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TOUS DEHORS


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23/09/22
Entretien réalisé par D. F.

Entre le 23 et le 29 février 2020, en plein pandémie de Covid, des émeutes islamophobes ont eu lieu dans le district de Dehli. Elles ont coûté la vie à plus de cinquante personnes et fait plus de 500 blessés, issus de la minorité musulmanes pour la plupart. Cet épisode de violence illustre de manière paroxystique la manière dont l’État, le gouvernement et la police traitent les minorités en Inde.  

Cet entretien a été réalisé avec Vedika, une chercheuse indienne en sciences humaines qui travaille sur  les relation entre l’État-nation et l’identité ethniques, mais aussi sur les politiques de développement en Inde.

Au mois de juin, deux jeunes musulmans indiens, Mudassir Alam (14 ans) et Sahil Ansari (20 ans), ont été tués par la police à Ranchi, dans le nord-est du pays, alors qu’ils manifestaient .  Quelques semaines plus tard, Mohammed Zubair, cofondateur d'Alt-News, un média indépendant qui fait du fact-checking , a été arrêté pour un tweet datant de 2018. Ces deux événements illustrent la brutalité de la répression étatique qui s’abat contre les minorités musulmanes en Inde. Peux-tu nous expliquer brièvement le contexte politique plus large dans lequel ces événements se sont produits ? Quels sont les liens entre les violences policières et les violences islamophobes en Inde ?

En Inde, la police a toujours eu des préjugés à l'encontre des catégories les plus marginalisées et les plus pauvres de la société, ce qui, je pense, est pratiquement vrai dans n’importe quel autre pays. Néanmoins, l'Inde a toujours été un pays profondément islamophobe. C’est un État-nation qui a montré une hostilité récurrente au Pakistan depuis sa fondation. Même si des valeurs laïques sont inscrites dans la constitution indienne, les préjugés et les épisodes de haine à l'encontre des musulmans sont une constante depuis l'indépendance en 1947. La police n'échappe bien évidemment pas à une telle dynamique. Les données montrent, par exemple, qu’en comparaison des autres communautés ethniques, les musulmans sont représentés de manière disproportionnée au sein de la population carcérale indienne.

Depuis que le gouvernement de Narendra Modi est au pouvoir, la police dispose d’une latitude sans précédent pour se déchaîner contre les musulmans, les personnes de castes inférieures et les pauvres. Le radicalisme du gouvernement nationaliste hindou offre aux gens la possibilité de révéler au grand leurs pulsions islamophobes, et même d’en être fiers. Le spectacle des brutalités policières exercées contre les musulmans est devenu une forme de revanche historique pour les masses nationalistes hindoues. Un appétit de violence raciste qui se répand jusque dans les strates urbaines des castes supérieures ou de la bourgeoisie hindoue, que l’on pensait pourtant protégées de ce genre de dérive par leur position, leur capital social et culturel.

En outre, les discours provenant des grands organes d’information, mais aussi des médias sociaux, alimentent également une islamophobie qui justifie la violence à l'égard des musulmans. Les statistiques sur les décès en garde à vue consécutifs à des actes de torture révèlent que les musulmans en sont victimes de manière disproportionnée. Des actes que certains services de police admettent et justifient en n’hésitant pas à dire que, de toute manière, les musulmans méritent les tortures et les coups qu'ils reçoivent.

Avant l’épidémie de Covid 19 et les confinements successifs, avec le contexte plus large des lois islamophobes promulguées par le gouvernement Modi, le climat social indien a été marqué par un important mouvement de protestations contre un nouveau projet de loi sur la citoyenneté qui veut discriminer les minorités. Peux-tu expliquer ce qui s'est passé pendant les manifestations ? À quoi ressemblait la répression étatique et quelle était l’opinion générale vis-à-vis de celle-ci ?

Les manifestations de décembre 2019 contre cette nouvelle loi sur la citoyenneté ont été brutalement réprimées par les forces policières. Pourtant, ces manifestations sont d’une importance capitale, car elles ont été l’occasion d’un mouvement contestataire à l’échelle nationale. Des citoyens de tout le pays s’y sont engagés. Avec les manifestations d’agriculteurs contre la libéralisation de l’agriculture, ces mouvements ont été les seuls à défier le gouvernement Modi de manière massive. J’espère que ce ne sont pas les derniers.

En Inde, la police frappe les manifestants à l'aide de "lathis", de grands bâtons en bois. La police peut aussi utiliser des canons à eau pour réprimer de plus grandes foules. Par ailleurs, au cours des manifestations de 2019, plusieurs centaines de personnes ont été arrêtées par la police.

Un petit nombre de marches en faveur de la nouvelle loi sur la citoyenneté ont eu lieu. Mais elles semblaient bien minables au regard des manifestations massives de l’opposition. À Mumbai, la capitale financière du pays, où la population est considérée comme largement apolitique, on a vu un grand nombre de personnes de différents milieux socio-économiques se rassembler dans les parcs et dans les rues contre cette loi tout bonnement injuste.

Dans le cours du mois de février 2020, dans la foulée des manifestations donc, d’horribles pogroms antimusulmans ont eu lieu au nord-est de Delhi. Au cours de ces événements, les manifestations et cette vague de pogroms, de nombreux militants étudiants ont été arrêtés par la police. À ce jour, ils sont toujours incarcérés sous de fausses accusations fabriquées de toute pièce par la police. Surtout, ils n’ont pas la possibilité de se voir accorder une liberté sous caution alors que les procédures judiciaires sont continuellement différées. Aujourd’hui, en Inde, le recourt à des procédures judiciaires très dures semble devenir la norme pour contenir la montée en puissance d’une dissidence citoyenne.

