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26/10/23
Adam Tooze
Traduit par Pablo Arnaud.
En vue d’une
opération de riposte massive contre le Hamas, Israël a ordonné à la population
du nord de la bande de Gaza d’évacuer la zone. Tsahal a, en effet, mis en garde
1 million d’habitants contre une destruction imminente. Nous savons
pourquoi Tsahal a donné cet ordre. L’armée veut minimiser le nombre de pertes
civiles. Mais au-delà du problème humanitaire et pratique de savoir où un tel
nombre de personnes sont supposées aller et comment ils sont censés subvenir à
leurs besoins, nous devons répondre aux questions suivantes : quel genre
d’endroit est Gaza, pour être soumis à de tels ordres d’évacuation ?
Comment peut-on ainsi se débarrasser d’un territoire qui abrite plus de
2 millions d’âmes ? Pourquoi aucun intérêt plus puissant ne réagit
face à la logique sans pitié d’une campagne militaire qui condamne une ville à
la pure et simple destruction ? Comment les habitants de Gaza sont-ils devenus
si isolés, réduits à l’état d’objets de l’histoire ?
Gaza n’a pas
toujours été comme ça. Située à un carrefour stratégique de l’est de la
Méditerranée, Gaza a connu une occupation humaine depuis plus de 5000 ans.
Point de passage naturel pour les voyageurs et les commerçants entre Asie et
Afrique, Gaza est souvent citée dans l’Ancien Testament. Elle appartenait à la
confédération philistine des cinq cités réparties le long de la plaine côtière.
Le Roi David et Alexandre le Grand ont foulé son sol. Passée sous domination
ottomane en 1516, Gaza a été un champ de bataille important pour le contrôle de
la Palestine lors de la Première Guerre mondiale. C’est seulement après trois batailles
importantes que les Britanniques sont parvenus à s’en emparer, en 1917.
Au cours des
émeutes de 1929 (la Palestine était alors sous mandat britannique), les
petites, mais très anciennes, communautés juives, craignant un massacre, ont
été évacués vers Tel-Aviv. En 1948, avec le retrait des forces britanniques,
l’armée égyptienne a occupé la bande côtière autour de Gaza. La population
d’alors était composée de 80 000 Palestiniens répartis en quatre
villes de tailles modestes : Gaza, Deir al-Balah, Khan Younis et Rafah. En
quelques semaines, la mince bande de terre a vu accourir plus de
150 000 réfugiés qui fuyaient les villes et les villages du sud de la
Palestine soumise au nettoyage ethnique imposé par la Haganah. Ce déplacement
de population a eu pour effet de voir le nombre d’habitants tripler dans la
zone, faisant de Gaza ce qu’elle est aujourd’hui, un asile surpeuplé pour
réfugiés.
Après 1948, l’ONU
a mis sur pied l’agence UWRA pour venir en aide aux réfugiés palestiniens en
Jordanie, au Liban, en Syrie et en Cisjordanie, ainsi qu’à Gaza. Au cours des
deux décennies de domination égyptienne, la population gazaouie a pu accéder au
reste du territoire égyptien pour travailler et étudier.
Lors de la Guerre
des Six jours, Israël a repoussé ses frontières pour s’étendre au Sinaï et à la
Cisjordanie. Le premier recensement israélien à Gaza en 1967 faisait état de
394 000 habitants, dont au moins 60 % de réfugiés. Pour gouverner
le territoire tout en se tenant à distance, Israël a adopté la politique de
« ponts ouverts » de Moshe Dayan. L’armée a minimisé sa présence et
Gaza et la Cisjordanie ont été, autant que possible, intégrés à l’économie
israélienne. En 1981, une frontière formelle et des points de contrôle
douaniers ont été instaurés entre Gaza et l’Égypte pour la toute première fois,
le long des limites de la ville-frontière de Rafah. Dans le même temps, attirée
par des salaires bien plus élevés, près de 45 % de la main-d’œuvre gazaouie
travaillait en Israël, au cours des années 1980.
En raison du
relatif dynamisme de l’économie israélienne, les revenus des habitants de Gaza
ont connu une croissance considérable. Mais c’est également à cette période que
Sara Roy a commencé à parler de dé-développement. Car, même si les revenus
augmentaient à Gaza, comme Roy le faisait remarquer en 1987, la bande ne connût aucun développement.
En effet, la zone a été systématiquement dé-développée. Les travailleurs
palestiniens étaient attirés par les emplois à bas salaires en Israël, sapant
l’économie palestinienne, ainsi que les intérêts et le statut de la bourgeoisie
et des propriétaires terriens en Palestine. Entre 1970 et 1985, même si le PIB
de la Cisjordanie et de Gaza a connu une augmentation, l’emploi total dans
l’économie palestinienne a stagné. La hausse des revenus réels et la stagnation
de la production dans les territoires palestiniens ont eu pour conséquence un
déficit commercial abyssal avec Israël.
Cet échange
hautement inégal a entraîné frustrations et ressentiment. Alors que, pour les
travailleurs israéliens, le marché de l’emploi était extrêmement régulé et
comportait des droits importants pour les travailleurs, garantis par de
puissantes centrales syndicales, la main-d’œuvre palestinienne fonctionnait
comme une armée de réserve flexible et privée de droits qui pouvait être
embauchée ou licenciée à volonté. Les discriminations et les bas salaires ont
été aggravés par la crise économique israélienne du début des années 1980,
dont les conséquences se sont principalement fait sentir sur les couches
subalternes palestiniennes. C’est ce ressentiment qui explosera au cours de la
première intifada en 1987.
En décembre 1987,
un véhicule transportant des ouvriers palestiniens au camp de réfugiés de
Jabalya, à Gaza, est percuté par un camion israélien, tuant quatre passagers.
