Voici la dernière partie de notre entretien au long cours à propos de la situation politique chilienne avec Nikola Garcia, anthropologue spécialiste du Chili qui vit entre Santiago et Atlanta aux États-Unis.
[Partie 1 et 2]
Dans sa forme d'apparition, le
soulèvement chilien rappelle un peu celui des Gilets Jaunes. Des gens se
rassemblent pour protester contre la hausse des prix (l'essence en France, le
prix d'un ticket de métro au Chili), puis réalisent que derrière cette nouvelle
augmentation du coût de la vie se cache un système économique brutal qui les
humilie. Ma question est la suivante et je sais qu'elle est délicate... Selon
toi, quelles étapes ont amené une lutte spécifique comme celle des étudiants de
Santiago pour le prix du métro à la gigantesque manifestation du 25 octobre qui
a vu plusieurs millions de personnes manifester dans tout le pays ?
Pour schématiser, entre le 18 et le 25 octobre on peut dire
qu'il y a eu deux expériences parallèles du soulèvement à Santiago. D'une part,
il y a ceux qui sont descendus dans la rue à partir de la nuit du 18 octobre et
qui ont continué jusqu’à la "plus grande marche de l'histoire du
Chili" le 25 octobre. D'autre part, il y a ceux qui ont participé à la
nuit d'émeutes du 19 octobre et l'ont immédiatement considérée comme une
opportunité de changement institutionnel et de réforme. La plupart d'entre eux,
des militants de mouvements sociaux et de partis politiques ayant fait des
études universitaires, ont tenu des assemblées de quartier pendant que les gens
protestaient dans les rues. Lorsque des Cacerolazos (« casserolades ») ont
commencé à se tenir contre couvre-feu toutes les nuits, on voyait des gens
taper sur leurs casseroles depuis les fenêtres de leurs appartements tandis que
leurs voisins sortaient dans la rue pour refuser le couvre-feu en manifestant. Le
couvre-feu pouvait commencer très tôt, entre 5 et 7 heures du soir. Ainsi, au
cours de cette semaine, peu de personnes sont allées travailler, très peu de
magasins étaient ouverts, et la vie quotidienne était structurée par les
événements quotidiens de la mobilisation. Chaque soir, pendant le couvre-feu,
le président prononçait des discours télévisés à l'intention des citoyens.
La marche du 25 octobre a été
appelée par Unidad Social, une coalition d'organisations étudiantes, de
syndicats et d'organisations sociales de gauche. "La plus grande marche du
Chili" a été la seule fois où de nombreuses personnes sont descendues dans
la rue pendant le soulèvement. En termes de "participation", il est
difficile de vraiment savoir si c'était effectivement la plus grande
manifestation de la semaine ou si le sentiment d’affluence était dû un moment
de convergence générale vers des lieux symboliques comme la Plaza Dignidad.
En France, l’insurrection des gilets jaunes a été marquée
par le fait que des gens de toute la France ont pris des ronds-points et ont
tenté de converger vers les centres urbains régionaux et Paris. Quelle était la
relation entre la capitale et les régions pendant le soulèvement chilien ?
La politique chilienne est
extrêmement centralisée autour de Santiago, où vit près de la moitié du pays.
Cela a longtemps créé des tensions entre la capitale et ce que les habitants de
Santiago appellent "les régions", soit le reste du pays. Bien que
l'état d'exception n'ait été déclaré que pour Santiago, en réaction des
manifestations ont éclaté dans d'autres villes. Contrairement au mouvement des
gilets jaunes, les manifestants des régions extérieures n'ont jamais convergé
vers Santiago, mais plutôt vers des capitales régionales comme Temuco,
Concepcion ou Antofogasta.
En France, nous avons surtout entendu parler des
manifestations de masse et des grandes revendications sociales du mouvement.
Cependant, en se renseignant un peu plus sur le soulèvement de 2019, on se rend
compte que le mouvement était très composite et combinait une multitude de
tactiques, des plus violentes aux plus pacifiques. Peux-tu revenir sur ce point
?
