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Entretien réalisé par M. K.
Le soulèvement Chilien de 2019 fait partie de ces événements qui font encore battre le rythme de notre époque. Cette même année avait été marquée par une vague de soulèvements mondiaux dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. À Hong-Kong, au Liban, en France, en Algérie, au Soudan, en Équateur, en Bolivie, au Chili etc., ces soulèvements ont bouleversé la vie de millions de personnes. L’histoire et l’analyse de cette séquence historique reste encore à écrire.
Parti d’un mouvement étudiant qui visait à dénoncer une nouvelle augmentation des prix du métro de Santiago en organisant des fraudes massives [evasiones masivas], le soulèvement chilien de 2019 a bouleversé la vie politique et sociale du pays pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que l’épidémie de Covid ne vienne malheureusement y mettre un terme. Si le gouvernement de Pinera a tenté d’y répondre par une répression tous azimuts (état d’urgence, couvre-feu dans les grandes villes, déchaînement policier, arrestations et même assassinats), en réponse, le mouvement a su engager une résistance massive et hétérogène. Pendant des semaines, des manifestations offensives, des grèves et des occupations ont secoué le pays. Le 24 octobre 2019, plus de deux millions de personnes sont sorties manifester leur colère dans toutes les villes du pays. Afin de revenir sur cette série d’événements trop peu connus en France, nous avons décidé d’entamer une longue discussion avec Nikola Garcia, anthropologue spécialiste du Chili qui vit entre Santiago et Atlanta aux États-Unis.
De la fin de la dictature de Pinochet à aujourd’hui, quels événements marquants ont mené à l’irruption du mouvement insurrectionnel de 2019 ?
Dans les années 2000, la scène politique chilienne a été marquée par un événement majeur : la fracturation de la Concertacion, une coalition de partis politiques centristes et de gauche qui a gouverné le Chili après la dictature de Pinochet de 1990 à 2010.
Afin d’entamer un examen des facteurs qui ont mené au soulèvement de 2019, il me semble nécessaire de revenir sur trois vagues d’agitation sociale qui ont marqué l’histoire récente du pays : les manifestations anti-Pinochet de 1984-1986 et le retour à la démocratie de 1989, les mouvements étudiants de 2006 et 2011, et enfin les luttes indigènes Mapuche qui se multiplient en Araucanie depuis les années 1990.
Le soulèvement chilien de 2019 ressemble sous bien des aspects à la vague d'agitation sociale qui a mené à la fin de la dictature de Pinochet. En 1983, le Chili avait été frappé par une crise économique majeure en raison des politiques économiques néolibérales imputées aux Chicago Boys [ndt : le surnom de « Chicago Boys » désigne un groupe d'économistes néolibéraux chiliens des années 1970, formés à l'Université de Chicago et influencés par Milton Friedman]. En retour, cette crise économique a entraîné des émeutes de la faim, des pillages et des manifestations massives contre la dictature. Mais lorsque le régime a enfin accepté d'organiser un référendum pour déterminer la possibilité d’un retour à la démocratie, des partis politiques d'opposition ont commencé à vouloir récupérer les énergies libérées par les mouvements sociaux anti-Pinochet. Ces partis d'opposition, formant cette coalition appelée "la Concertación", ont ensuite remporté les élections en 1990. Mais lorsqu'ils ont pris en charge la gestion politique du pays, ils n’ont pas attendu longtemps avant d’abandonner les promesses et les engagements qu’ils avaient pris auprès du mouvement social. La Concertación avait gagné sur la promesse que le retour à un régime démocratique réduirait la précarité économique de tous les Chiliens et améliorerait le bien-être social du pays, mais rien n’a véritablement changé.