Une nouvelle génération de militants a émergé des manifestations et des
affrontements qui ont suivi, changeant irrémédiablement le cours des relations
israélo-palestiniennes. Pour répondre à la grève nationaliste et au boycott du
pays par les ouvriers palestiniens, Israël a élargi son recours aux
travailleurs étrangers au-delà de la région. Des bureaux de recrutement ont été
ouverts en Roumanie, en Thaïlande et aux Philippines, augmentant la
main-d’œuvre non palestinienne, qui est passée de 20 000 à
100 000 travailleurs entre 1993 et 1996. Gaza n’était plus
indispensable.
Dans le même
temps, de nouvelles forces émergent dans les territoires palestiniens. Dans les
premiers jours de l’année 1987, des militants de la bande de Gaza liés aux
Frères musulmans égyptiens forment un nouveau mouvement qui prendra, en 1988,
le nom de Hamas. À l’inverse de l’OLP, qui s’est battue durant des décennies et
a fini par entamer des négociations au nom du peuple palestinien et par amorcer
un processus de paix à la fin des années 1980, le Hamas s’est donné pour
tâche de détruire Israël et de bâtir un État islamique.
Tandis que l’OLP
négociait ce qui deviendra les accords d’Oslo, les plus radicaux ont mené une
campagne d’attaques à l’explosif pour entraver le processus de paix. En
réponse, Israël a accru son contrôle sur la bande de Gaza, produisant ainsi une
série d’effets délétères. En 1994, sous les auspices de la vision de Shimon
Peres pour un « Nouveau Moyen-Orient », les Israéliens et les
Palestiniens ont négocié les accords économiques de Paris, promesse
d’intégration et de convergence. Or, dans le même temps, en réponse aux
attaques des radicaux, les mesures israéliennes de sécurité ont aggravé
l’isolement de Gaza du reste du monde. En 1994, alors que les accords sont
enfin signés, Israël commence la construction de la première enceinte barbelée
autour de la bande.
À la suite de
l’explosion de la seconde intifada en 2000, associée à une vague d’attentats
suicides et de fusillades, Israël intensifie son blocus autour de Gaza. Un haut
mur d’enceinte encercle dorénavant tout le territoire. L’aéroport
international de Gaza,
censée à l’origine permettre l’accès des Palestiniens au monde extérieur sans
aucun contrôle des égyptiens ou des Israéliens, a ouvert en 1998. Quelques mois
après le 11 septembre 2001, Israël détruit son antenne radar et bombarde
sa piste d’atterrissage. L’industrie de la pêche, pilier de l’économie
gazaouie, est verrouillée par la marine israélienne qui cherche à empêcher le
trafic d’armes. Et pourtant, l’isolement total de Gaza est encore à venir.
En 2005 le
gouvernement israélien d’Ariel Sharon décide d’un retrait unilatéral de la
bande de Gaza, détruisant au passage les implantations établies sur le
territoire par des colons juifs. Par la suite, le Hamas remporté une victoire
inattendue aux élections de Gaza de 2006 et, au terme d’une guerre civile
brutale, est parvenu à expulser le Fatah du territoire en 2007. En guise de
réponse, Israël a déclaré que Gaza était dorénavant un « territoire
hostile » et l’a placé en état de siège permanent, situation qui s’est
poursuivie jusqu’à nos jours. Dans les trois premières années de
l’encerclement, un total de 259 camions commerciaux, seulement, ont reçu
l’autorisation de quitter la bande, paralysant toute possibilité d’exportation.
La conséquence
n’est pas seulement d’isoler physiquement Gaza, mais aussi de produire, entre
la bande et la Cisjordanie, un développement économique radicalement divergent.
Si l’on prend en compte de la croissance démographique, cela signifie que le
PIB par habitant de Gaza est aujourd’hui inférieur de moitié à ce qu’il était
au milieu des années 1990 et représente un tiers du niveau atteint par la
Cisjordanie. Le taux de pauvreté à Gaza dépasse les 50 %, contre 14 %
en Cisjordanie. Avant le conflit actuel, le taux de chômage oscillait entre 40
et 50 %.
Alors que la
Cisjordanie a connu une croissance économique dépendante (selon le
dé-développement décrit par Roy) continue, l’économie de Gaza a quasiment
stagné depuis les années 1990, et n’a connu absolument aucune croissance
depuis la prise de pouvoir par le Hamas en 2006.
-
Contraintes par
des circonstances aussi désespérées, les habitants ont recours à
d’extraordinaires expédients. À Gaza, la phase la plus remarquable de la lutte
pour la survie et la prospérité a pris la forme de l’« économie des
tunnels ». Aujourd’hui, lorsqu’un nous entendons parler des tunnels, c’est dans
un contexte militaire, ou comme lieu où sont retenus les otages. Mais le
système de tunnel à Gaza a d’abord et avant tout était un moyen de survie
économique pour accéder à l’Égypte. Nicolas Pelham raconte l’émergence de
l’économie des tunnels dans un article paru dans le Journal of
Palestine Studies
de 2012 qui mérite d’être cité longuement :
“La prise de pouvoir par
les armes par le Hamas, à Gaza, à l’été 2007, a marqué un tournant pour
l’économie des tunnels. Le siège de la bande, déjà en place, a été renforcé.
