles qui sont pauvres, non-blanches, autochtones, qui ne parlent pas anglais, les prisonnières, les jeunes, surtout les mineures, et celles qui sont déjà mères. Cela va impacter aussi celles qui n’ont pas un accès facile aux soins médicaux, aux transports, et celles qui sont dans des situations de violences sexuelles, domestiques ou dans des relations d’emprise. Toutes ces personnes font déjà face à des obstacles importants dans l’accès à l’avortement et à de bonnes conditions d’accouchement. Cela va probablement d’abord affecter les personnes qui vivent dans le Sud et le Midwest, en particulier en-dehors des zones urbaines majoritairement démocrates. Je pense qu’on peut s’attendre à ce que quelques états côtiers qui sont des bastions démocrates décrètent la protection de l’avortement et deviennent des sanctuaires pour l’avortement. Si tu peux te permettre de vivre ou de voyager en Californie, au Maryland ou à New York, peut-être que l’accès à l’avortement ne sera pas si difficile – on verra. Mais c’est un problème complexe et l’attaque sur le « choix » reproductif est holistique : c’est une attaque sur l’éducation sexuelle, sur la connaissance de soi, sur l’accès aux soins médicaux, sur la capacité à donner naissance si on le souhaite.
4. Quelques heures après la fuite du document, des personnes se sont rassemblées pour manifester à Washington. Dans les médias français, la situation a globalement été résumée ainsi : deux groupes s’opposent, d’un côté les Démocrates, pro-choix, et de l’autre, les Républicains, « pro-vie ». Cette description est-elle fidèle à la situation ? Penses-tu que ces manifestant·es sont représentatif·ves de la population étasunienne en général ?
Les choses ne sont pas si distinctes. La politique américaine ne suit pas aussi clairement la division des partis. Ce qui est important à propos de cette nuit à Washington est qu’il a été rapporté qu’il y avait 2000-3000 personnes à la Cour Suprême manifestant pour l’avortement, et seulement 15 ou 20 manifestant·es anti-choix ou « pro-vie ». Environ 70% des Américain·es soutiennent le droit à l’avortement. Un pourcentage inférieur de la population vote aux élections. En termes de partis politiques, ce qui est insidieux est qu’en fait, je pense que les Démocrates s’appuient sur les menaces qui pèsent sur l’avortement (ainsi que celles sur les soins médicaux, etc.) pour gagner les élections, car en réalité les Démocrates n’offrent quasiment rien matériellement aux Américain·es. Ils·elles ne se saisissent pas réellement de ce problème, ils·elles l’utilisent. Je vois ça comme une sorte de prise d'otage.
5. Penses-tu qu’une réponse politique des Démocrates peut être suffisante dans cette situation ? Quels pourraient être d’autres moyens de se battre pour la liberté d’avorter ?
Non, pas du tout. Les Démocrates sont des perdant·es professionnel·les. Ils·elles ont facilité le glissement de la politique nationale à droite depuis des décennies et n’ont presque rien proposé en termes de protections préventives contre les attaques sur l’avortement. Ce qui a maintenu l’accès à l’avortement en Amérique, c’est le travail des groupes organisés sur le terrain. Il y a un réseau étendu et puissant de fonds pour l’avortement et de groupes pour l’accès à l’avortement à travers le pays – le National Network of Abortion Funds. Ce sont des groupes qui collectent des fonds pour aider les gens qui ne peuvent pas payer les avortements. Ces groupes aident aussi à se frayer un chemin à travers les situations légales et médicales complexes autour de l’avortement, ils conduisent les personnes à destination, trouvent des endroits où loger, et offrent leur soutien : quelqu’un à qui parler ou pour accompagner la personne à son rendez-vous. Ces groupes font un énorme travail, et la plupart se sont formés à partir d’un petit noyau de personnes déterminées. Il y a aussi des associations qui soutiennent les personnes qui pratiquent les avortements et les grands réseaux de services hospitaliers comme Planned Parenthood. Il y a enfin des réseaux clandestins qui aident des personnes à avorter à la maison. Ces réseaux sont issus d’une longue lignée, par exemple du Jane Collective des années 1960-1970.
6. Y a-t-il eu une réaction homogène parmi les groupes, les mouvements qui se disent féministes aux États-Unis ?
Non, pas exactement. Cette décision est vraiment accablante. Pour les membres du mouvement pour l'avortement, ce n'est pas une surprise - ces réseaux se préparent à cette éventualité depuis longtemps. Il y a eu toute une série de réactions. Des personnes manifestent au domicile des juges de la Cour Suprême, d'autres collectent des fonds pour l'avortement ou font du bénévolat, d'autres encore organisent des rassemblements et des manifestations, et des bombes incendiaires ont également été lancées contre des locaux d'organisations anti-avortement dans plusieurs villes. D'autres apprennent à suivre et à gérer elles-mêmes leur fertilité, à pratiquer des avortements médicaux et à base de plantes à domicile, à devenir des doulas [accompagnantes] de l'avortement.