Par ailleurs, le soulèvement de 2019 est également profondément lié aux luttes contemporaines du peuple Mapuche. Il est important de noter que les origines de cette lutte indigène pour l'autonomie territoriale remontent à l’époque de la "pacification de l'Araucanie" par le Chili au 19e siècle et même jusqu’à celle de l'empire espagnol au 18e siècle. De manière contemporaine, les conflits qui voient s’opposer les Mapuches à l’État chilien sont à resituer dans le contexte des politiques de développement économique et dans celui du maintien de l'ordre militarisé qui les accompagnent dans la région. Depuis les années 1970, en territoire Mapuche, le gouvernement chilien a en effet encouragé l'exploitation forestière industrielle sous la forme de plantations. Dans ces territoires, la majorité des propriétaires chiliens blancs et des immigrants européens qui ont acheté des terres indigènes exploitent maintenant ces plantations en monoculture. Ils plantent des hectares et des hectares d'espèces d'arbres envahissantes, les arrachent pour les transformer en pâte à papier, puis en plantent d'autres. Cette situation d’exploitation intense du vivant a provoqué une crise de l'eau qui a des répercussions sur les terres des Mapuches et qui entraîne en retour une augmentation constante de la saison des feux de forêt depuis des années. Comme il s'agit de la troisième plus grande industrie du Chili, garante d’intérêts économiques de premier ordre, le gouvernement n'a pas voulu et n'a pas pu répondre aux demandes des communautés Mapuche qui vivent dans ces réserves. Ces communautés indigènes sont donc prises en tenaille par cette industrie forestière hautement valorisée. C’est pour cela qu’à partir des années 1990, les communautés mapuches ont commencé à mener des actions directes contre l'industrie forestière, notamment en sabotant des équipements, en bloquant des routes et en s'appropriant des terres tout en continuant la lutte sur le terrain juridique. Bien qu’ils aient dans un premier temps réussi à récupérer des terres, le gouvernement national a commencé à militariser le maintien de l'ordre dans la région pour défendre les plantations forestières et surveiller les communautés mapuches. En raison de cette militarisation, la majorité des assassinats policiers depuis le retour à la démocratie ont touché des jeunes Mapuches.
En outre, comme tu le mentionnais tout à l’heure, quelle a été l'influence des mouvements lycéens et étudiants des vingt dernières années dans le renouvellement de la vie politique chilienne et dans le soulèvement de 2019 ?
Le soulèvement chilien de 2019 est évidemment héritier des mouvements étudiants chiliens de 2006 et 2011. Ces mouvements d’ampleur nationale ont été les premiers à remettre en cause les politiques sociales du gouvernement en exigeant une éducation gratuite et universelle pour tous et toutes. L’occupation et la prise de contrôle de bâtiments universitaires en même temps que d'autres formes de protestation sont des caractéristiques courantes de la vie universitaire depuis lors. La coalition de partis de Gabriel Boric, "Frente Amplio" (le Front large) est issue des organisations formées par les leaders étudiants après le mouvement étudiant chilien de 2011. Gabriel Boric était le leader étudiant du FECH (syndicat étudiant de l'université du Chili) pendant le mouvement étudiant chilien de 2011. Plus tard, il a participé aux mouvements politiques qui ont cherché à construire une "gauche autonome" au sein du paysage électoral (d'abord "la Izquierda Autonoma", puis "El Movimimiento Autonomista"). Ces organisations avaient identifié les gouvernements de coalition de centre-gauche comme étant le principal obstacle à la mise en œuvre de réformes sociales de grande ampleur et ont donc cherché à les défier sur le terrain électoral. Cette séquence politique a mené à la constitution du "Frente Amplio" qui a remporté plusieurs sièges au congrès et aux élections locales et a failli remporter les élections de 2017 avant que Boric n’accède finalement à la présidence en 2021.