L’Égypte a fermé le terminal de Rafah. Gaza a été désignée comme « entité
hostile » par Israël et, après le tir d’une salve de roquettes sur ses
zones frontalières en novembre 2007, a diminué de moitié l’importation de
denrées alimentaires et a restreint l’approvisionnement en carburant. En
janvier 2008, Israël a annoncé un blocage total de carburant après des tirs de
roquettes sur Sderot, interdisant toutes les catégories de fournitures
humanitaires, à l’exception de sept d’entre elles. Lorsque les réserves
d’essence se sont taries, les habitants de Gaza ont abandonné leurs voitures sur
le bord de la route et ont acheté des ânes. Sous la pression du blocus
israélien en mer et du siège égypto-israélien sur terre, la crise humanitaire
de Gaza menaçait le pouvoir du Hamas. La première tentative des islamistes pour
briser l’étau a visé l’Égypte, considérée comme le maillon faible. En janvier
2008, les forces du Hamas ont détruit au bulldozer un pan de mur au point de
passage de Rafah pour permettre à des centaines de milliers de Palestiniens de
se déverser dans le Sinaï. Bien que la demande longtemps refoulée en matière de
consommation ait été libérée, la mesure n’a apporté qu’un soulagement à court
terme. En l’espace de onze jours, les forces égyptiennes ont réussi à refouler
les Palestiniens. L’Égypte a alors renforcé le contingent de l’armée chargé de
maintenir le point de passage clos et a construit un mur d’enceinte renforcé à
la frontière. Avec l’intensification du siège, le nombre d’emplois dans
l’industrie manufacturière de Gaza a chuté de 35 000 à 860 à la mi-2008,
et le produit intérieur brut (PIB) de Gaza a diminué d’un tiers en termes réels
par rapport à son niveau de 2005 (contre une augmentation de 42 % en
Cisjordanie au cours de la même période). L’accès à la surface étant interdit,
le mouvement islamiste a supervisé un programme de creusement de tunnels
souterrains à échelle industrielle. La construction de chaque tunnel coûtant
entre 80 000 et 200 000 dollars, les mosquées et les réseaux
caritatifs ont lancé des programmes offrant des taux de rendement irréalistes,
faisant ainsi la promotion d’un système pyramidal de crédits qui s’est soldé
par un désastre. Les prédicateurs vantaient les mérites des tunnels commerciaux
comme une activité de « résistance » et saluaient les travailleurs
tués au travail comme des « martyrs ». Les Forces de sécurité
nationale (FSN), une branche de l’Autorité palestinienne reconstituée par le
Hamas à partir de membres des Brigades Izz al-Din al-Qassam (BIQ), mais
comprenant également plusieurs centaines de transfuges de l’Autorité
palestinienne (Fatah), ont gardé la frontière, échangeant parfois des coups de
feu avec l’armée égyptienne, tandis que le gouvernement du Hamas supervisait
les activités de construction. Parallèlement, la municipalité de Rafah, dirigée
par le Hamas, a modernisé le réseau électrique pour alimenter des centaines
d’engins de levage, a maintenu les services d’incendie de Gaza en état d’alerte
et a éteint à plusieurs reprises des incendies dans des tunnels utilisés pour
pomper du carburant. Comme l’a expliqué Mahmud Zahar, un dirigeant du Hamas à
Gaza, « il n’y a pas d’électricité, pas d’eau, pas de nourriture venant de
l’extérieur. C’est pourquoi nous avons dû creuser les tunnels ». Des
investisseurs privés, y compris des membres du Hamas qui ont réuni des capitaux
par l’intermédiaire de leurs réseaux de mosquées, se sont associés à des
familles vivant de part et d’autre de la frontière. Des avocats ont rédigé des
contrats pour des coopératives chargées de construire et d’exploiter des
tunnels commerciaux. Ces contrats précisaient le nombre d’associés
(généralement de quatre à quinze), la valeur des parts respectives et le
mécanisme de distribution des bénéfices des actionnaires. Un partenariat type
regroupe un échantillon représentatif de la société gazaouie : par
exemple, un gardien au point de passage terrestre de Rafah, un agent de
sécurité de l’ancienne administration de l’Autorité palestinienne, des
travailleurs agricoles, des diplômés issus de l’université, des employés
d’organisations non gouvernementales (ONG) et des ouvriers chargés de creuser
ces tunnels. Abu Ahmad, qui gagnait entre 30 et 70 shekels par jour en
tant que chauffeur de taxi, a investi les bijoux de sa femme, d’une valeur de
20 000 dollars, pour s’associer avec neuf autres personnes dans la
construction d’un tunnel. Les investisseurs pouvaient rapidement récupérer leur
mise de fonds. Pleinement opérationnel, un tunnel peut générer le coût de sa
construction en un mois. Chaque tunnel étant géré conjointement par un
partenariat de part et d’autre de la frontière, les propriétaires gazaouis et
égyptiens se partagent généralement les bénéfices à parts égales. […] À la
veille de l’opération Plomb durci en décembre 2008, leur nombre était passé de
quelques douzaines de tunnels essentiellement militaires à la mi-2005 à au moins
cinq cents ; les recettes commerciales des tunnels sont passées d’une
moyenne de 30 millions de dollars par an en 2005 à 36 millions de
dollars par mois. Ils ont permis d’atténuer dans une certaine mesure la forte
contraction de l’économie de Gaza, résultat du boycott international du Hamas…”
Le Hamas a mis en place un comité des tunnels pour réguler
cette activité économique. Il prélevait ainsi des taxes, assurait la sécurité
et contrôle la nature des biens qui transitaient. Comme l’écrit Tannira (2021)
dans l’excellent recueil The Political Economy of Palestine :
“Sous la tutelle du Hamas,
de modestes hommes d’affaires sont autorisés à investir dans la construction de
tunnels qui permettent l’acheminement de biens et de fournitures. Des ouvriers
(chargés de leur construction) sont également associés à la propriété de ces
tunnels de manière à accéder à une part donnée des revenus ainsi générés. Le
Hamas a, dans le même temps, reçu entre 25 et 40 % des revenus issus de
cette activité […] Les commerçants ont profité des prix nettement moins élevés
des marchandises passées en contrebande depuis l’Égypte […] Les marchandises
étaient ensuite vendues sur les marchés locaux au même prix que les biens taxés
par Israël […] Les nouveaux commerçants ont ainsi été en mesure de réaliser
d’importants profits […] Les risques élevés et les considérations de sécurité
[…] ont conduit le Hamas à n’autoriser qu’un groupe restreint de commerçants
validés par l’organisation…”
À l’apogée de cette économie, au début des années 2010,
le Hamas pouvait générer annuellement jusqu’à 750 millions de dollars de
revenus. Le système des tunnels a aussi permis, et c’est un point crucial,
l’importation de matériaux de construction, offrant la possibilité pour Gaza
d’assurer la demande en logement et de reconstruire après la désastreuse
confrontation avec Israël de 2008-2009. Comme le rapporte la CNUCED :
“[…] entre 2007 et 2013,
plus de 1 532 tunnels souterrains [ont été construits] sous les
12 km de frontière qui séparent Gaza de l’Égypte. […] La part du commerce
assuré par le tunnel était plus importante que celui entrepris par des canaux
officiels (Banque mondiale, 2014a). Selon le Programme des Nations unies pour
les établissements humains, il aurait fallu 80 ans pour reconstruire, en
utilisant uniquement les matériaux autorités par Israël, les quelque
6000 habitations détruites au cours de l’opération militaire de décembre
2008 et janvier 2009. Les importations au moyen des tunnels ont cependant
permis de réduire ce laps de temps à 5 ans (Pelham, 2011). De manière
similaire, la centrale électrique de Gaza tourne grâce au diesel importé depuis
l’Égypte à hauteur d’un million de litres par jours avant juin 2013 (OCHA,
2013).”
