2
22![]()
19/05/2022
Entretien réalisé par M. K.
Cette semaine, nous continuons notre entretien au long cours à propos de la situation politique chilienne avec Nikola Garcia, anthropologue spécialiste du Chili qui vit entre Santiago et Atlanta aux États-Unis.
[Vous pouvez retrouver la première partie de cet entretien ici]
Ces dernières semaines, des
lycéens ont à nouveau occupé leur lycée et manifesté leur mécontentement dans
la capitale. Pourquoi se sont-ils mis en mouvement ? Que demandent-ils et
quelle a été la réponse du nouveau gouvernement mené par Gabriel Boric ?
Il est important de comprendre
que les protestations actuelles des lycéens sont la continuation de l’Estallido
social qui avait débuté en octobre 2019. Nous risquons de tirer des conclusions
erronées sur les manifestations lycéennes actuelles si nous commençons par nous
focaliser sur leurs revendications. L’Estallido social de 2019 a été lancé par
des lycéens qui protestaient contre une augmentation du tarif du métro de
Santiago. Indépendamment des exigences d'Evasion Masiva, nombre de gens se sont
joints à eux parce que la « fraude de masse » du métro représentait
une tactique que tout le monde pouvait se réapproprier. Ainsi, les manifestations ont attiré des
personnes de divers horizons avec des griefs et des aspirations politiques bien
au-delà de la question des transports publics dans une ville néolibérale.
Bien que le Chili ait connu des
changements politiques sans précédent, il est important de se rappeler que la
victoire présidentielle de Boric et la convention constitutionnelle constituent
des réponses institutionnelles au soulèvement. Elles ne rejoignent que très
partiellement, voire pas du tout, les objectifs que s’étaient fixés les
participants au soulèvement. Et pourtant, les politiciens élus dans la foulée
de l'Estallido social sont maintenant ceux qui envoient la police anti-émeute
pour expulser les lycéens lors des occupations qu’ils mènent. Les médias
chiliens présentent le mouvement lycéen actuel comme une plainte contre les
politiques liées au coronavirus dans les lycées, les problèmes de ratios
élèves/professeurs et l'état lamentable des installations de ces lycées.
Pourtant, les 20 dernières années nous ont montré que les mouvements lycéens
chiliens ne peuvent pas être réduit à la formulation de simples revendications
adressées aux institutions de gouvernement.
Les lycéens ont joué un rôle
majeur dans la politique de rue et les mouvements sociaux chiliens. Depuis une
décennie, ils constituent la force la plus combative de la politique de rue. Je
pense que ce militantisme s'explique en partie par le fait qu'en tant que
mineurs ils ne peuvent pas voter, et qu’ils ne sentent pas du tout intégrés
dans les sphères politiques traditionnelles.
Avant le mouvement étudiant de
2011, les manifestations lycéennes étaient diabolisées par les médias chiliens
grand public. Ils utilisaient les mêmes stupides clichés que dans le reste du
monde : les étudiants ne se soucient pas vraiment des revendications, mais sont
simplement paresseux et utilisent la grève comme excuse pour ne pas aller en
cours ; les étudiants occupent les bâtiments parce qu’ils veulent faire la
fête, etc. Cependant, les mouvements étudiants ont commencé à devenir une force
lisible dans le paysage politique lors du mouvement étudiant chilien de 2011,
en grande partie grâce à des leaders comme Gabriel Boric qui ont utilisé leurs
positions et les dirigeants des syndicats étudiants comme un tremplin pour
entrer au gouvernement. Pour beaucoup, il est ironique qu'un ancien leader
étudiant aille à la télévision pour condamner des manifestants soi-disant
violents. Cependant, la réponse de Boric à ces manifestations fait écho à celle
des anciens présidents, de gauche comme de droite : il condamne la « violence »
dans la rue comme n'étant rien de plus que de la délinquance ordinaire, à
laquelle il oppose un discours citoyenniste comme élément fondamental de la
société démocratique et justifie la répression des étudiants parce qu’ils refusent
à ses yeux de respecter les règles de la démocratie
Dans la première partie de cet
entretien, tu as mentionné l’influence néfaste des « Chicago Boys »
dans l’histoire politique du Chili. Quels étaient les liens de ces économistes
avec la dictature de Pinochet ?
Dans la plupart des pays du
monde, le néolibéralisme est une idéologie qui prône un strict respect des
principes du libre marché et qui donne la priorité au commerce international.
Au Chili, le néolibéralisme a pris racine dans des secteurs profondément
nationalistes de la société qui considéraient l'armée comme une institution
politique pouvant légitimement intervenir dans la politique quand les valeurs
de la nation étaient menacées.
Les Chicago Boys sont issus du
mouvement conservateur Gremialista, un mouvement chilien conservateur
d'extrême droite des années 1960-1970, qui s’était développé en réplique à la
montée de la gauche dans le pays. Il est communément admis que ces économistes
chiliens inspirés par Milton Friedman qu’on appelle les Chicago Boys, ont
travaillé avec la dictature Pinochet pour appliquer la théorie économique
néolibérale à la gouvernance du pays. Beaucoup attribuent le « miracle
chilien » (le développement économique rapide pendant la dictature) aux
réformes néolibérales des Chicago Boys. À bien des égards, le soutien à la
dictature était subordonné à la réalisation par ses technocrates de la promesse
de créer une économie stable. Mais cela ne s'est pas produit. Alors que les PIB
augmentaient dans le reste du monde au début des années 1980, le Chili a connu
une profonde crise économique en 1983 qui était le résultat direct de la
politique des Chicago Boys. L'opposition à Pinochet a commencé à gagner du
soutien en faisant valoir que la démocratie était la clé de la croissance
économique, forçant les Chicago Boys à adopter une approche plus pragmatique de
l'administration et à réformer bon nombre des politiques néolibérales les plus
dures qu'ils avaient précédemment mises en œuvre.