Avec ces éléments en tête, nous pouvons voir comment le soulèvement de 2019 est à bien des égards un point culminant dans l’histoire récente des mouvements autonomes au Chili. Tout d’abord, il constitue une rupture historique avec le consensus politique qui a succédé à la dictature. Comme dans les années 1980, le cœur du mouvement visait à lutter contre la précarité économique généralisée. En outre, le soulèvement de 2019 a été marqué par une violence populaire diffuse, des manifestations massives accompagnées d’émeutes et de pillages. Tout ceci a créé un contexte dans lequel les protestations échappaient au contrôle des partis politiques classiques et des organisations qui prétendaient représenter "le peuple chilien" jusqu’alors. Les mouvements étudiants chiliens ont créé les conditions dans lesquelles un grand pourcentage de jeunes adultes chiliens ont une expérience des manifestations de rue. Les drapeaux Mapuche brandis un peu partout et les slogans politiques montrant une solidarité forte et tangible des étudiants avec les Mapuche ont ajouté du poids à la compréhension générale du fait que le peuple chilien a une "dette" historique envers les communautés Mapuche, compte tenu des réalités actuelles de la brutalité policière et du pillage de leurs terres. Cette reconnaissance de la question autochtone est essentielle car les demandes de restitution et d'autonomie foncière des Mapuches avaient été le plus souvent écartées jusque-là.
Que pouvons-nous attendre du gouvernement Boric qui a remporté les élections l'hiver dernier ? Peux-tu décrire le parcours de plusieurs personnalités de ce gouvernement ? Peut-on dire, comme on l'a entendu dans la presse française, que le mouvement social chilien vient d'arriver au pouvoir ?
À bien des égards, la victoire électorale de Boric doit être analysée comme le symptôme du rejet électoral massif à l’encontre du candidat adverse, le pinochetiste d'extrême droite Jose Antonio Kast. Malgré la victoire de Boric, c'est dans le processus de rédaction d’une nouvelle constitution que la plupart des mouvements sociaux placent leurs aspirations à des réformes politiques à long terme. Ce processus empêche simultanément le gouvernement Boric de procéder à des réformes majeures au risque de bloquer la convention constitutionnelle de manière imprévue. Et ce n'est pas une mauvaise chose, car les mouvements sociaux chiliens sont extrêmement cyniques à l'égard de Gabriel Boric et sceptiques quant à ce que sa coalition au pouvoir serait prête à réaliser.
La coalition des partis qui a choisi Boric comme candidat à la présidence a dû faire face à de nombreuses controverses durant les premiers mois du soulèvement chilien de 2019. Face aux violations des droits de l'homme commises pour réprimer les manifestations, son parti a organisé une élection interne et sa base a voté massivement son refus d’entamer des négociations avec le gouvernement tant que Piñera, son prédécesseur, n’aurait pas démissionné. Boric est tout de même allé à l'encontre de sa base en participant aux négociations sous la bannière du Frente Amplio. Suite à cet épisode, près de la moitié des militants ont quitté le parti et beaucoup ont rejoint le parti communiste et d’autres organisations. Une situation qui a obligé le Frente Amplio à conclure un pacte électoral avec le parti communiste. C’est assez ironique, car le Frente Amplio s’était constitué comme une alternative de gauche au parti communiste, qui est maintenant le plus grand parti de la coalition au pouvoir.
C'est par ailleurs une grave erreur d'interprétation de la situation politique actuelle du Chili que de prétendre que les mouvements sociaux chiliens sont arrivés au pouvoir avec la victoire électorale du Frente Amplio, comme semble le dire la presse française. Au contraire, les mouvements sociaux chiliens ont acquis plus de pouvoir électoral en se séparant du Frente Amplio et en formant une liste indépendante de délégués pour la convention constitutionnelle. Leur liste, "la lista del pueblo", a remporté plus de sièges à la convention que n'importe quel parti politique, et comprend des partisans de longue date des mouvements sociaux chiliens ainsi que de nouveaux visages comme "Tia Pikachu" (Tante Pikachu), une conductrice de bus scolaire d'âge moyen du district le plus pauvre de Santiago qui est entrée dans la vie publique pendant le soulèvement, participant à chaque manifestation sur la place de la dignité déguisée en Pikachu géant.