L’économie des tunnels a atteint son acmé entre 2011 et
2013, après le renversement du régime répressif de Moubarak au cours des
printemps arabes et l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir au Caire. Grâce à
l’afflux de biens et à l’essor du secteur de la construction, le PIB par
habitant de Gaza a rebondi après l’effondrement de 2008. Mais c’est sans
compter sur la double catastrophe qui a suivi.
En juillet 2013, les militaires égyptiens prennent le
pouvoir et renversent les alliés du Hamas. Un an plus tard, en juillet 2014,
Israël lance une guerre de 50 jours contre le Hamas. Une dévastation plus
grande encore s’en est suivie. Non seulement les gazaouis ont été soumis à de
terribles bombardements de dizaines de milliers d’obus et de bombes larguées
depuis des avions, mais une campagne conjointe israélo-égyptienne a, de plus,
entraîné la fermeture des tunnels. En mai 2015 le nombre de réfugiés
palestiniens dépendants des distributions alimentaires de l’UNWRA a augmenté
pour atteindre 868 00 individus, soit la moitié de la population de Gaza et
65 % des habitants enregistrés comme réfugiés (UWRA, 2015b).
Les bombardements et l’isolement n’ont pas non plus été les
seules menaces auxquelles l’économie gazaouie a dû faire face. Comme le
montrent les données du FMI, l’économie gazaouie a rebondi après le choc massif
de 2014, avant de subir en 2017 une crise financière et une compression des
dépenses publiques. Tannira résume l’escalade désastreuse de cette
austérité :
“· Les dépenses publiques dans
la bande de Gaza sont passées de 985 millions de dollars en 201 à
860 millions de dollars en 2017 (soit une chute de 12,6 %), pour
atteindre ensuite 849 millions de dollars en 2018 et finalement
788 millions de dollars en 2019. Les dépenses du gouvernement de
l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza ont donc décliné de 20 %
depuis 2017 (PCBS, 2019).
· Le PIB par habitant s’est
effondré de 1 731 dollars en 2016 à 1 557 en 2017, puis
1 458 en 2018 pour finalement tomber à 1 417 dollars en 2019,
soit une chute de 18 % depuis 2016 (PCBS, 2019).
· L’investissement total a
chuté pour atteindre 440 millions de dollars en 2019, alors qu’il était de
623 millions de dollars en 2016. Les investisseurs locaux ont perdu toute
capacité de se lancer dans de nouvelles activités, car les risques étaient bien
trop élevés (PCBS, 2019).
· Les taxes collectées par le
gouvernement du Hamas à Gaza ont augmenté après l’échec de l’application de
l’accord de réconciliation de 2017 entre le Hamas et le Fatah.
· La crise continue de
l’électricité constitue un poste de dépense supplémentaire sur le secteur privé
et augmente ainsi les coûts de production et de fonctionnement.
· La suspension de la
contribution des États-Unis au budget de l’UNRWA à partir de 2018 a eu des
répercussions sur plus de 60 % des bénéficiaires de transfert d’argent
(UNWRA, 2018). Dans le même temps, le Programme Alimentaire Mondial a réduit
son aide à des milliers de familles parmi les plus pauvres en décembre 2017
(WFP, 2017).”
Pour aggraver les pressions financières exercées sur les
autorités palestiniennes, Israël retient régulièrement les recettes fiscales
dues en vertu des accords économiques de Paris de 1994. Sous l’effet de ces
pressions, même avant l’explosion de violence actuelle, il était devenu de plus
en plus difficile de parler de développement économique gazaoui. Le PIB par
habitant s’est effondré pour atteindre à peine 1500 dollars par habitant.
Le taux de chômage à Gaza oscille entre 40 et 50 %, soit environ trois
fois plus qu’en Cisjordanie.
Comme le montrent les données de Shir Hever, les salaires à
Gaza stagnent tout en bas de la pyramide raciale en Israël/Palestine.
Dans les
années 1980, lorsque Roy a forgé l’expression de
« dé-développement », son objectif était de montrer que Gaza ne
connaissait aucun développement malgré la croissance des revenus. Depuis 2014,
un tel constat paraît outrageusement optimiste. L’économie de Gaza a été
anéantie. Parler de « prison à ciel ouvert », comme le font certains,
est à peine une exagération. On peut lire, dans la dernière édition (datée de
2016) du remarquable travail de Roy :
“[qu’elle] affirme que la
trajectoire de Gaza au cours des 48 dernières années a transformé le
territoire, qui était économiquement intégré et profondément dépendant d’Israël
et fortement lié à la Cisjordanie, en une enclave isolée et dispensable, coupée
de la Cisjordanie ainsi que d’Israël et soumise à de constantes attaques
militaires.”
C’est là que se trouve la réponse
à notre question. C’est la raison pour laquelle la moitié de la population de
Gaza peut être contrainte, du jour au lendemain, de se déplacer d’un coin de
l’enclave à l’autre. Les civiles n’ont aucun bien ou presque, et peu ou pas de
liens avec le monde extérieur. Ils dépendent, dans la plupart des cas, de
l’aide humanitaire ou du peu de denrées qui transitent grâce à la contrebande.
