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TOUS DEHORS


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08/04/22

6/05 /22
Entretien réalisé par M. K.

Ces derniers jours, en Inde, les températures printanières ont largement dépassé les 40° à l’ombre. La précocité d’une telle vague de chaleur laisse présager un été infernal et dévastateur. Pour mieux comprendre ce que cela fait de vivre dans un monde en sursis, nous avons voulu donner la parole à Vividha, un habitant de Kolkata [Calcutta].

Vue de France, la canicule de ces derniers jours semble littéralement infernale. Comment peut-on encore vivre décemment avec ces températures ?

La vague de chaleur de ces derniers jours a été intense. En mars-avril, nous avons connu des températures que nous avons normalement durant les mois de mai-juin.

Pour continuer à vivre dans cette situation, les gens ont déjà adopté toute une série de modifications mineures au niveau de leur mode de vie. Les rickshaws, un moyen de transport public pratique et peu coûteux qui est généralement disponible toute la journée, ne sont plus aussi répandus. Les travailleurs-conducteurs s'adaptent à la chaleur en commençant le travail dès 5h30 du matin, en rentrant chez eux à 10h, puis en retravaillant à la nuit tombée. Inutile de dire que tout cela a un impact certain sur leurs revenus.

Depuis le Covid, le travail à domicile est de plus en plus populaire parmi les segments aisés de la population. Confrontés à la vague de chaleur, les riches et les classes supérieures préfèrent s’enfermer dans leurs maisons bien climatisées. Ils commandent tout ce dont ils ont besoin par le biais d'applications comme Swiggy, une plateforme qui s’est lancée en proposant de la livraison pour les restaurants avant le Covid et qui étend maintenant ses activités à la livraison de produits alimentaires, d'articles de papeterie et d'alcool depuis deux ans.

Bien entendu, nous savons qu'une certaine partie de la population pourrait très bien continuer à travailler docilement chez elle, car elle dépend du travail et de la soumission des classes subalternes qui elles, continuent de travailler sous cette chaleur accablante pour des salaires de misère. Le plus souvent, ceux et celles qui survivent en assurant des travaux physiques n’ont pas accès à l’air conditionné. À cause de la chaleur écrasante, un ouvrier d'une usine de jute est par exemple mort d’épuisement ces derniers jours. La même chose est arrivée à une lycéenne qui passait son examen de fin d'année. Cette situation a suscité un débat sur l'opportunité de fermer ou non à nouveau les écoles.

Pour lutter contre la chaleur, certains suggèrent d'installer davantage de climatiseurs, ce qui, comme nous l'avons déjà dit, a été adopté par les segments les plus aisés de la population. Cependant, les experts ont mis en garde contre la formation d’îlots de chaleur urbaine en raison de l’énergie dégagée par les machines. C’est un cercle vicieux. Par ailleurs, la configuration générale des bâtiments, des routes, des usines et des voitures de Kolkata contribue directement à l'émission de grandes quantités de chaleur. En conséquence, les centres-villes de métropoles comme Kolkata sont aujourd'hui plus chauds de quelques degrés que leurs périphéries.

Tout cela pour dire que la question que tu as posée pourrait être la clé de la résolution de notre situation actuelle. Il est toutefois difficile d'y répondre. À mon avis, les interventions politiques des gouvernants et la fausse alternative que représente le capitalisme vert sont bien trop faibles. De plus, ces solutions arrivent bien trop tard et ont vocation à retarder seulement un petit peu le désastre. La politique classique telle qu’elle est pratiquée par les gouvernants actuels ne nous sauvera pas du désastre. Pire, la menace de catastrophes futures pourrait constituer une sorte de chantage qui vise à nous maintenir dans la passivité et l’état actuel des choses. Nos vies sont prises en otage par l’économie, par l'État et par toutes les valeurs associées à notre « civilisation » elle-même. Une remise en question fondamentale de ce que signifie « vivre décemment » serait nécessaire, car il ne s’agit pas simplement de se réadapter, mais de bifurquer.

Il est indispensable que nous trouvions de nouvelles manières de nous rapporter à nous-mêmes, mais aussi les uns aux autres, et à la Terre elle-même. Dans ce contexte, nous devons bâtir des mondes qui se défont des logiques productivistes, de l'accumulation et de la croissance sans fin, tout en assumant un antagonisme par rapport à l’économie et aux forces de l'État. Dès maintenant, de tels mondes antagonistes doivent être organisés et stratégiquement reliés, non seulement au niveau national mais aussi au niveau international. Ce qui se joue ici en Inde relève, en définitive, d'une lutte planétaire.

