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7/07/2022
Genevieve Guenther
L’écologie contemporaine est un terrain miné. Un sentiment exacerbé de catastrophe se répand comme une trainée de poudre aux quatre coins du globe. Si les causes du réchauffement climatique sont évidemment structurelles, il n’empêche qu’elles s’incarnent dans des groupes d’intérêts et des modes de vie bien particuliers. Genevieve Guenther prend ici le parti de nous rappeler à quel point les riches et les ultras-riches sont particulièrement responsables de la destruction de la planète.
Que peut-on faire, à titre individuel, pour contribuer à
enrayer le réchauffement de la planète ? Les recherches en sciences sociales
indiquent que l'une des actions les plus efficaces que l'on puisse entreprendre
est de parler de la crise climatique dans son entourage pour le sensibiliser. Hors,
selon nombre de militants pour le climat, il n’est pas de bon ton de discuter
de l'empreinte carbone individuelle.
Selon ces derniers, parler de l'empreinte carbone individuelle
est, au mieux, une distraction par rapport au travail essentiel que représente
la création d'un mouvement pour le climat et, au pire, une adhésion naïve et
contre-productive à une propagande développée par les compagnies pétrolières et
gazières afin de nous décourager et de nous détourner de la construction d'un
mouvement d'action collective. Mais la vérité est que nous devons parler de la
réduction de l'empreinte carbone individuelle des riches afin d'arrêter le
réchauffement de la planète.
Tout d'abord, examinons l'argument selon lequel il est mauvais
de parler de l'empreinte carbone individuelle. Il est vrai qu’au début des
années 2000, la grande compagnie pétrolière BP a instrumentalisé le concept
scientifique de l'empreinte carbone, en le plaçant au centre d'une campagne
publicitaire de plusieurs millions de dollars qui faisait de la résolution de
la crise climatique une question de réduction de la consommation individuelle.
Cette stratégie avait et a toujours pour effet de faire en sorte que les gens
se sentent personnellement responsables non seulement de la crise climatique
qu'ils provoquent par leur mode de vie, mais aussi de la résoudre en cessant de
conduire, de prendre l'avion, de manger du bœuf, d'utiliser des pailles en
plastique, etc.
Même si chaque personne sur la planète réduisait à zéro son
empreinte carbone, les systèmes électriques, industriels et agricoles de nos
économies continueraient à émettre des gaz à effet de serre et à aggraver le
réchauffement de la planète.
C'est précisément pour cette raison que certaines des voix
les plus tranchées du mouvement climatique ont presque entièrement dévalorisé
le concept d'empreinte climatique, recommandant à la place que chacun embrasse
et même célèbre l'"hypocrisie climatique" de sa consommation afin
d'inviter davantage de personnes à rejoindre le mouvement climatique sans avoir
à payer de prix d'entrée - sans avoir besoin d'une pureté morale impossible ou
même d'un sacrifice. Ils soutiennent, par exemple, que le fait de prendre
l'avion plusieurs fois par an pour donner des conférences sur la crise
climatique est compensé par les effets politiques de ces conférences elles-mêmes
- leur pouvoir putatif d'inspirer d'autres personnes à rejoindre le mouvement
climatique, à adopter une politique climatique ou même à réduire leur propre
empreinte carbone.
Mais il n'y a pas qu'un seul type d'individu dans le monde -
tout le monde n'est pas si étroitement lié au système des combustibles fossiles
qu'il n'a d'autre choix que d'émettre trop de carbone. Les individus sont
inscrits dans leur classe sociale et leurs personnalités sont influencées par les
avantages qu’ils peuvent par exemple en tirer. "Conduire" n'a pas la
même signification pour l'employée américaine d'un magasin de grande surface
qui est obligée de se rendre sur son lieu de travail en voiture que pour le
gestionnaire de fonds d'investissement et qui, en vacances à Saint Tropez, roule
à fond les ballons dans sa rutilante Lamborghini. Le premier acte est
l'expression de notre enfermement au sein d’un système économique
d'exploitation qui rend impossible de ne pas émettre de carbone ; le second est
l'expression du type d’injustice qu’impose ce même système.
Le bilan carbone des 1% les plus riches n’est pas seulement
injuste sur le plan symbolique, il est
aussi matériellement partie prenante de la crise climatique. Les chercheurs
estiment que plus de la moitié des émissions générées par l'humanité depuis notre
apparition sur cette planète ont été émises depuis 1990. Mais au cours de ces
30 dernières années, les émissions des 50 % de personnes les plus pauvres n'ont
pratiquement pas augmenté : elles représentaient un peu moins de 7% des
émissions mondiales en 1990, et elles stagnent à un peu plus de 7% des
émissions mondiales aujourd'hui. En revanche, les 10 % les plus riches sont
responsables de 52 % des émissions mondiales cumulées, et les 1 % de 15 %.