Ils sont devenus, selon l’expression prémonitoire de Roy, « isolés et
dispensables ». En ce moment de crise, Tsahal préférerait que les civils
ne soient pas sur son chemin, afin d’abattre les combattants du Hamas et de
détruire les infrastructures militaires. C’est pourquoi ils sont ainsi jetés
sur les routes.
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Adam Tooze
Traduit par Pablo Arnaud.
En vue d’une opération de riposte massive contre le Hamas, Israël a ordonné à la population du nord de la bande de Gaza d’évacuer la zone. Tsahal a, en effet, mis en garde 1 million d’habitants contre une destruction imminente. Nous savons pourquoi Tsahal a donné cet ordre. L’armée veut minimiser le nombre de pertes civiles. Mais au-delà du problème humanitaire et pratique de savoir où un tel nombre de personnes sont supposées aller et comment ils sont censés subvenir à leurs besoins, nous devons répondre aux questions suivantes : quel genre d’endroit est Gaza, pour être soumis à de tels ordres d’évacuation ? Comment peut-on ainsi se débarrasser d’un territoire qui abrite plus de 2 millions d’âmes ? Pourquoi aucun intérêt plus puissant ne réagit face à la logique sans pitié d’une campagne militaire qui condamne une ville à la pure et simple destruction ? Comment les habitants de Gaza sont-ils devenus si isolés, réduits à l’état d’objets de l’histoire ?
Gaza n’a pas toujours été comme ça. Située à un carrefour stratégique de l’est de la Méditerranée, Gaza a connu une occupation humaine depuis plus de 5000 ans. Point de passage naturel pour les voyageurs et les commerçants entre Asie et Afrique, Gaza est souvent citée dans l’Ancien Testament. Elle appartenait à la confédération philistine des cinq cités réparties le long de la plaine côtière. Le Roi David et Alexandre le Grand ont foulé son sol. Passée sous domination ottomane en 1516, Gaza a été un champ de bataille important pour le contrôle de la Palestine lors de la Première Guerre mondiale. C’est seulement après trois batailles importantes que les Britanniques sont parvenus à s’en emparer, en 1917.
Au cours des émeutes de 1929 (la Palestine était alors sous mandat britannique), les petites, mais très anciennes, communautés juives, craignant un massacre, ont été évacués vers Tel-Aviv. En 1948, avec le retrait des forces britanniques, l’armée égyptienne a occupé la bande côtière autour de Gaza. La population d’alors était composée de 80 000 Palestiniens répartis en quatre villes de tailles modestes : Gaza, Deir al-Balah, Khan Younis et Rafah. En quelques semaines, la mince bande de terre a vu accourir plus de 150 000 réfugiés qui fuyaient les villes et les villages du sud de la Palestine soumise au nettoyage ethnique imposé par la Haganah. Ce déplacement de population a eu pour effet de voir le nombre d’habitants tripler dans la zone, faisant de Gaza ce qu’elle est aujourd’hui, un asile surpeuplé pour réfugiés.
Après 1948, l’ONU a mis sur pied l’agence UWRA pour venir en aide aux réfugiés palestiniens en Jordanie, au Liban, en Syrie et en Cisjordanie, ainsi qu’à Gaza. Au cours des deux décennies de domination égyptienne, la population gazaouie a pu accéder au reste du territoire égyptien pour travailler et étudier.
Lors de la Guerre des Six jours, Israël a repoussé ses frontières pour s’étendre au Sinaï et à la Cisjordanie. Le premier recensement israélien à Gaza en 1967 faisait état de 394 000 habitants, dont au moins 60 % de réfugiés. Pour gouverner le territoire tout en se tenant à distance, Israël a adopté la politique de « ponts ouverts » de Moshe Dayan. L’armée a minimisé sa présence et Gaza et la Cisjordanie ont été, autant que possible, intégrés à l’économie israélienne. En 1981, une frontière formelle et des points de contrôle douaniers ont été instaurés entre Gaza et l’Égypte pour la toute première fois, le long des limites de la ville-frontière de Rafah. Dans le même temps, attirée par des salaires bien plus élevés, près de 45 % de la main-d’œuvre gazaouie travaillait en Israël, au cours des années 1980.
En raison du relatif dynamisme de l’économie israélienne, les revenus des habitants de Gaza ont connu une croissance considérable. Mais c’est également à cette période que Sara Roy a commencé à parler de dé-développement. Car, même si les revenus augmentaient à Gaza, comme Roy le faisait remarquer en 1987, la bande ne connût aucun développement. En effet, la zone a été systématiquement dé-développée. Les travailleurs palestiniens étaient attirés par les emplois à bas salaires en Israël, sapant l’économie palestinienne, ainsi que les intérêts et le statut de la bourgeoisie et des propriétaires terriens en Palestine. Entre 1970 et 1985, même si le PIB de la Cisjordanie et de Gaza a connu une augmentation, l’emploi total dans l’économie palestinienne a stagné. La hausse des revenus réels et la stagnation de la production dans les territoires palestiniens ont eu pour conséquence un déficit commercial abyssal avec Israël.
Cet échange hautement inégal a entraîné frustrations et ressentiment. Alors que, pour les travailleurs israéliens, le marché de l’emploi était extrêmement régulé et comportait des droits importants pour les travailleurs, garantis par de puissantes centrales syndicales, la main-d’œuvre palestinienne fonctionnait comme une armée de réserve flexible et privée de droits qui pouvait être embauchée ou licenciée à volonté. Les discriminations et les bas salaires ont été aggravés par la crise économique israélienne du début des années 1980, dont les conséquences se sont principalement fait sentir sur les couches subalternes palestiniennes. C’est ce ressentiment qui explosera au cours de la première intifada en 1987.
