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27/03/23
Gerardo Muñoz
Néo-libéralisme autoritaire, extrême-centre, monarque républicain, nombreux sont les qualificatifs qui servent actuellement à désigner l’ignominie promue par le régime d’Emmanuel Macron. À partir des débats qui animent la communauté des juristes, dans ce texte, Gerardo Muñoz revient sur le rôle central que joue la figure de l’”administrateur” comme liquidateur néo-libéral du conflit politique .
De
nos jour, la machine superficielle du discours politique a tendance à masquer des
forces réelles qui se meuvent à une allure différente et sous une tonalité
différente. Emmanuel Macron a récemment qualifié les manifestations populaires
en cours comme « une foule qui n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime
à travers ses élus. » Il ne parlait pas alors seulement en tant que
souverain, mais comme un administrateur.
Si sous l’Ancien Régime monarchique, le « souverain » était le
soi-disant représentant de la totalité du corps politique constitué, la rhétorique
politique de Macron tente de distinguer plus ou moins habilement entre des groupes
(« les factieux et les factions ») ou des « masses » plus
ou moins informelles, et la médiation institutionnelle du « peuple ».
Il dresse ainsi une ligne de partage entre d’une part, ce qui relèverait de la
légitimité politique, et son pôle inversé, l’illégitimité apolitique.
La
logistique de l’administration, ou ce que j’ai appelé dans des recherches
récentes, le « nexus administratif », sert à articuler cette ligne de
partage. Comme l’indique sa formation à l’ENA, cette École Nationale d’Administration,
nous ne devrions pas laisser passer l'occasion de rappeler que si Macron incarne
une sorte de version occidentale hypertrophiée du "commandeur
politique", c'est précisément parce qu'il représente cette puissance
exécutive qui commande la légitimité administrative.
Qu'entendons-nous
par « administrateur » dans cette conjoncture historique spécifique ?
Il va sans dire que le droit public français moderne a une longue et riche
histoire en matière de droit administratif. En France, le droit public s'articule
autour d'un système juridictionnel dual consacré par une jurisprudence
abondante et les principes juridiques qui s'y rattachent. Le système français de
droit administratif ne doit cependant pas être compris comme un assemblage a
posteriori de la séparation classique des pouvoirs, mais plutôt comme une
conception institutionnelle concrète au sein des pouvoirs publics.
Cette
conception institutionnelle a d’ailleurs profondément influencé la pensée du juriste
allemand et nazi Carl Schmitt dans ce qu’il appelait l' « ordre
concret ». Pour lui, l'institutionnalisation bureaucratique relève d’un
mécanisme organisationnel intégré à la pratique législative du Parlement.
L'essor de l'État administratif diffère de la codification du droit
administratif dans la mesure où il représente une liquidation. Ce essor de l’État
administratif représente une transformation complète du système moderne de
l'intérieur. En ce sens, l'essor de l'État administratif est un facteur
d'exacerbation de la légitimation bureaucratique - et Schmitt a eu raison de le
qualifier de « moteur du droit »,
une force qu'il voyait déjà se déchaîner dans la tendance générale du droit
public européen des années 1930, bien qu'elle n'ait atteint son paroxysme
qu'aux États-Unis (ce que Schmitt n'avait pas prévu).
Si nous
devions esquisser une saisie phénoménologique minimale du droit administratif
aujourd'hui, nous pourrions dire qu'il consiste en un débordement du pouvoir
exécutif par le biais de l'exercice du principe de délégation et de l'extension
de l'application du contrôle des politiques au sein de chaque institutions. Ce
que les professeurs de droit administratif appelaient à l'origine la révolution
d'un « processus administratif » a maintenant atteint sa pleine
extension en subordonnant la structure tripartite de la séparation des pouvoirs
à la surveillance administrative de l'espace de la reproduction sociale.
Le fait que Macron ne puisse formuler son analyse politique qu'en parlant de
"la foule" signifie qu'il occupe déjà (au moins tendanciellement ; et
je ne peux pas me prononcer sur la transformation institutionnelle concrète de
la fonction exécutive dans le système politique français) et envisage le rôle
de l'exécutif comme une administration présidentielle.
Dans un
article juridique académique qui a exercé une influence durable sur le droit
public américain intitulé "Presidential Administration" (Harvard Law
Review, 2001), la juge Elena Kagan a déclaré que l'ère de l'administration
exécutive était venue. Dans cet article,
la juge Kagan déclarait vouloir défendre l'équilibre ordonné du fonctionnement
total de l'administration de la totalité du système, plutôt que la suprématie
d'une branche institutionnelle sur les autres. Il est important de noter que
l'ascension actuelle de l'État administratif dans le droit public anglo-saxon
n'est pas enracinée dans la maximisation de la rationalisation bureaucratique,
ni dans l'autorité de la fonction charismatique d'un Reichspräsidentcomme dans la République de Weimar (j'ai précédemment montré leur différence),
mais plutôt dans la production de la délégation et de la déférence de
l'autorité politique qui découle du pouvoir exécutif, tout en restant liée à
une logique de soi-disant équilibre et de soi-disant équité. En d'autres termes
- et aussi paradoxal que cela puisse paraître - l'expérience macronienne de
l'action exécutive fondée sur l'article 49.3 de la Constitution française, en
contournant le Parlement, apparaît comme une pratique tout à fait habituelle et
normalisée dans le système juridique américain.