En termes de stratégie électorale, orienter le sentiment de trahison vers la formation de cette liste de candidats indépendants a été payant pour les mouvements sociaux chiliens car ils ne dépendent plus des partis classiques pour leur représentation politique. Mais en termes de stratégies plus larges de changement social, le sort des mouvements sociaux au Chili, leur légitimité et leurs aspirations, ne sont à mon avis pas liés au sort des politiciens élus. Il est important de se rappeler que le soulèvement de 2019 au Chili s'est produit dans le contexte de soulèvements analogues en Colombie, en Équateur, au Venezuela et en Bolivie. Des soulèvements qui ont tous révélé les limites et les échecs de la soi-disant "marée rose" socialiste en Amérique latine dans les années 2000. Contrairement au Chili, tous ces pays ont connu de profondes réformes institutionnelles de la fin des années 1990 au milieu des années 2000, et pourtant toutes ces réformes ont échoué. L'échec de cette marée rose est en partie dû au fait que les mouvements sociaux se sont démobilisés et se sont réfugiés derrière des présidents charismatiques.
Avec la montée en puissance puis le déclin de la marée rose dans les années 2000, une méfiance généralisée envers les politiciens de droite et de gauche s’est installée. Certains les considéraient même comme une nouvelle élite politique. Malgré les violations des droits de l'homme subies sous les régimes de politiciens de droite et des dictateurs latino-américains, cette élite politique a mis de côté ses différences politiques pour parvenir à des accords chaque fois qu'il y avait des troubles sociaux. C'est ce qui s'est produit après la dictature de Pinochet lors de la transition vers la démocratie, pendant laquelle Pinochet est resté "sénateur à vie" et chef de l'armée chilienne, tandis que sa constitution de 1981, qui consacrait les principes néolibéraux des Chicago boys, restait en place. L'opposition à la dictature a opéré dans un cadre pragmatique de conflit politique qui donnait la priorité à la restauration d'une légitimité partagée et à la question pratique de la gouvernabilité. Dans ce contexte, je pense que c'est un signe très encourageant que la légitimité et les stratégies politiques des mouvements sociaux chiliens soient enchevêtrées, mais pas englouties, dans la convention constitutionnelle ou l'actuelle coalition au pouvoir.
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Entretien réalisé par M. K.
Le soulèvement Chilien de 2019 fait partie de ces événements qui font encore battre le rythme de notre époque. Cette même année avait été marquée par une vague de soulèvements mondiaux dont les répercussions se font encore sentir aujourd’hui. À Hong-Kong, au Liban, en France, en Algérie, au Soudan, en Équateur, en Bolivie, au Chili etc., ces soulèvements ont bouleversé la vie de millions de personnes. L’histoire et l’analyse de cette séquence historique reste encore à écrire.
Parti d’un mouvement étudiant qui visait à dénoncer une nouvelle augmentation des prix du métro de Santiago en organisant des fraudes massives [evasiones masivas], le soulèvement chilien de 2019 a bouleversé la vie politique et sociale du pays pendant plusieurs mois, jusqu’à ce que l’épidémie de Covid ne vienne malheureusement y mettre un terme. Si le gouvernement de Pinera a tenté d’y répondre par une répression tous azimuts (état d’urgence, couvre-feu dans les grandes villes, déchaînement policier, arrestations et même assassinats), en réponse, le mouvement a su engager une résistance massive et hétérogène. Pendant des semaines, des manifestations offensives, des grèves et des occupations ont secoué le pays. Le 24 octobre 2019, plus de deux millions de personnes sont sorties manifester leur colère dans toutes les villes du pays. Afin de revenir sur cette série d’événements trop peu connus en France, nous avons décidé d’entamer une longue discussion avec Nikola Garcia, anthropologue spécialiste du Chili qui vit entre Santiago et Atlanta aux États-Unis.
De la fin de la dictature de Pinochet à aujourd’hui, quels événements marquants ont mené à l’irruption du mouvement insurrectionnel de 2019 ?
Dans les années 2000, la scène politique chilienne a été marquée par un événement majeur : la fracturation de la Concertacion, une coalition de partis politiques centristes et de gauche qui a gouverné le Chili après la dictature de Pinochet de 1990 à 2010.