Il s'agit d'un étrange paradigme politique, car c'est une question décisive pour les élections. Ainsi, pour de nombreux·ses libéraux·les, c'est simplement le droit à l'avortement qui est à nouveau attaqué. Ils·elles restent bloqué·es dans la phase des slogans et dans la perspective des prochaines élections. Mais pour beaucoup d'autres, ce qui est attaqué, c'est notre autonomie reproductive - le droit fondamental à notre vie et à faire la vie - et l'attaque est complète et continue. Lorsque nous parlons du "droit de choisir", nous devons comprendre que ces décisions d'avorter ne sont pas toujours prises par les personnes enceintes mais par les circonstances.
Est-ce vraiment un choix lorsque vous voulez un autre enfant mais que vous êtes endettée à cause de vos études, de votre carte de crédit, de vos frais médicaux et que vous ne pouvez donc pas vous permettre de donner naissance à un enfant ? Qu'en est-il lorsque vous avez une pathologie préexistante, ou que vous êtes confrontée au racisme systémique et à une expérience médicale traumatisante, dans le pays où le taux de mortalité maternelle est le plus élevé ? Est-ce un choix lorsque vous souhaitez avoir une famille et un avenir, mais que vous voyez le monde mourir autour de vous à cause du changement climatique ? Est-ce un choix lorsque vos revenus et votre filet de sécurité sociale sont si précaires - vous risquez de perdre vos bons d'alimentation, vos soins de santé, de voir vos heures de travail réduites, d'être expulsée de votre logement - et que vous ne pouvez donc pas vous sentir capable d'offrir une vie stable à un bébé ? Qu'en est-il lorsque vous êtes en prison et que vous devez accoucher menottée et que votre enfant est pris en charge par les services de protection ? Peut-être encore souhaitez-vous donner naissance, mais en raison d'une médecine irresponsable ou d'une exposition à des polluants environnementaux, vous êtes infertile.
De nombreuses féministes noires ont étendu le cadre de la "justice reproductive" pour faire face à ces réalités, et associer la lutte pour l'accès à l'avortement à la lutte pour choisir un accouchement sans risque et pour que les mères aient accès à des soins appropriés tout au long de la grossesse, et leurs enfants jusqu'à la petite enfance et au-delà. Je me sens beaucoup d'affinités avec cette perspective. Il est important de noter à quel point il s'agit également d'un combat économique - les États-Unis sont confrontés à une crise économique à long terme en raison du déclin des taux de natalité et de la baisse massive de la fécondité. La pénurie de main-d'œuvre aux États-Unis n'est pas une situation temporaire, elle est permanente, car la génération des “baby-boomers” prend sa retraite et meurt. Mais les conditions pour avoir des enfants, et les conditions de vie des enfants eux-mêmes, sont totalement hostiles. Pour moi, le combat pour l'accès à l'avortement est un combat pour la vie au sens large.
7. Penses-tu que les événements actuels donnent lieu à un renouveau du mouvement féministe aux États-Unis ?
J'ai encore de l'espoir pour un renouveau du féminisme, mais nous devons échapper à l'aspect corporatif et libéral qui a été jeté sur celui-ci en redéfinissant les termes politiques. Au cours de la dernière décennie en particulier, les positions et l'identité féministe sont devenus des lieux communs. Le féminisme a été esthétisé et intégré dans un appareil politique, ce qui lui a fait perdre une partie de son sens et surtout de son caractère militant. Je pense que nous reconnaissons largement que c'est insuffisant - des changements profonds doivent avoir lieu. La politique de la représentation et la "prise en otage" des Démocrates constituent un grand défi à cet égard : malgré la désillusion généralisée à l'égard de la politique, les gens ont le sentiment de n'avoir aucun autre choix. Mais il y a beaucoup de colère et beaucoup de force, et elle provient des expériences corporelles individuelles vécues par les gens dans ce combat. Cette énergie va aller quelque part.
8. Je voudrais maintenant t'interroger sur l'idée même de donner un cadre légal à l'avortement. Je pense à un texte des années 1970-1980 (mais je crois qu'il n'a pas suscité beaucoup d'intérêt aux États-Unis), "Ne Crois pas avoir de droits" de la Librairie des femmes de Milan, dans lequel est exposée l'idée que donner un cadre légal à la pratique de l'avortement, c'est soustraire cette pratique et le savoir qui l’accompagne aux femmes pour le donner à des institutions patriarcales comme la médecine ou le droit. Pour elles, demander le droit de faire quelque chose qui a toujours été fait de toute façon était un non-sens et même une sorte d'humiliation. As-tu entendu parler de discussions à ce sujet ?