Je dirais, par ailleurs, qu'une chose dont nous avons besoin de toute urgence à ce stade tient de l'expropriation des connaissances essentielles à notre survie et au développement de formes de soins qui se défont de l'État et de sa gestion biopolitique. Néanmoins, la tâche qui nous attend dans les années à venir est urgente et nous ne pouvons qu'espérer qu'elle sera prise en charge avec tout le sérieux et l'urgence qu'elle requiert.

Fatigue, difficulté à trouver de l'air, nervosité etc., nous connaissons les effets de la chaleur sur le corps, mais peux-tu aussi décrire les effets émotionnels d'une telle vague de chaleur ? Quels sont ses effets sur la psychologie des habitants de Kolkata ? Peut-on déjà ressentir les effets du réchauffement climatique en termes d'intensification de la conflictualité sociale ?

Il va sans dire que la canicule a un impact psychologique négatif. Elle nous prive de l'énergie et de la motivation nécessaires pour travailler. Pour ma part, je ressens surtout des sentiments d'épuisement, de dépression et de désespoir. Même pour ceux d'entre nous qui ont une vie relativement confortable, travailler dans de telles conditions est extrêmement difficile. À la fin de ma journée de travail, je me sens complètement vidé et c’est difficile à supporter. Tu es tellement fatigué que cela te limite dans la fréquentation de tes amis. En conséquence, l'atomisation et l'isolement progressent.

L’humour est parfois un remède passager. En ligne, nombre de mèmes ont fleuri. L’un d'eux représente par exemple des motos garées au soleil sur lesquelles on fait cuire des œufs. Si ces mèmes sont amusants, l'image générale qu'ils dépeignent n'est pas très réjouissante. Il faut également garder à l'esprit que pour les personnes effectuant un travail manuel, il est très difficile de distinguer les effets physiques et psychologiques de cette vague de chaleur. Un ouvrier d'une usine de jute et un conducteur de rickshaw de 55 ans sont morts d'un coup de chaleur. Les conducteurs de rickshaw connaissent également des difficultés dans les circonstances actuelles. Un rickshaw est un véhicule de transport de passagers à deux roues, tiré à la main ou à vélo par une personne. Ces travailleurs n’ont pas la possibilité de s’arrêter complètement. De plus, le manque de passagers dû à la chaleur a un impact direct sur leurs revenus.

Les classes dites moyennes de Kolkata dépendent également des travailleurs domestiques qui vont de maison en maison pour faire le ménage et cuisiner, et qui gagnent un salaire de misère. Leurs tâches sont déjà épuisantes en temps normal, alors avec cette chaleur, c’est encore plus dur.

Comme je l’ai dit tout à l’heure, afin de pouvoir continuer à travailler à domicile, les segments les plus aisés de la société font de plus en plus appel à des entreprises de livraisons à domicile pour recevoir les divers produits dont ils ont besoin. A l’heure actuelle, le marché des applications de livraison semble particulièrement lucratif. Un nombre croissant d'applications cherche à offrir des délais de livraison de plus en plus rapides, ce qui met encore plus de pression sur les travailleurs obligés de travailler dans cette chaleur et crée un environnement hostile régi par une féroce concurrence.

Par ailleurs, récemment, le rapport Lancet Countdown on Health and Climate Change a révélé que les populations vulnérables en Inde étaient les plus touchées par les vagues de chaleur. Des migrations massives ont déjà lieu en raison de catastrophes naturelles et des premiers effets du réchauffement climatique. Une étude réalisée en décembre 2020 a révélé que 14 millions de personnes vont être contraintes à la migration cette année en raison de l'élévation du niveau de la mer, des pénuries d’eau, de la réduction du rendement des cultures, de la sécheresse et de la destruction des écosystèmes. D'autres recherches ont montré que les groupes historiquement marginalisés, comme les Dalits [ndlr : autrement appelés les Intouchables, les Dalits sont des groupes d'individus considérés, du point de vue du système des castes, comme hors castes et affectés à des fonctions ou métiers jugés impurs], sont les premiers à subir les pires effets du changement climatique en raison de leur accès inégal aux ressources. En cas de pénurie d'eau, les femmes dalits sont par exemple impactées de manière disproportionnée car les femmes des castes supérieures refusent de les laisser utiliser les pompes et les puits du gouvernement en raison de leur soi-disant impureté.