Cela signifie que les 63 millions de personnes les plus riches
génèrent deux fois plus de gaz à effet de serre que la moitié de l'humanité n’en
émet, soit près de quatre milliards de personnes. Lorsque les scientifiques
incluent les émissions induites - ou ce qu'il faut pour fabriquer les produits
achetés par les riches - dans le calcul de leur empreinte carbone individuelle,
les chiffres deviennent encore plus grotesques : l’'empreinte carbone moyenne
des plus riches est alors plus de 75 fois supérieure à celle des plus pauvres.
Une estimation portant sur les 20 milliardaires les plus en vue aux États-Unis
et en Europe a révélé que leur empreinte carbone en 2018 allait d'environ 1 000
tonnes à près de 32 000.
Pendant ce temps, une grande partie des pays du Sud est déjà
détruite par le réchauffement de la planète. Le dernier rapport du Groupe
d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) montre que, de
1991 à 2010, le changement climatique a fait baisser le PIB par habitant des
pays africains d'environ 13,6 %. La diminution des précipitations due au
changement climatique entre 1960 et 2000 a provoqué à elle seule un écart de
PIB de 15 à 40 % dans les pays touchés, par rapport au reste du monde.
Les habitants du Sud ont le droit de se doter d'économies
qui les sortent de la misère, et les énergies fossiles sont, bien entendu,
actuellement disponibles pour alimenter leur développement. Le problème est que
la masse de carbone restant sur la planète pour avoir une chance sur deux de
stopper le réchauffement climatique à 1,5°C est de 420 gigatonnes de CO2, environ
11 ans au rythme actuel des émissions.
Le développement économique nécessitera au moins une
certaine production d'acier et de ciment, qui engendrera des émissions qui
épuiseront également le minuscule budget carbone qui nous reste. L'idée qu'une
seule tonne carbone de ce budget puisse être utilisée pour des yachts, des jets
privés, de nouvelles garde-robes tous les trois mois (les marques de mode
produisent généralement quatre "collections" par an) ou même des vols
commerciaux inutiles repose sur une déshumanisation des personnes -
généralement des personnes de couleur - qui vivent dans les endroits où la
planète s'effiloche en premier.
Ces formes de consommation spectaculairement inégales sont
au cœur de la crise climatique. En réclamant la justice, le mouvement
climatique doit exiger des riches qu’ils réduisent leur empreinte carbone par
tous les moyens nécessaires.
Bien sûr, en termes globaux, de nombreux Américains sont
riches. Oxfam a défini les 1 % de la population mondiale comme les 60 millions
de personnes gagnant plus de 109 000 dollars par an. Les 10% sont définis comme
les 770 millions de personnes gagnant plus de 38 000 dollars. Pourtant, même
les personnes aisées au sens global du terme n'ont pas forcément les moyens de
remplacer leur chaudière à gaz par une pompe à chaleur, de poser des panneaux
solaires sur leur toit ou de remplacer leur voiture par un véhicule électrique.
Ils n'auront peut-être pas non plus le choix d'acheter de l'électricité propre
à leur fournisseur d’énergie.
Et c'est exactement la raison pour laquelle il ne faut pas
dire aux personnes qui vivent au jour le jour, ou qui ne sont pas déjà
profondément engagées dans la lutte contre le changement climatique, qu'elles
doivent s'inquiéter de leur empreinte carbone individuelle. Les recherches en
sciences sociales et le bon sens montrent que dire à ces personnes qu'elles
doivent consommer moins fait baisser leur soutien à la politique climatique.
C'est pourquoi BP a popularisé l'idée de l'empreinte carbone individuelle en
premier lieu. La grande majorité des Américains, même ceux qui sont riches
selon les normes mondiales, sont piégés par le système économique actuel et se
trouvent littéralement incapables d'apporter des changements transformateurs à
leur mode de vie.
Les personnes qui sont enfermées ou coincées par un tel système
économique ne devraient jamais avoir à se sentir honteuses, frustrées ou
impuissantes. Et personne ne devrait embrasser l'absolutisme moral. Les
mouvements se construisent à partir de liens, et les relations se créent
lorsque les gens se rapprochent les uns des autres avec attention, en acceptant
leurs imperfections et leurs ambiguïtés communes, leurs complicités partagées
et leurs enchevêtrements. Il est déjà difficile d'avoir le courage de commencer
à réfléchir à la crise climatique : Les personnes qui entrent dans le mouvement
climatique doivent être accueillies dans une communauté qui sait les mettre en
confiance.