Afin d’entamer un examen des facteurs qui ont mené au soulèvement de 2019, il me semble nécessaire de revenir sur trois vagues d’agitation sociale qui ont marqué l’histoire récente du pays : les manifestations anti-Pinochet de 1984-1986 et le retour à la démocratie de 1989, les mouvements étudiants de 2006 et 2011, et enfin les luttes indigènes Mapuche qui se multiplient en Araucanie depuis les années 1990.
Le soulèvement chilien de 2019 ressemble sous bien des aspects à la vague d'agitation sociale qui a mené à la fin de la dictature de Pinochet. En 1983, le Chili avait été frappé par une crise économique majeure en raison des politiques économiques néolibérales imputées aux Chicago Boys [ndt : le surnom de « Chicago Boys » désigne un groupe d'économistes néolibéraux chiliens des années 1970, formés à l'Université de Chicago et influencés par Milton Friedman]. En retour, cette crise économique a entraîné des émeutes de la faim, des pillages et des manifestations massives contre la dictature. Mais lorsque le régime a enfin accepté d'organiser un référendum pour déterminer la possibilité d’un retour à la démocratie, des partis politiques d'opposition ont commencé à vouloir récupérer les énergies libérées par les mouvements sociaux anti-Pinochet. Ces partis d'opposition, formant cette coalition appelée "la Concertación", ont ensuite remporté les élections en 1990. Mais lorsqu'ils ont pris en charge la gestion politique du pays, ils n’ont pas attendu longtemps avant d’abandonner les promesses et les engagements qu’ils avaient pris auprès du mouvement social. La Concertación avait gagné sur la promesse que le retour à un régime démocratique réduirait la précarité économique de tous les Chiliens et améliorerait le bien-être social du pays, mais rien n’a véritablement changé.
Par ailleurs, le soulèvement de 2019 est également profondément lié aux luttes contemporaines du peuple Mapuche. Il est important de noter que les origines de cette lutte indigène pour l'autonomie territoriale remontent à l’époque de la "pacification de l'Araucanie" par le Chili au 19e siècle et même jusqu’à celle de l'empire espagnol au 18e siècle. De manière contemporaine, les conflits qui voient s’opposer les Mapuches à l’État chilien sont à resituer dans le contexte des politiques de développement économique et dans celui du maintien de l'ordre militarisé qui les accompagnent dans la région. Depuis les années 1970, en territoire Mapuche, le gouvernement chilien a en effet encouragé l'exploitation forestière industrielle sous la forme de plantations. Dans ces territoires, la majorité des propriétaires chiliens blancs et des immigrants européens qui ont acheté des terres indigènes exploitent maintenant ces plantations en monoculture. Ils plantent des hectares et des hectares d'espèces d'arbres envahissantes, les arrachent pour les transformer en pâte à papier, puis en plantent d'autres. Cette situation d’exploitation intense du vivant a provoqué une crise de l'eau qui a des répercussions sur les terres des Mapuches et qui entraîne en retour une augmentation constante de la saison des feux de forêt depuis des années. Comme il s'agit de la troisième plus grande industrie du Chili, garante d’intérêts économiques de premier ordre, le gouvernement n'a pas voulu et n'a pas pu répondre aux demandes des communautés Mapuche qui vivent dans ces réserves. Ces communautés indigènes sont donc prises en tenaille par cette industrie forestière hautement valorisée. C’est pour cela qu’à partir des années 1990, les communautés mapuches ont commencé à mener des actions directes contre l'industrie forestière, notamment en sabotant des équipements, en bloquant des routes et en s'appropriant des terres tout en continuant la lutte sur le terrain juridique. Bien qu’ils aient dans un premier temps réussi à récupérer des terres, le gouvernement national a commencé à militariser le maintien de l'ordre dans la région pour défendre les plantations forestières et surveiller les communautés mapuches. En raison de cette militarisation, la majorité des assassinats policiers depuis le retour à la démocratie ont touché des jeunes Mapuches.
En outre, comme tu le mentionnais tout à l’heure, quelle a été l'influence des mouvements lycéens et étudiants des vingt dernières années dans le renouvellement de la vie politique chilienne et dans le soulèvement de 2019 ?