En décembre 1987, un véhicule transportant des ouvriers palestiniens au camp de réfugiés de Jabalya, à Gaza, est percuté par un camion israélien, tuant quatre passagers. Une nouvelle génération de militants a émergé des manifestations et des affrontements qui ont suivi, changeant irrémédiablement le cours des relations israélo-palestiniennes. Pour répondre à la grève nationaliste et au boycott du pays par les ouvriers palestiniens, Israël a élargi son recours aux travailleurs étrangers au-delà de la région. Des bureaux de recrutement ont été ouverts en Roumanie, en Thaïlande et aux Philippines, augmentant la main-d’œuvre non palestinienne, qui est passée de 20 000 à 100 000 travailleurs entre 1993 et 1996. Gaza n’était plus indispensable.
Dans le même temps, de nouvelles forces émergent dans les territoires palestiniens. Dans les premiers jours de l’année 1987, des militants de la bande de Gaza liés aux Frères musulmans égyptiens forment un nouveau mouvement qui prendra, en 1988, le nom de Hamas. À l’inverse de l’OLP, qui s’est battue durant des décennies et a fini par entamer des négociations au nom du peuple palestinien et par amorcer un processus de paix à la fin des années 1980, le Hamas s’est donné pour tâche de détruire Israël et de bâtir un État islamique.
Tandis que l’OLP négociait ce qui deviendra les accords d’Oslo, les plus radicaux ont mené une campagne d’attaques à l’explosif pour entraver le processus de paix. En réponse, Israël a accru son contrôle sur la bande de Gaza, produisant ainsi une série d’effets délétères. En 1994, sous les auspices de la vision de Shimon Peres pour un « Nouveau Moyen-Orient », les Israéliens et les Palestiniens ont négocié les accords économiques de Paris, promesse d’intégration et de convergence. Or, dans le même temps, en réponse aux attaques des radicaux, les mesures israéliennes de sécurité ont aggravé l’isolement de Gaza du reste du monde. En 1994, alors que les accords sont enfin signés, Israël commence la construction de la première enceinte barbelée autour de la bande.
À la suite de l’explosion de la seconde intifada en 2000, associée à une vague d’attentats suicides et de fusillades, Israël intensifie son blocus autour de Gaza. Un haut mur d’enceinte encercle dorénavant tout le territoire. L’aéroport international de Gaza, censée à l’origine permettre l’accès des Palestiniens au monde extérieur sans aucun contrôle des égyptiens ou des Israéliens, a ouvert en 1998. Quelques mois après le 11 septembre 2001, Israël détruit son antenne radar et bombarde sa piste d’atterrissage. L’industrie de la pêche, pilier de l’économie gazaouie, est verrouillée par la marine israélienne qui cherche à empêcher le trafic d’armes. Et pourtant, l’isolement total de Gaza est encore à venir.
En 2005 le gouvernement israélien d’Ariel Sharon décide d’un retrait unilatéral de la bande de Gaza, détruisant au passage les implantations établies sur le territoire par des colons juifs. Par la suite, le Hamas remporté une victoire inattendue aux élections de Gaza de 2006 et, au terme d’une guerre civile brutale, est parvenu à expulser le Fatah du territoire en 2007. En guise de réponse, Israël a déclaré que Gaza était dorénavant un « territoire hostile » et l’a placé en état de siège permanent, situation qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Dans les trois premières années de l’encerclement, un total de 259 camions commerciaux, seulement, ont reçu l’autorisation de quitter la bande, paralysant toute possibilité d’exportation.
La conséquence n’est pas seulement d’isoler physiquement Gaza, mais aussi de produire, entre la bande et la Cisjordanie, un développement économique radicalement divergent. Si l’on prend en compte de la croissance démographique, cela signifie que le PIB par habitant de Gaza est aujourd’hui inférieur de moitié à ce qu’il était au milieu des années 1990 et représente un tiers du niveau atteint par la Cisjordanie. Le taux de pauvreté à Gaza dépasse les 50 %, contre 14 % en Cisjordanie. Avant le conflit actuel, le taux de chômage oscillait entre 40 et 50 %.

Alors que la Cisjordanie a connu une croissance économique dépendante (selon le dé-développement décrit par Roy) continue, l’économie de Gaza a quasiment stagné depuis les années 1990, et n’a connu absolument aucune croissance depuis la prise de pouvoir par le Hamas en 2006.
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Contraintes par des circonstances aussi désespérées, les habitants ont recours à d’extraordinaires expédients. À Gaza, la phase la plus remarquable de la lutte pour la survie et la prospérité a pris la forme de l’« économie des tunnels ». Aujourd’hui, lorsqu’un nous entendons parler des tunnels, c’est dans un contexte militaire, ou comme lieu où sont retenus les otages. Mais le système de tunnel à Gaza a d’abord et avant tout était un moyen de survie économique pour accéder à l’Égypte. Nicolas Pelham raconte l’émergence de l’économie des tunnels dans un article paru dans le Journal of Palestine Studies de 2012 qui mérite d’être cité longuement :
“La prise de pouvoir par les armes par le Hamas, à Gaza, à l’été 2007, a marqué un tournant pour l’économie des tunnels. Le siège de la bande, déjà en place, a été renforcé. L’Égypte a fermé le terminal de Rafah. Gaza a été désignée comme « entité hostile » par Israël et, après le tir d’une salve de roquettes sur ses zones frontalières en novembre 2007, a diminué de moitié l’importation de denrées alimentaires et a restreint l’approvisionnement en carburant. En janvier 2008, Israël a annoncé un blocage total de carburant après des tirs de roquettes sur Sderot, interdisant toutes les catégories de fournitures humanitaires, à l’exception de sept d’entre elles. Lorsque les réserves d’essence se sont taries, les habitants de Gaza ont abandonné leurs voitures sur le bord de la route et ont acheté des ânes. Sous la pression du blocus israélien en mer et du siège égypto-israélien sur terre, la crise humanitaire de Gaza menaçait le pouvoir du Hamas. La première tentative des islamistes pour briser l’étau a visé l’Égypte, considérée comme le maillon faible. En janvier 2008, les forces du Hamas ont détruit au bulldozer un pan de mur au point de passage de Rafah pour permettre à des centaines de milliers de Palestiniens de se déverser dans le Sinaï. Bien que la demande longtemps refoulée en matière de consommation ait été libérée, la mesure n’a apporté qu’un soulagement à court terme. En