Aujourd'hui encore, on essaie de comprendre comment autant de
tactiques violentes aussi bien que pacifiques ont pu coexister et cohabiter
aussi facilement durant le soulèvement. Un point notable est qu’il n'y a pas de
consensus sur le type de tactique considéré comme " violente ", et
ces différences d'opinions démontrent souvent des expériences disparates de la
lutte politique. Par exemple, enflammer une barricade peut être considéré comme une tactique
violente par beaucoup, en particulier par ceux qui n'ont participé qu'à des
manifestations pacifiques et qui avaient peur de sortir pendant la première
semaine de révolte. Pourtant, d’un autre côté, les barricades enflammées sont
depuis longtemps un élément constitutif des manifestations à Santiago, au moins
depuis l'époque de la dictature, car il s'agit d'une tactique qui empêche la
police de disperser violemment les manifestations populaires. Par conséquent,
ceux qui condamnent les groupes de manifestants qui allument des barricades
dans les rues révèlent par inadvertance leurs idées normatives de la politique,
façonnées par les expériences de classe et de racialisation des manifestations.
Ils peuvent dire que "ces gens qui allument les barricades donnent à la
police une raison de venir et de nous disperser violemment", ce qui est
propre à l'idée que la police ne dispersera pas violemment un rassemblement
pacifique de citoyens qui exercent leur liberté de réunion. En revanche, les
habitants de la périphérie ont depuis longtemps fait l'expérience du peu de
défense que cette revendication citoyenne leur offre contre la violence
policière, alors même que nous vivons aujourd'hui sous le contrôle d'un
prétendu "régime démocratique".
Le mouvement des gilets jaunes et
le soulèvement chilien présentent nombre de similarités dans la mesure où ce
sont tous deux des soulèvements qui ont émergé à partir des échecs de ces
mouvements sociaux passés qui valorisaient la "démocratie
participative" contre le néolibéralisme et les inégalités. Lors des
manifestations de 2008-2012, ceux qui occupaient les places publiques et
parlaient de démocratie étaient principalement des étudiants et,
paradoxalement, plus ils discutaient du "peuple" dans leurs
assemblées, moins leurs manifestations étaient suivies par des personnes
n'appartenant pas au secteur universitaire. En revanche, le "mouvement des
gilets jaunes" et "Evasion Masiva" ont tous deux été lancés par
des protestations contre des lois spécifiques qui sont devenues le point de
départ d'une protestation généralisée d’une ampleur et d’une intensité qui ne
pouvaient pas être canalisées dans des assemblées de citoyens. La multitude de
tactiques que nous avons vues à Santiago était le résultat de nouvelles formes
de circulation qui n'avaient jamais été observées auparavant dans les
manifestations. En effet, les habitants de la périphérie de Santiago sont venus
en très grand nombre manifester dans le centre-ville, y compris des bandes de
jeunes ultra-marginalisées comme des membres de gangs et des jeunes flaite [Flaite
est un mot d’argot chilien utilisé pour définir les jeunes des classes
populaires à l'attitude aggressive. C’est l’équivalent chilien du mot « racaille »
en français].
La limite toujours plus proche de
son expansion planétaire impose au capital d’inventer un nouveau monde alors
que le monde est sur le point de « finir ». Guerre, guérillas,
campagnes de libération nationale, bagarres électorales pour l’élection (ou
l’exécution capitale) de tel ou tel fonctionnaire superstar - tous également
utilisables en tant que fonctionnels s’amoncellent pêle-mêle sur les écrans de
ses oracles de verre, en une mêlée où s’enchevêtrent au même titre les carnages
du weekend, ceux des Indiens et ceux causés par les insecticides, les
carrousels concernant la nouvelle qualité de la vie, les débats sur cette
qualité, les psychodrames sur la perte de cette qualité. Au service d’une
politique qui troque la critique de tout contre la victoire du Rien, des
engrenages fictifs et réels, indiscernables les uns des autres, entraînent dans
leurs mécanismes, en même temps que les corps d’un prolétariat toujours plus
surabondant, l’imagination en lambeaux qui voulut vivre une vraie vie, l’illusion
morcelée de se battre pour une question de vie ou de mort, tandis que c’est la
mort qui gagne du terrain, inaperçue dans la survie quotidienne de chacun.