Oui, je n'ai pas lu cet article mais c'est le fondement du mouvement pour l'autonomie reproductive, et c'est pourquoi je dis souvent "accès à l'avortement" plutôt que "droit à l'avortement". Ce sujet est tellement vaste et fait partie de ce qui me passionne le plus. Le cadre des droits légaux et la nécessité d'une justification constitutionnelle de l'autonomie corporelle révèlent la structure patriarcale fondamentale du gouvernement américain - de tout gouvernement en fait. La lutte pour l'accès et le contrôle de son corps est au cœur de nombreuses questions juridiques - c'est le terrain bio-politique. Les taux de mortalité maternelle ont augmenté de façon spectaculaire depuis que la naissance a été retirée de la sphère des femmes et des sages-femmes pour devenir le domaine des médecins masculins. Ce processus a été très violent. Le développement de la médecine et du contrôle gynécologiques est profondément lié à l'eugénisme et à la violence racialisée contre les femmes noires et esclaves. Je recommande chaudement la lecture de Witches, Midwives, and Nurses de Barbara Ehrenreich et Deirdre English et Killing the Black Body de Dorothy Roberts.
Par conséquent, nous avons perdu le contact avec nos corps, avec notre connaissance corporelle et avec notre compréhension de ce à quoi pourraient ressembler la naissance et l'avortement. Les rythmes de vie qui permettent une relation avec la fertilité ont été perturbés et brisés. Les pratiques de gestion de la fertilité, comme le déclenchement d'un cycle menstruel à l'aide de plantes, sont une pratique courante dans de nombreuses cultures - et quelque chose qui se fait dans la sphère "privée". C'est là qu'il est intéressant de revenir sur les spécificités du droit constitutionnel, car cet arrêt bouleverse le droit à la vie privée à cet égard. En vertu de nombreuses lois d'État, le fait de provoquer ses règles pourrait être criminalisé ou considéré comme un avortement. Mais cette pratique pourrait être relativement banale et facile si elle se répandait. Celles·eux d'entre nous qui ont leurs règles sont habitué·es à gérer leur santé reproductive en privé. C'est pourquoi les États qui interdisent l'avortement s'appuient sur des lois relatives au signalement, à la délation et à la "prime". Il est prévu que les procureurs des États utilisent des sociétés d'analyse de données pour identifier les personnes qui cherchent à se faire avorter et rassembler des preuves contre elles.
Nous devons nous défendre contre ces attaques sans relâche en revendiquant nos corps, en dehors des systèmes médicaux et juridiques, en dehors des "droits" de la démocratie libérale.
9. Selon toi, quelle stratégie les mouvements féministes pour l'avortement pourraient-ils adopter pour devenir forts et puissants ? Comment pourraient-ils faire irruption dans le paysage politique ?
Je soutiens la lutte sur ses multiples fronts, mais l'autonomie et l'éducation sont les pratiques que j'ai particulièrement envie d'établir. Je soutiens fermement les actions de protestation au domicile des juges de la Cour Suprême et je pense qu'elles devraient se développer. Cependant, mon instinct me pousse à m'inspirer des tactiques puissantes des luttes des femmes dans l'histoire et au niveau international, notamment au Mexique et en Pologne dans leurs récents mouvements de défense de l'accès à l'avortement. Je crois que nous devrions faire grève - une grève générale ou des grèves ciblées dans les secteurs publics et de soins me semblent deux projets sensés. Le fait que les organisations féministes et celles qui défendent l'accès à l'avortement soutiennent une grève de cette manière me semble être ce qui pourrait vraiment changer la situation.
Je crois aussi à la contestation militante. D'une certaine manière, la grève est peut-être plus combative, elle nécessite certainement un haut niveau d'organisation, mais il en va de même pour le maintien de l'accès à l'avortement dans tout le pays. Une énorme quantité d'énergie et de ressources est déjà engagée dans cette lutte, mais d'une certaine manière, elle est tombée dans le piège de la simple organisation pour la réduction des dangers. J'ai du mal à voir la possibilité d'accepter les sempiternels rassemblements et marches de protestation dans ce cas. La menace de répression à l'encontre des organisations d'accès à l'avortement et des personnes qui cherchent à se faire avorter, si Roe est annulé, m'inquiète fortement. Il s'agit d'une attaque majeure, et elle mérite une réponse majeure. Malheureusement, il semble parfois qu'il y ait peu de place dans l'imaginaire radical américain pour une grève généralisée et contagieuse en tant que possibilité réelle. Mais je crois que nous sommes capables d'une organisation massive parce que nous sommes déjà engagé·es dans cette voie. Nous devons croire que nous pouvons agir puissamment et revendiquer ce qui nous appartient.