l’espace de onze jours, les forces égyptiennes ont réussi à refouler les Palestiniens. L’Égypte a alors renforcé le contingent de l’armée chargé de maintenir le point de passage clos et a construit un mur d’enceinte renforcé à la frontière. Avec l’intensification du siège, le nombre d’emplois dans l’industrie manufacturière de Gaza a chuté de 35 000 à 860 à la mi-2008, et le produit intérieur brut (PIB) de Gaza a diminué d’un tiers en termes réels par rapport à son niveau de 2005 (contre une augmentation de 42 % en Cisjordanie au cours de la même période). L’accès à la surface étant interdit, le mouvement islamiste a supervisé un programme de creusement de tunnels souterrains à échelle industrielle. La construction de chaque tunnel coûtant entre 80 000 et 200 000 dollars, les mosquées et les réseaux caritatifs ont lancé des programmes offrant des taux de rendement irréalistes, faisant ainsi la promotion d’un système pyramidal de crédits qui s’est soldé par un désastre. Les prédicateurs vantaient les mérites des tunnels commerciaux comme une activité de « résistance » et saluaient les travailleurs tués au travail comme des « martyrs ». Les Forces de sécurité nationale (FSN), une branche de l’Autorité palestinienne reconstituée par le Hamas à partir de membres des Brigades Izz al-Din al-Qassam (BIQ), mais comprenant également plusieurs centaines de transfuges de l’Autorité palestinienne (Fatah), ont gardé la frontière, échangeant parfois des coups de feu avec l’armée égyptienne, tandis que le gouvernement du Hamas supervisait les activités de construction. Parallèlement, la municipalité de Rafah, dirigée par le Hamas, a modernisé le réseau électrique pour alimenter des centaines d’engins de levage, a maintenu les services d’incendie de Gaza en état d’alerte et a éteint à plusieurs reprises des incendies dans des tunnels utilisés pour pomper du carburant. Comme l’a expliqué Mahmud Zahar, un dirigeant du Hamas à Gaza, « il n’y a pas d’électricité, pas d’eau, pas de nourriture venant de l’extérieur. C’est pourquoi nous avons dû creuser les tunnels ». Des investisseurs privés, y compris des membres du Hamas qui ont réuni des capitaux par l’intermédiaire de leurs réseaux de mosquées, se sont associés à des familles vivant de part et d’autre de la frontière. Des avocats ont rédigé des contrats pour des coopératives chargées de construire et d’exploiter des tunnels commerciaux. Ces contrats précisaient le nombre d’associés (généralement de quatre à quinze), la valeur des parts respectives et le mécanisme de distribution des bénéfices des actionnaires. Un partenariat type regroupe un échantillon représentatif de la société gazaouie : par exemple, un gardien au point de passage terrestre de Rafah, un agent de sécurité de l’ancienne administration de l’Autorité palestinienne, des travailleurs agricoles, des diplômés issus de l’université, des employés d’organisations non gouvernementales (ONG) et des ouvriers chargés de creuser ces tunnels. Abu Ahmad, qui gagnait entre 30 et 70 shekels par jour en tant que chauffeur de taxi, a investi les bijoux de sa femme, d’une valeur de 20 000 dollars, pour s’associer avec neuf autres personnes dans la construction d’un tunnel. Les investisseurs pouvaient rapidement récupérer leur mise de fonds. Pleinement opérationnel, un tunnel peut générer le coût de sa construction en un mois. Chaque tunnel étant géré conjointement par un partenariat de part et d’autre de la frontière, les propriétaires gazaouis et égyptiens se partagent généralement les bénéfices à parts égales. […] À la veille de l’opération Plomb durci en décembre 2008, leur nombre était passé de quelques douzaines de tunnels essentiellement militaires à la mi-2005 à au moins cinq cents ; les recettes commerciales des tunnels sont passées d’une moyenne de 30 millions de dollars par an en 2005 à 36 millions de dollars par mois. Ils ont permis d’atténuer dans une certaine mesure la forte contraction de l’économie de Gaza, résultat du boycott international du Hamas…”
Le Hamas a mis en place un comité des tunnels pour réguler cette activité économique. Il prélevait ainsi des taxes, assurait la sécurité et contrôle la nature des biens qui transitaient. Comme l’écrit Tannira (2021) dans l’excellent recueil The Political Economy of Palestine :
“Sous la tutelle du Hamas, de modestes hommes d’affaires sont autorisés à investir dans la construction de tunnels qui permettent l’acheminement de biens et de fournitures. Des ouvriers (chargés de leur construction) sont également associés à la propriété de ces tunnels de manière à accéder à une part donnée des revenus ainsi générés. Le Hamas a, dans le même temps, reçu entre 25 et 40 % des revenus issus de cette activité […] Les commerçants ont profité des prix nettement moins élevés des marchandises passées en contrebande depuis l’Égypte […] Les marchandises étaient ensuite vendues sur les marchés locaux au même prix que les biens taxés par Israël […] Les nouveaux commerçants ont ainsi été en mesure de réaliser d’importants profits […] Les risques élevés et les considérations de sécurité […] ont conduit le Hamas à n’autoriser qu’un groupe restreint de commerçants validés par l’organisation…”
À l’apogée de cette économie, au début des années 2010, le Hamas pouvait générer annuellement jusqu’à 750 millions de dollars de revenus. Le système des tunnels a aussi permis, et c’est un point crucial, l’importation de matériaux de construction, offrant la possibilité pour Gaza d’assurer la demande en logement et de reconstruire après la désastreuse confrontation avec Israël de 2008-2009. Comme le rapporte la CNUCED :
“[…] entre 2007 et 2013, plus de 1 532 tunnels souterrains [ont été construits] sous les 12 km de frontière qui séparent Gaza de l’Égypte. […] La part du commerce assuré par le tunnel était plus importante que celui entrepris par des canaux officiels (Banque mondiale, 2014a). Selon le Programme des Nations unies pour les établissements humains, il aurait fallu 80 ans pour reconstruire, en utilisant uniquement les matériaux autorités par Israël, les quelque 6000 habitations détruites au cours de l’opération militaire de décembre 2008 et janvier 2009. Les importations au moyen des tunnels ont cependant permis de réduire ce laps de temps à 5 ans (Pelham, 2011). De manière similaire, la centrale électrique de Gaza tourne grâce au diesel importé depuis l’Égypte à hauteur d’un million de litres par jours avant juin 2013 (OCHA, 2013).”
