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TOUS DEHORS










À 19 ans, Jean Giono est mobilisé pour la Grande Guerre. En 1915, il se retrouve assigné au 140e régiment d’infanterie, et ce, jusqu’en 1918. Son meilleur ami, comme tant d’autres, mourra à ses côtés. Commotionné par un obus, victime de gaz moutarde, et témoin de la barbarie de cette guerre, Giono en restera durablement affecté. En 1917, il écrit, « J’ai 22 ans et j’ai peur ». Ce traumatisme de guerre le conduira à adopter un pacifisme viscéral, définitif, qu’il partagera dans un recueil de textes intitulé  : Refus d’obéissance et publié en 1937. Il l’introduit tel quel : « Il faut sinon se moquer, en tout cas se méfier des bâtisseurs d’avenir. Surtout quand pour bâtir l’avenir des hommes à naître, ils ont besoin de faire mourir les hommes vivants. ».

Nous en publions une partie, extrait du premier texte : Je ne peux pas oublier.



“ La guerre n’est pas une catastrophe, c’est un moyen de gouvernement. L’état capitaliste ne connaît pas les hommes qui cherchent ce que nous appelons le bonheur, les hommes dont le propre est d’être ce qu’ils sont, les hommes en chair et en os ; il ne connaît qu’une matière première pour produire du capital. Pour produire du capital il a, à certains moments, besoin de la guerre, comme un menuisier a besoin d’un rabot, il se sert de la guerre. L’enfant, les yeux bleus, la mère, le père, la joie, le bonheur, l’amour, la paix, l’ombre des arbres, la fraîcheur du vent, la course sautelante des eaux, il ne connaît pas. Il ne reconnaît pas dans son état, dans ses lois, le droit de jouir des beautés du monde en liberté. Économiquement, il ne peut pas le reconnaître. Il n’a de lois que pour le sang et pour l’or. Dans l’état capitaliste, ceux qui jouissent ne jouissent que de sang et d’or. Ce qu’il fait dire par ses lois, ses professeurs, ses poètes accrédités, c’est qu’il y a le devoir de se sacrifier. Il faut que moi, toi et les autres, nous nous sacrifiions. A qui ? L’état capitaliste nous cache gentiment le chemin de l’abattoir : vous vous sacrifiez à la patrie (on n’ose déjà plus guère le dire) mais enfin, à votre prochain, à vos enfants, aux générations futures. Et ainsi de suite, de génération en génération. Qui donc mange les fruits de ce sacrifice à la fin ?

Nous savons donc, maintenant très nettement de quoi il s’agit. L’état capitaliste a besoin de la guerre. C’est un de ses outils. On ne peut tuer la guerre sans tuer l’état capitaliste. Je parle objectivement. Voilà un être organisé qui fonctionne. Il s’appelle état capitaliste comme il s’appellerait chien, chat ou chenille bifide. Il est là, étalé sur ma table, ventre ouvert. Je vois fonctionner son organisme. Dans cet être organisé, si j’enlève la guerre, je le désorganise si violemment que je le rends impropre à la vie, à sa vie, comme si j’enlevais le coeur au chien, comme si je sectionnais le 27e centre moteur de la chenille, cette perle toute mouvante d’arcs-en-ciel et indispensable à sa vie. Reste à savoir ce que je préfère : vivre moi-même, permettre que les enfants soient des enfants, et jouir du monde, ou assurer, par mon sacrifice, la continuité de la vie de l’état-capitaliste ? Continuons à être objectifs. A quoi sert mon sacrifice ? A rien ! (J’entends ! Ne criez-pas si fort dans l’ombre. Ne montrez pas vos gueules épouvantables de massacrés de l’usine. Ne parlez pas, vous qui me dites que votre atelier a fermé et qu’il n’y a pas de pain à la maison. Ne hurlez pas contre les grilles du château où l’on danse. J’entends !) Mon sacrifice ne sert à rien qu’à faire vivre l’état capitaliste. Cet état capitaliste mérite-t-il mon sacrifice ? Est-il doux, patient, aimable, humain, honnête ? Est-il à la recherche du bonheur pour tous ? Est-il emporté par son mouvement sidéral vers la bonté et la beauté et ne porte-t-il la guerre en lui que comme la terre emporte son foyer central ? Je ne pose pas les questions pour y répondre moi-même. Je les pose pour que chacun y réponde en soi-même.

Je préfère vivre. Je préfère vivre et tuer la guerre, et tuer l’état capitaliste. Je préfère m’occuper de mon propre bonheur. Je ne veux pas me sacrifier. Je n’ai besoin du sacrifice de personne. Je refuse de me sacrifier pour qui que ce soit. Je ne veux me sacrifier qu’à mon bonheur et au bonheur des autres. Je refuse les conseils des gouvernants de l’état capitaliste, des professeurs de l’état capitaliste, des poètes, des philosophes de l’état capitaliste. Ne vous dérangez pas. Je sais où c’est. Mon père et ma mère m’ont fait des bras, des jambes et une tête. C’est pour m’en servir. Et je vais m’en servir cette fois.

On ne peut plus se promener sur le champ de bataille avec son fusil pareil à un bâton. Le dédain, l’acceptation du martyre, la non-résistance, rien de tout ça ne peut être maintenant efficace. Croyez-vous que l’état capitaliste va s’arracher le coeur de bon gré ? La guerre est le coeur de l’état capitaliste. La guerre irrigue de sang frais toutes les industries de l’état capitaliste. La guerre fait monter aux joues de l’état capitaliste les belles couleurs et le duvet de pêche. Vous croyez que, de son bon gré, l’état capitaliste va s’arracher le coeur parce que vous êtes touchant, bel imbécile, marchant dans la ligne de tirailleur avec votre fusil pareil à un bâton ?

Il n’y a qu’un seul remède : notre force. Il n’y a qu’un seul moyen de l’utiliser : la révolte.

Puisqu’on n’a pas entendu notre voix.

Puisqu’on ne nous a jamais répondu quand nous avons gémi.

Puisqu’on s’est détourné de nous quand nous avons montré les plaies de nos mains, de nos pieds et de nos fronts.

Puisque, sans pitié, on apporte de nouveau la couronne d’épines et que déjà, voilà préparés les clous et le marteau. ”


Jean GIONO, Je ne peux pas oublier, 1934.