Toutefois, pour que nous ayons une chance de sortir de la
crise climatique, le mouvement pour le climat doit faire appel à l’idée de
justice, c'est-à-dire à de nouvelles normes et politiques ciblant la
consommation luxueuse des super-riches et celle de la classe moyenne supérieure
qui l'imite. Comme l'a récemment rapporté Bloomberg News, les émissions
personnelles des 0,001 % les plus riches - ceux qui possèdent au moins 129,2
millions de dollars - sont si importantes que les décisions de consommation
individuelle de ces personnes "peuvent avoir le même impact que des
interventions politiques à l'échelle nationale". Et les super-riches ne
réduisent pas volontairement leur empreinte carbone individuelle. Bien au
contraire. En 2021, les ventes de superyachts, de loin le bien de luxe le plus
polluant aujourd’hui, ont bondi de 77 %.
Mais, me direz-vous, pourquoi les riches ne pourraient-ils
pas profiter des fruits de leur réussite ? Ne pouvons-nous pas simplement
innover pour sortir de la crise climatique, en réduisant les émissions des
riches et de tous les autres, en utilisant la technologie pour décarboner les
combustibles fossiles ou éliminer l'excès de carbone de l'atmosphère ?
Le piégeage du carbone ne permet déjà pas de capturer près
de 100 % des émissions des centrales électriques, ce qui permet au
réchauffement planétaire de s'aggraver, mais à un rythme plus progressif. Les
innovations qui sont censées nous permettre d'éliminer le carbone atmosphérique
- comme la bioénergie avec capture et stockage du carbone (BECCS) ou la capture
directe dans l'air (DAC) - se heurtent à de dures contraintes planétaires qui
les rendent irréalisables à l'échelle de plusieurs gigatonnes.
Pour résoudre la crise climatique, il faudra plus que de
l'innovation. Il faudra refondre nos systèmes - y compris notre système de
classes, ou du moins les niveaux inégaux de consommation que notre système de
classes justifie. Cette transformation passera sûrement par des négociations
internationales. Mais elle nécessite également une révolution des valeurs. Nous
saurons que nous sommes sur la bonne voie lorsque les publications Instagram
sur les vacances de la jet-set inspireront du dégoût plutôt que de l'excitation
et du désir.
Pour amorcer cette révolution, vous pouvez parler de
l'empreinte carbone personnelle des super-riches et des personnes qui les
imitent. Vous pouvez appeler à la justice climatique. Et vous pouvez
communiquer votre engagement envers ces principes en réduisant autant que
possible votre propre consommation.
Avoir une empreinte carbone aussi faible que possible peut
être d'autant plus important lorsque vous vous adressez à des personnes qui
peuvent avoir des doutes sur le changement climatique ou ressentir de
l'ambivalence quant à ses solutions. La psychologie sociale a depuis longtemps
identifié ce qu'elle appelle "l'effet spectateur" dans la dynamique de
groupe, selon lequel les gens restent dans une pièce remplie de fumée, même
s'ils parlent de la possibilité d'un incendie, jusqu'à ce que quelqu'un perçu
comme un leader se lève et sorte de la pièce. Si les militants du climat décrivent
un monde en feu et invoquent la nécessité d'une justice climatique sans au
moins essayer d'incarner et de pratiquer l'égalité en matière de carbone, ils
finiront par envoyer un message contradictoire qui renforcera la dissonance
cognitive de la plupart des gens.
Réduire notre propre consommation nous permettra également
de montrer comment prendre du bon temps, faire des pauses ou encore renouer
avec des joies différentes.
Pour changer le système, il faut transformer ses normes
sociales et ses présupposés idéologiques tout autant que ses moyens de
production et de consommation. Historiquement, ce travail a précédé l'adoption
de politiques, qui n'ont codifié que plus tard les nouvelles normes dans des
lois dont les objectifs ont été pour ainsi dire "normalisés", au
point que l’idée d’un retour en arrière était devenue marginale, voire
impensable.
Nous devons faire en sorte qu'il soit normal non seulement
d'utiliser des formes d'énergie sans carbone, mais aussi de poursuivre nos
ambitions et de profiter de nos plaisirs sans aggraver le réchauffement de la
planète. La possibilité matérielle de cette vie ne sera produite que par la
politique, mais sa possibilité culturelle et imaginative ne sera créée que par une
mutations des formes de vie.
La crise climatique est profondément injuste. Les riches
détruisent actuellement le Sud - et, si rien ne change, à terme, la planète
entière. Ils le font pour leur propre profit et leur propre plaisir. La plupart
de leur consommation vorace est entièrement volontaire. Nous devons commencer à
parler de l'empreinte carbone personnelle des riches et, autant que possible,
joindre le geste à la parole afin de résoudre la crise climatique à temps pour
avoir un avenir vivable.
Article paru en anglais dans la revue NOEMA et traduit en français par M.K. pour Tous Dehors.
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