L’économie des tunnels a atteint son acmé entre 2011 et 2013, après le renversement du régime répressif de Moubarak au cours des printemps arabes et l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir au Caire. Grâce à l’afflux de biens et à l’essor du secteur de la construction, le PIB par habitant de Gaza a rebondi après l’effondrement de 2008. Mais c’est sans compter sur la double catastrophe qui a suivi.
En juillet 2013, les militaires égyptiens prennent le pouvoir et renversent les alliés du Hamas. Un an plus tard, en juillet 2014, Israël lance une guerre de 50 jours contre le Hamas. Une dévastation plus grande encore s’en est suivie. Non seulement les gazaouis ont été soumis à de terribles bombardements de dizaines de milliers d’obus et de bombes larguées depuis des avions, mais une campagne conjointe israélo-égyptienne a, de plus, entraîné la fermeture des tunnels. En mai 2015 le nombre de réfugiés palestiniens dépendants des distributions alimentaires de l’UNWRA a augmenté pour atteindre 868 00 individus, soit la moitié de la population de Gaza et 65 % des habitants enregistrés comme réfugiés (UWRA, 2015b).

Les bombardements et l’isolement n’ont pas non plus été les seules menaces auxquelles l’économie gazaouie a dû faire face. Comme le montrent les données du FMI, l’économie gazaouie a rebondi après le choc massif de 2014, avant de subir en 2017 une crise financière et une compression des dépenses publiques. Tannira résume l’escalade désastreuse de cette austérité :
“· Les dépenses publiques dans la bande de Gaza sont passées de 985 millions de dollars en 201 à 860 millions de dollars en 2017 (soit une chute de 12,6 %), pour atteindre ensuite 849 millions de dollars en 2018 et finalement 788 millions de dollars en 2019. Les dépenses du gouvernement de l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza ont donc décliné de 20 % depuis 2017 (PCBS, 2019).
· Le PIB par habitant s’est effondré de 1 731 dollars en 2016 à 1 557 en 2017, puis 1 458 en 2018 pour finalement tomber à 1 417 dollars en 2019, soit une chute de 18 % depuis 2016 (PCBS, 2019).
· L’investissement total a chuté pour atteindre 440 millions de dollars en 2019, alors qu’il était de 623 millions de dollars en 2016. Les investisseurs locaux ont perdu toute capacité de se lancer dans de nouvelles activités, car les risques étaient bien trop élevés (PCBS, 2019).
· Les taxes collectées par le gouvernement du Hamas à Gaza ont augmenté après l’échec de l’application de l’accord de réconciliation de 2017 entre le Hamas et le Fatah.
· La crise continue de l’électricité constitue un poste de dépense supplémentaire sur le secteur privé et augmente ainsi les coûts de production et de fonctionnement.
· La suspension de la contribution des États-Unis au budget de l’UNRWA à partir de 2018 a eu des répercussions sur plus de 60 % des bénéficiaires de transfert d’argent (UNWRA, 2018). Dans le même temps, le Programme Alimentaire Mondial a réduit son aide à des milliers de familles parmi les plus pauvres en décembre 2017 (WFP, 2017).”
Pour aggraver les pressions financières exercées sur les autorités palestiniennes, Israël retient régulièrement les recettes fiscales dues en vertu des accords économiques de Paris de 1994. Sous l’effet de ces pressions, même avant l’explosion de violence actuelle, il était devenu de plus en plus difficile de parler de développement économique gazaoui. Le PIB par habitant s’est effondré pour atteindre à peine 1500 dollars par habitant. Le taux de chômage à Gaza oscille entre 40 et 50 %, soit environ trois fois plus qu’en Cisjordanie.

Comme le montrent les données de Shir Hever, les salaires à Gaza stagnent tout en bas de la pyramide raciale en Israël/Palestine.
Dans les années 1980, lorsque Roy a forgé l’expression de « dé-développement », son objectif était de montrer que Gaza ne connaissait aucun développement malgré la croissance des revenus. Depuis 2014, un tel constat paraît outrageusement optimiste. L’économie de Gaza a été anéantie. Parler de « prison à ciel ouvert », comme le font certains, est à peine une exagération. On peut lire, dans la dernière édition (datée de 2016) du remarquable travail de Roy :
“[qu’elle] affirme que la trajectoire de Gaza au cours des 48 dernières années a transformé le territoire, qui était économiquement intégré et profondément dépendant d’Israël et fortement lié à la Cisjordanie, en une enclave isolée et dispensable, coupée de la Cisjordanie ainsi que d’Israël et soumise à de constantes attaques militaires.”
C’est là que se trouve la réponse à notre question. C’est la raison pour laquelle la moitié de la population de Gaza peut être contrainte, du jour au lendemain, de se déplacer d’un coin de l’enclave à l’autre. Les civiles n’ont aucun bien ou presque, et peu ou pas de liens avec le monde extérieur. Ils dépendent, dans la plupart des cas, de l’aide humanitaire ou du peu de denrées qui transitent grâce à la contrebande. Ils sont devenus, selon l’expression prémonitoire de Roy, « isolés et dispensables ». En ce moment de crise, Tsahal préférerait que les civils ne soient pas sur son chemin, afin d’abattre les combattants du Hamas et de détruire les infrastructures militaires. C’est pourquoi ils sont ainsi jetés sur les routes.