Le soulèvement chilien de 2019 est évidemment héritier des mouvements étudiants chiliens de 2006 et 2011. Ces mouvements d’ampleur nationale ont été les premiers à remettre en cause les politiques sociales du gouvernement en exigeant une éducation gratuite et universelle pour tous et toutes. L’occupation et la prise de contrôle de bâtiments universitaires en même temps que d'autres formes de protestation sont des caractéristiques courantes de la vie universitaire depuis lors. La coalition de partis de Gabriel Boric, "Frente Amplio" (le Front large) est issue des organisations formées par les leaders étudiants après le mouvement étudiant chilien de 2011. Gabriel Boric était le leader étudiant du FECH (syndicat étudiant de l'université du Chili) pendant le mouvement étudiant chilien de 2011. Plus tard, il a participé aux mouvements politiques qui ont cherché à construire une "gauche autonome" au sein du paysage électoral (d'abord "la Izquierda Autonoma", puis "El Movimimiento Autonomista"). Ces organisations avaient identifié les gouvernements de coalition de centre-gauche comme étant le principal obstacle à la mise en œuvre de réformes sociales de grande ampleur et ont donc cherché à les défier sur le terrain électoral. Cette séquence politique a mené à la constitution du "Frente Amplio" qui a remporté plusieurs sièges au congrès et aux élections locales et a failli remporter les élections de 2017 avant que Boric n’accède finalement à la présidence en 2021.
Avec ces éléments en tête, nous pouvons voir comment le soulèvement de 2019 est à bien des égards un point culminant dans l’histoire récente des mouvements autonomes au Chili. Tout d’abord, il constitue une rupture historique avec le consensus politique qui a succédé à la dictature. Comme dans les années 1980, le cœur du mouvement visait à lutter contre la précarité économique généralisée. En outre, le soulèvement de 2019 a été marqué par une violence populaire diffuse, des manifestations massives accompagnées d’émeutes et de pillages. Tout ceci a créé un contexte dans lequel les protestations échappaient au contrôle des partis politiques classiques et des organisations qui prétendaient représenter "le peuple chilien" jusqu’alors. Les mouvements étudiants chiliens ont créé les conditions dans lesquelles un grand pourcentage de jeunes adultes chiliens ont une expérience des manifestations de rue. Les drapeaux Mapuche brandis un peu partout et les slogans politiques montrant une solidarité forte et tangible des étudiants avec les Mapuche ont ajouté du poids à la compréhension générale du fait que le peuple chilien a une "dette" historique envers les communautés Mapuche, compte tenu des réalités actuelles de la brutalité policière et du pillage de leurs terres. Cette reconnaissance de la question autochtone est essentielle car les demandes de restitution et d'autonomie foncière des Mapuches avaient été le plus souvent écartées jusque-là.
Que pouvons-nous attendre du gouvernement Boric qui a remporté les élections l'hiver dernier ? Peux-tu décrire le parcours de plusieurs personnalités de ce gouvernement ? Peut-on dire, comme on l'a entendu dans la presse française, que le mouvement social chilien vient d'arriver au pouvoir ?
À bien des égards, la victoire électorale de Boric doit être analysée comme le symptôme du rejet électoral massif à l’encontre du candidat adverse, le pinochetiste d'extrême droite Jose Antonio Kast. Malgré la victoire de Boric, c'est dans le processus de rédaction d’une nouvelle constitution que la plupart des mouvements sociaux placent leurs aspirations à des réformes politiques à long terme. Ce processus empêche simultanément le gouvernement Boric de procéder à des réformes majeures au risque de bloquer la convention constitutionnelle de manière imprévue. Et ce n'est pas une mauvaise chose, car les mouvements sociaux chiliens sont extrêmement cyniques à l'égard de Gabriel Boric et sceptiques quant à ce que sa coalition au pouvoir serait prête à réaliser.