Donc, oui, nous pouvons constater une intensification de la stratification sociale en raison du réchauffement climatique, car une partie de la population est de plus en plus soumise à des conditions humiliantes tandis qu'une autre partie peut conserver un style de vie très confortable.

Comment le changement climatique transforme-t-il Kolkata ? Modifie-t-il la relation que les habitants entretiennent avec leur propre ville ?

On peut déjà sentir le climat de la ville changer par rapport à ce qu'il était autrefois. Comme je l'ai déjà mentionné, les températures en mars-avril ont atteint ce qui était auparavant les mois d'été les plus élevés, à savoir mai-juin. Le printemps est pratiquement inexistant. Selon le département météorologique indien, dix des 23 districts du Bengale occidental connaissent des conditions de canicule, et plusieurs autres sont sur le point d’y arriver. La situation a été décrite comme sans précédent en raison de l'absence totale d'averses orageuses en avril (les "Kalbaishakhis" se produisent habituellement au moment du nouvel an bengali appelé Poila Boishakh à la mi-avril) et de la longue durée de la vague de chaleur.

Les environnementalistes ont également averti que le Bengale occidental est entré dans un système climatique extrême. La température maximale à Kolkata et dans ses environs a augmenté de 2,6 degrés Celsius en moyenne au cours des 50 dernières années. Si le pays continue à connaître un temps extrêmement chaud dans les années à venir, cela pourrait déclencher un changement climatique le long de la côte est, entraînant des cyclones.

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a indiqué dans son dernier rapport que Kolkata pourrait devenir une « ville cyclonique » dans le futur, ce qui est extrêmement préoccupant. En mai 2020, Kolkata et le reste du Bengale occidental ont été dévastés par le cyclone Amphan, qui a fait 118 victimes. Le cas d'Amphan était une conséquence directe du changement climatique. En raison des températures anormalement élevées à la surface de la mer dans le golfe du Bengale, ce cyclone a absorbé une quantité massive d'énergie et s'est transformé en un super cyclone en moins de 36 heures. Selon un rapport des Nations unies, le cyclone Amphan a entraîné une perte importante de la couverture végétale à Kolkata. Ces dernières années, les agriculteurs du Bengale occidental ont également subi les conséquences du changement climatique en raison des niveaux élevés de précipitations, suivis de longues périodes de sécheresse. Comme nous l'avons déjà mentionné, toute une série de changements de mode de vie sont déjà en cours, et ils affectent différemment les différents groupes de personnes, en fonction de leur place dans la hiérarchie sociale. Et le pronostic est sombre si nous restons prisonniers de l'état actuel des choses.

Alors que le dernier rapport du GIEC a donné trois ans au monde pour agir afin de garantir un « avenir vivable », dans un article publié récemment, la NASA a identifié des zones qui pourraient devenir inhabitables dès 2050 en raison du changement climatique. L'Inde en fait partie. Comment envisages-tu l'avenir à la lumière de cette nouvelle ? Qu'est-ce que cela fait de vivre dans un monde au bord du gouffre ?

L'Inde connaît actuellement une crise de l'électricité en raison d'une pénurie de charbon dans plusieurs États. Par conséquent, les pannes de courant se sont multipliées pendant cette chaleur étouffante, même dans les hôpitaux publics de Delhi. Malheureusement, il n'existe actuellement aucun mouvement écologique capable de faire face à l'énormité de la tâche à accomplir. Cependant, il est essentiel que nous en construisions un. L'État indien nous accorde rarement de trêve dans son assaut carcéral contre les activistes, l'islamophobie rampante et les atrocités du système des castes. Il est impossible de dessiner un plan ici, mais toutes ces questions sont urgentes et doivent être stratégiquement liées. Pour répondre à votre dernière question, j'aimerais revenir à la première : « vivre décemment » dans un monde qui devient de plus en plus inhabitable et intolérable ne peut signifier que vivre, prendre soin les uns des autres et du monde et lutter tout à la fois.