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TOUS DEHORS





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8/04/22

À quelques jours du premier tour du scrutin présidentiel, il nous a semblé important de revenir sur ce nouveau livre de François Bégaudeau paru aux éditions Divergences.

Au choix, vous pouvez donc visionner l’entretien que nous avons réalisé dans le cadre de notre nouveau format vidéo intitulé “Dissensus” ou bien vous pouvez lire les quelques bonnes feuilles qui suivent.


 

Le rituel du vote s’exécute hors de toute situation. Il a pour site un lieu réel mais déréalisé pour l’occasion : une cantine qui ce dimanche-là ne servira nul écolier ; une salle omnisports où ce dimanche-là nul basketteur ne suera.

Le jeu n’impose pas à l’électeur de lier son vote à un élément de la réalité. Il peut glisser son bulletin en pensant à sa compagne enceinte ou à son rêve de la veille où Aznavour ressuscitait. Et si ce buraliste a en tête les deux braquages subis cette année au moment de voter pour un candidat promettant des peines plancher, personne n’en saura rien au moment du dépouillement. Ce qui se passe dans l’isoloir reste dans l’isoloir, ce non-lieu.

Le vote d’élection doit être radicalement distingué du vote en situation. Des membres d’une association votant le refus d’une subvention municipale votent en situation – la situation de leur association d’accueil de femmes battues, confrontée à un nouveau maire mis en examen pour faits de harcèlement. Des grévistes décidant l’occupation de l’usine votent en situation. Ils le font après s’être rassemblés et non pas iso- lés ; ils le font à main levée, et au terme d’une discussion menée sur le lieu réel dont les modes de gestion sont précisément l’objet de la grève.

À l’inverse du vote d’élection, le vote en situation est suivi d’effets immédiats pour les votants : trou dans le budget à combler pour les associatifs, organisation de la première nuit d’occupation pour les grévistes – cantine à mettre en place, coup de fil à passer à sa fille aînée pour qu’elle fasse les courses, saut chez Luc pour lui emprunter un sac de couchage et un jeu de tarot.

Les votants en situation décident d’actes qu’ils ne délégueront à personne. Ils sont à la fois votants et exécutants. Ils se donnent le pouvoir plutôt que de s’en démettre. S’il faut absolument un porte-parole auprès des repreneurs hollandais de la boîte, on écrira collectivement sa partition qu’il récitera mot pour mot.

Le sujet politique advient en rompant la distance instituée par la représentation. Il se présente. Il se pose là. Il chante on est là. L’électeur advient en s’abstrayant, le sujet politique advient en se matérialisant. L’un s’isole, l’autre se joint.

Il arrive quand même que l’électeur accole à son vote des paroles qui l’argumentent. Il le fait en amont de l’élection, et en aval. Longtemps en amont, longtemps en aval. Deux ans avant il en parle déjà, dix ans après il en parle encore. Dix ans après il ne se remet pas d’avoir voté Hollande, ce traître. Deux ans avant, il se voit bien voter Xavier Bertrand.

Spéculatifs ou radoteurs, les mots électoraux ne sont présents à rien. Les mots d’AG de salariés en lutte sont enchâssés dans le réel de leur travail, ceux de l’électeur enchâssés dans le vide. Qu’elle prenne place dans un restaurant thaï, à la table dominicale de tonton Gilles, dans le vestiaire du tennis-club de Gueugnon, dans la chambre d’Ehpad d’une grand-mère Alzheimer déterminée à voter Pompidou, la dispute électorale ne porte ni sur la pizza végétarienne, ni sur la nouvelle Nespresso de tonton Gilles, ni sur le prix de l’Ehpad. Ils portent sur on ne sait pas bien quoi. Ils n’ont pas de dehors.

Ils peuvent donc s’autoriser des slogans, des formules. La formule naît d’un renversement du rapport de force entre les mots et les choses. Les mots de la formule en imposent aux choses. Et même s’y substituent. Et alors plus rien ne les arrête.

Les mots électoraux osent tout. Ils osent : faire France. Ils osent : faire société, faire ville, faire famille. Ils osent : liberté. Et vision d’avenir. Et valeurs communes. Et notre histoire. Et nos racines. Et les territoires. Et cette énumération n’a que trop duré.

Les mots électoraux n’ont honte de rien, c’est à ça qu’on les reconnaît. Le candidat qui les pro- nonce a bu toute sa honte avant de se lancer en campagne. De passage dans une ferme, il caresse un veau. En visite dans un collège, il fait une dictée. Où qu’il débarque il serre des mains. Et si personne ne l’accueillait et que sa main restait tendue dans le vide, il trouverait encore le moyen de ne pas se sentir con.

Une campagne électorale est un fait intégralement verbal. Des candidats parlent que commentent des commentateurs que commentent des électeurs – ou d’ailleurs des abstentionnistes, ce qui ne change rien à la nature des commentaires.

Distordant légèrement l’injonction du Christ, nous nous commentons les uns les autres. C’est notre manière de faire France, ville, société, famille.