Compte tenu de ces récents épisodes de violence policière et de répression de l'État, des manifestations ont-elles lieu pour s'y opposer ?

Presque chaque jour, les médias rapportent des cas de violence policière ou de fausses accusations judiciaires à l’encontre de citoyens engagés à les dénoncer. Il n'y a plus de manifestations massives, mais des éruptions plus sporadiques. En réponse à des assassinats policiers, on voit, par exemple, éclore des émeutes locales qui aboutissent parfois à la mise à feu de bâtiments publics ou de postes de police. Il y a aussi des manifestations de plus faible ampleur contre la désinformation médiatique et contre les discours haineux de certains représentants du pouvoir à l’encontre de la communauté musulmane.

Ces manifestations font l'objet d’une répression brutale, alors que le pouvoir et sa police sont très tolérants envers les rassemblements, ainsi qu’envers les actes de vandalisme et de violence perpétrés par nombre de groupes radicaux qui soutiennent le gouvernement.

Il existe une distinction très nette et un déséquilibre patent dans la manière dont la police traite ces manifestations. Cette tolérance va de pair avec une inaction qui, à de nombreuses reprises, a permis à ces foules de se livrer à des actes très violents, dont des meurtres contre des musulmans.

Plus précisément, comment les gens s'organisent-ils contre la brutalité policière et la répression de l'État ? Quelles sont les principales revendications ?

En termes de manifestations, de réactions contre les brutalités policières ou contre les morts en garde à vue, les gens s'organisent et sortent dans la rue. Il existe aussi des organisations de défense des droits de l'homme qui travaillent avec les familles de victimes de violences policières suite à des décès en garde à vue. La plupart de ces activités consistent à aider les familles à recevoir une compensation, à les assister dans les procédures judiciaires et à rassembler des preuves pour étayer leur dossier.

Il existe également des organisations qui travaillent avec les communautés tribales et autochtones comme les Adivasis qui sont victimes de la brutalité policière et de la répression de l'État depuis des décennies. Le prêtre jésuite, Stan Swamy, 80 ans, a soutenu leur combat durant toute sa vie. Il été incarcéré à tort, accusé de terrorisme et impliqué dans l'affaire Bhima Koregaon- Elgar Parishad, dans laquelle 16 prisonniers politiques sont toujours en prison sur la base de fausses accusations portées par la police. Le père Swamy est malheureusement décédé l'année dernière à l'hôpital alors qu'il attendait sa libération sous caution.

Pour autant que je puisse dire et bien que je puisse me tromper, il n'y a pas de mouvements massif portant une stratégie claire sur le long terme contre la répression policière. Il n’y a pas non plus de mouvements anti-police qui viseraient à l’abolir ou à lui retirer ses financements comme aux États-Unis. À l’inverse de la situation nord-américaine, en ce qui concerne le budget de l'État, la police n'est d’ailleurs pas très bien financée. Des rapports font état des conditions de vie misérables du personnel policier de rang inférieur.

Bien qu'il existe des organisations de défense des droits de l'homme et des avocats qui luttent contre les cas de brutalité policière, les documentent et apportent un soutien juridique aux victimes, il n'existe pas de mouvements ou de discours publics puissants qui formulent des demandes spécifiques pour mettre fin à la brutalité policière de manière globale.

Pour que l'Inde connaisse un mouvement de « démantèlement de la police », il faudrait qu'il y ait d’abord un consensus clair qui se dessine quant à la façon dont nous parlons et définissons la criminalité et les institutions carcérales. En Inde, la police est sous le contrôle de l'État, ce qui signifie que les différents partis au pouvoir utilisent la police comme un outil politique. Actuellement, à New Delhi, la police relève directement du gouvernement de l'Union, c'est-à-dire du BJP, le parti de Modi.

Un autre débat qui doit avoir lieu est de considérer ce que nous entendons par brutalité policière et répression étatique. Depuis 2014, lorsque le gouvernement actuel du Bharatiya Janata Party [BJP], le parti de Narendra Modi,  a été élu pour la première fois, il y a eu, à juste titre, des actes courageux de dissidence contre le gouvernement et ses politiques, ainsi que des manifestations contre l’augmentation de la brutalité policière. Cependant, il faut tenir compte du fait que, dans notre démocratie, la police a toujours été utilisée pour contrôler les masses et les maintenir sous contrôle par divers moyens.

Si la police est aujourd'hui renforcée par le BJP et ses partisans, qu’elle peut ainsi révéler son islamophobie sans qu'aucun contrôle ne soit mis en place, cela ne signifie pas qu'elle était autrefois une bonne institution qui ne souffrait pas du racisme.

Ainsi, pour vraiment réfléchir aux institutions de l'État et à leurs penchants incompatibles avec la démocratie, il faut reconsidérer ce que nous entendons par actes de protestation et valeurs démocratiques, car les institutions mêmes sur lesquelles nous comptons pour maintenir les valeurs fondamentales d'une démocratie n'ont jamais été vraiment démocratiques par nature. Ce n'est que maintenant que nous, la caste supérieure urbaine et l'intelligentsia du pays, sommes témoins de ce dont ces institutions d'État sont capables, alors que les segments marginalisés de la société expérimentent depuis toujours la vraie teneur de ces institutions.