Tout compte
fait, lorsqu'on décrit la politique technocratique de Macron, on oublie que son
américanisme ne se réduit pas à la planification économique ou à la recherche
d'indices de productivité et de standards en matière de crédit financier, mais
qu'il s'agit aussi d'une certaine conception de l'État. Son style de
gouvernement administratif et sa mainmise sur le droit public ne doivent pas
être considérée comme définitivement acquise. Cela signifie plutôt que l'empire
des juges et des membres du Parlement (les "représentants élus"
défendus par la doctrine interne de Macron) est finalement marginalisé dans le
nouveau gouvernement central occupé par un corps d'élite d'administrateurs et
de régulateurs en charge des grandes conceptions politiques dans les vertus de
l'expertise, de la rationalité, de l'adjudication et du processus décisionnel
compartimenté - qui, pour reprendre les mots de la juge Kagan, doivent orienter
"une politique cohérente à distance de la politique et de l'opinion
publique".
Contrairement
à la rhétorique républicaine de Macron, l'ethos véritable et concret de
l'administrateur ne se situe plus au niveau de la représentation politique
moderne classique (élections, corps législatif, contrainte judiciaire), mais
plutôt au niveau de la production de règles statutaires d'équilibrage qui
unifient l'agrégation des préférences et des calculs privés aux déterminations
spécifiques d'intérêts publics larges et discrétionnaires. Au niveau de
l'analyse des modèles de référence, cette transformation sédimente le passage du
modèle de l'élite politique à celui de l’administrateur
exécutif aux nouveaux pouvoirs normatifs détournés.
L' « américanisation »
de l'univers politique de Macron est centrée sur l'exclusion de la gouvernance
ou du jugement politique en faveur de principes administratifs abstraits (la
soi-disant transition écologique liée à des pôles énergétiques métropolitains
ou territoriaux spécifiques, pour citer un exemple) et de déterminations
réglementaires optimales. Ce qui émerge au seuil de la politique républicaine
moderne, c'est donc la montée d'une "foule" fragmentée et
l'activation des pouvoirs de police à travers des procédures de promulgation de
lois orientées directement contre l’indiscipline de la société civile
contemporaine.
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27/03/23
Gerardo Muñoz
Néo-libéralisme autoritaire, extrême-centre, monarque républicain, nombreux sont les qualificatifs qui servent actuellement à désigner l’ignominie promue par le régime d’Emmanuel Macron. À partir des débats qui animent la communauté des juristes, dans ce texte, Gerardo Muñoz revient sur le rôle central que joue la figure de l’”administrateur” comme liquidateur néo-libéral du conflit politique .
De nos jour, la machine superficielle du discours politique a tendance à masquer des forces réelles qui se meuvent à une allure différente et sous une tonalité différente. Emmanuel Macron a récemment qualifié les manifestations populaires en cours comme « une foule qui n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus. » Il ne parlait pas alors seulement en tant que souverain, mais comme un administrateur. Si sous l’Ancien Régime monarchique, le « souverain » était le soi-disant représentant de la totalité du corps politique constitué, la rhétorique politique de Macron tente de distinguer plus ou moins habilement entre des groupes (« les factieux et les factions ») ou des « masses » plus ou moins informelles, et la médiation institutionnelle du « peuple ». Il dresse ainsi une ligne de partage entre d’une part, ce qui relèverait de la légitimité politique, et son pôle inversé, l’illégitimité apolitique.
La logistique de l’administration, ou ce que j’ai appelé dans des recherches récentes, le « nexus administratif », sert à articuler cette ligne de partage. Comme l’indique sa formation à l’ENA, cette École Nationale d’Administration, nous ne devrions pas laisser passer l'occasion de rappeler que si Macron incarne une sorte de version occidentale hypertrophiée du "commandeur politique", c'est précisément parce qu'il représente cette puissance exécutive qui commande la légitimité administrative.
Qu'entendons-nous par « administrateur » dans cette conjoncture historique spécifique ? Il va sans dire que le droit public français moderne a une longue et riche histoire en matière de droit administratif. En France, le droit public s'articule autour d'un système juridictionnel dual consacré par une jurisprudence abondante et les principes juridiques qui s'y rattachent. Le système français de droit administratif ne doit cependant pas être compris comme un assemblage a posteriori de la séparation classique des pouvoirs, mais plutôt comme une conception institutionnelle concrète au sein des pouvoirs publics.