La coalition des partis qui a choisi Boric comme candidat à la présidence a dû faire face à de nombreuses controverses durant les premiers mois du soulèvement chilien de 2019. Face aux violations des droits de l'homme commises pour réprimer les manifestations, son parti a organisé une élection interne et sa base a voté massivement son refus d’entamer des négociations avec le gouvernement tant que Piñera, son prédécesseur, n’aurait pas démissionné. Boric est tout de même allé à l'encontre de sa base en participant aux négociations sous la bannière du Frente Amplio. Suite à cet épisode, près de la moitié des militants ont quitté le parti et beaucoup ont rejoint le parti communiste et d’autres organisations. Une situation qui a obligé le Frente Amplio à conclure un pacte électoral avec le parti communiste. C’est assez ironique, car le Frente Amplio s’était constitué comme une alternative de gauche au parti communiste, qui est maintenant le plus grand parti de la coalition au pouvoir.
C'est par ailleurs une grave erreur d'interprétation de la situation politique actuelle du Chili que de prétendre que les mouvements sociaux chiliens sont arrivés au pouvoir avec la victoire électorale du Frente Amplio, comme semble le dire la presse française. Au contraire, les mouvements sociaux chiliens ont acquis plus de pouvoir électoral en se séparant du Frente Amplio et en formant une liste indépendante de délégués pour la convention constitutionnelle. Leur liste, "la lista del pueblo", a remporté plus de sièges à la convention que n'importe quel parti politique, et comprend des partisans de longue date des mouvements sociaux chiliens ainsi que de nouveaux visages comme "Tia Pikachu" (Tante Pikachu), une conductrice de bus scolaire d'âge moyen du district le plus pauvre de Santiago qui est entrée dans la vie publique pendant le soulèvement, participant à chaque manifestation sur la place de la dignité déguisée en Pikachu géant.
En termes de stratégie électorale, orienter le sentiment de trahison vers la formation de cette liste de candidats indépendants a été payant pour les mouvements sociaux chiliens car ils ne dépendent plus des partis classiques pour leur représentation politique. Mais en termes de stratégies plus larges de changement social, le sort des mouvements sociaux au Chili, leur légitimité et leurs aspirations, ne sont à mon avis pas liés au sort des politiciens élus. Il est important de se rappeler que le soulèvement de 2019 au Chili s'est produit dans le contexte de soulèvements analogues en Colombie, en Équateur, au Venezuela et en Bolivie. Des soulèvements qui ont tous révélé les limites et les échecs de la soi-disant "marée rose" socialiste en Amérique latine dans les années 2000. Contrairement au Chili, tous ces pays ont connu de profondes réformes institutionnelles de la fin des années 1990 au milieu des années 2000, et pourtant toutes ces réformes ont échoué. L'échec de cette marée rose est en partie dû au fait que les mouvements sociaux se sont démobilisés et se sont réfugiés derrière des présidents charismatiques.
Avec la montée en puissance puis le déclin de la marée rose dans les années 2000, une méfiance généralisée envers les politiciens de droite et de gauche s’est installée. Certains les considéraient même comme une nouvelle élite politique. Malgré les violations des droits de l'homme subies sous les régimes de politiciens de droite et des dictateurs latino-américains, cette élite politique a mis de côté ses différences politiques pour parvenir à des accords chaque fois qu'il y avait des troubles sociaux. C'est ce qui s'est produit après la dictature de Pinochet lors de la transition vers la démocratie, pendant laquelle Pinochet est resté "sénateur à vie" et chef de l'armée chilienne, tandis que sa constitution de 1981, qui consacrait les principes néolibéraux des Chicago boys, restait en place. L'opposition à la dictature a opéré dans un cadre pragmatique de conflit politique qui donnait la priorité à la restauration d'une légitimité partagée et à la question pratique de la gouvernabilité. Dans ce contexte, je pense que c'est un signe très encourageant que la légitimité et les stratégies politiques des mouvements sociaux chiliens soient enchevêtrées, mais pas englouties, dans la convention constitutionnelle ou l'actuelle coalition au pouvoir.