Cette conception institutionnelle a d’ailleurs profondément influencé la pensée du juriste allemand et nazi Carl Schmitt dans ce qu’il appelait l' « ordre concret ». Pour lui, l'institutionnalisation bureaucratique relève d’un mécanisme organisationnel intégré à la pratique législative du Parlement. L'essor de l'État administratif diffère de la codification du droit administratif dans la mesure où il représente une liquidation. Ce essor de l’État administratif représente une transformation complète du système moderne de l'intérieur. En ce sens, l'essor de l'État administratif est un facteur d'exacerbation de la légitimation bureaucratique - et Schmitt a eu raison de le qualifier de « moteur du droit », une force qu'il voyait déjà se déchaîner dans la tendance générale du droit public européen des années 1930, bien qu'elle n'ait atteint son paroxysme qu'aux États-Unis (ce que Schmitt n'avait pas prévu).
Si nous devions esquisser une saisie phénoménologique minimale du droit administratif aujourd'hui, nous pourrions dire qu'il consiste en un débordement du pouvoir exécutif par le biais de l'exercice du principe de délégation et de l'extension de l'application du contrôle des politiques au sein de chaque institutions. Ce que les professeurs de droit administratif appelaient à l'origine la révolution d'un « processus administratif » a maintenant atteint sa pleine extension en subordonnant la structure tripartite de la séparation des pouvoirs à la surveillance administrative de l'espace de la reproduction sociale.
Le fait que Macron ne puisse formuler son analyse politique qu'en parlant de "la foule" signifie qu'il occupe déjà (au moins tendanciellement ; et je ne peux pas me prononcer sur la transformation institutionnelle concrète de la fonction exécutive dans le système politique français) et envisage le rôle de l'exécutif comme une administration présidentielle.
Dans un article juridique académique qui a exercé une influence durable sur le droit public américain intitulé "Presidential Administration" (Harvard Law Review, 2001), la juge Elena Kagan a déclaré que l'ère de l'administration exécutive était venue. Dans cet article, la juge Kagan déclarait vouloir défendre l'équilibre ordonné du fonctionnement total de l'administration de la totalité du système, plutôt que la suprématie d'une branche institutionnelle sur les autres. Il est important de noter que l'ascension actuelle de l'État administratif dans le droit public anglo-saxon n'est pas enracinée dans la maximisation de la rationalisation bureaucratique, ni dans l'autorité de la fonction charismatique d'un Reichspräsidentcomme dans la République de Weimar (j'ai précédemment montré leur différence), mais plutôt dans la production de la délégation et de la déférence de l'autorité politique qui découle du pouvoir exécutif, tout en restant liée à une logique de soi-disant équilibre et de soi-disant équité. En d'autres termes - et aussi paradoxal que cela puisse paraître - l'expérience macronienne de l'action exécutive fondée sur l'article 49.3 de la Constitution française, en contournant le Parlement, apparaît comme une pratique tout à fait habituelle et normalisée dans le système juridique américain.
Tout compte fait, lorsqu'on décrit la politique technocratique de Macron, on oublie que son américanisme ne se réduit pas à la planification économique ou à la recherche d'indices de productivité et de standards en matière de crédit financier, mais qu'il s'agit aussi d'une certaine conception de l'État. Son style de gouvernement administratif et sa mainmise sur le droit public ne doivent pas être considérée comme définitivement acquise. Cela signifie plutôt que l'empire des juges et des membres du Parlement (les "représentants élus" défendus par la doctrine interne de Macron) est finalement marginalisé dans le nouveau gouvernement central occupé par un corps d'élite d'administrateurs et de régulateurs en charge des grandes conceptions politiques dans les vertus de l'expertise, de la rationalité, de l'adjudication et du processus décisionnel compartimenté - qui, pour reprendre les mots de la juge Kagan, doivent orienter "une politique cohérente à distance de la politique et de l'opinion publique".
Contrairement à la rhétorique républicaine de Macron, l'ethos véritable et concret de l'administrateur ne se situe plus au niveau de la représentation politique moderne classique (élections, corps législatif, contrainte judiciaire), mais plutôt au niveau de la production de règles statutaires d'équilibrage qui unifient l'agrégation des préférences et des calculs privés aux déterminations spécifiques d'intérêts publics larges et discrétionnaires. Au niveau de l'analyse des modèles de référence, cette transformation sédimente le passage du modèle de l'élite politique à celui de l’administrateur exécutif aux nouveaux pouvoirs normatifs détournés.
L' « américanisation » de l'univers politique de Macron est centrée sur l'exclusion de la gouvernance ou du jugement politique en faveur de principes administratifs abstraits (la soi-disant transition écologique liée à des pôles énergétiques métropolitains ou territoriaux spécifiques, pour citer un exemple) et de déterminations réglementaires optimales. Ce qui émerge au seuil de la politique républicaine moderne, c'est donc la montée d'une "foule" fragmentée et l'activation des pouvoirs de police à travers des procédures de promulgation de lois orientées directement contre l’indiscipline de la société civile contemporaine.