Cependant, les Chicago Boys
n'étaient pas seulement des technocrates froids et austères qui s’appuyait sur
l’armée pour faire appliquer leur conspiration néolibérale. Pendant les années
Allende, ils avaient été une force majeure dans les mouvements étudiants conservateurs
dans les universités catholiques. Ils organisaient régulièrement des grèves en
tandem avec les syndicats de camionneurs et les associations professionnelles
liées au patronat chilien. Une partie du pouvoir de l’extrême droite à cette
époque résidait dans le contrôle que celle-ci exerçait sur la logistique par le
biais de l'industrie du camionnage et des associations professionnelles de
propriétaires d'entreprises, lesquels avaient la mainmise sur les importations
et les exportations. Les conservateurs pouvaient très effectivement saboter
l'économie nationale en guise de protestation. À rebours, bien que cela puisse sembler paradoxal que
des néolibéraux se soucient à tel point du développement économique qu’ils en
viennent à s’attaquer à l’économie nationale, leurs actions prennent
tout leur sens si l’on analyse les liens étroits que les conservateurs
entretenaient avec les idéologies nationalistes catholiques issues de l’Espagne
franquiste et avec le fascisme de l’Italie de Mussolini.
Les Chicago Boys dépeignaient le
communisme comme une « menace étrangère » en passe de détruire la
nation chilienne et comme une aberration de l'ordre social naturel nécessaire
au bon fonctionnement de la démocratie. Le fait que le gouvernement d'Allende ait
été élu prouvait aux Chicago Boys et aux conservateurs chiliens que le Chili
n'est pas encore prêt pour la démocratie. D’où la dictature.
Dans notre dernier entretien,
tu nous avais beaucoup parlé de l'histoire de la restructuration de la gauche
chilienne au cours des deux dernières décennies. Qu'en est-il de la droite
néolibérale et de l'extrême droite autoritaire ?
Depuis la transition démocratique,
la droite néolibérale a cherché à réinscrire sa conception de la politique dans
un logiciel démocratique, tandis que l'extrême droite autoritaire cherche à
maintenir vivantes bon nombre des valeurs du gremialismo que j'ai mentionnées
tout à l’heure.
Pour l’extrême droite, avec sa
vision paranoïaque du réel, le « communisme » continue d'être une
menace étrangère venant de Cuba et du Venezuela. En même temps, ils remettent
en cause l’hégémonie de l’ONU et des droits de l’homme qui pèsent, selon eux,
sur la souveraineté nationale chilienne. La droite néolibérale continue de
prétendre que tout changement dans les politiques économiques du Chili signera
en retour un effondrement économique du pays.
Leur politique de la peur réussit
encore à gagner du soutien parce qu’elle brandit la triste réalité du Venezuela
et de ses pénuries alimentaires aujourd'hui comme un avertissement face au
risque du socialisme. Cependant, il devient de plus en difficile de se réclamer
directement de la dictature Pinochet si l’on veut avoir une chance de remporter
les élections.
Si la droite néolibérale est
confinée aux enclaves de l'élite dans les grandes villes du Chili, en revanche,
l'extrême droite autoritaire gagne en puissance dans le sud du pays et dans les
régions désertiques du Nord, le long de la frontière avec le Pérou et la
Bolivie. Dans le sud du Chili, l'État a tenté de protéger les intérêts de
l'élite locale contre les demandes des indigènes au début des années 2000. Dans
le Nord, il y a ce que l’extrême droite appelle une « crise migratoire » :
des milliers de réfugiés provenant d’autres régions d’Amérique latine
(principalement du Venezuela) traversent la frontière désertique pour entrer au
Chili. À leur arrivée, ils n'ont souvent d'autre choix que de s'installer dans des
bidonvilles qui fleurissent dans les villes du nord du Chili. Comme aux États-Unis
ou en Europe, l'extrême droite prétend que ces immigrants sont des délinquants
et des criminels et qu'ils devraient tous être renvoyés dans leur pays. Mais là
encore, les tentatives de déportation massive sont bloquées par les commissions
des droits de l'homme du Chili. Dans ces deux contextes, les derniers
gouvernements chiliens de l'ère démocratique n'ont rien fait et l’extrême
droite surfe sur cette inaction. Dans le Sud, cette situation est le résultat
de l'échec des stratégies gouvernementales qui visaient à apaiser les élites
rurales par des interventions policières massives afin de défendre leurs
terres, tout en tentant de répondre en parallèle aux problèmes des indigènes avec
des gestes symboliques d'inclusion multiculturelle. Dans le Nord, les
ressources qui auraient été nécessaires pour améliorer le processus
d'immigration du Chili et accueillir les réfugiés ont été allouées aux forces
de l’ordre afin de militariser et renforcer les frontières du pays. L'extrême
droite a donc commencé à se développer là où le nationalisme, et non la
démocratie et les droits de l'homme, apparaît encore comme une solution viable
à certains problèmes.
Dans ces régions éloignées des
grandes villes chiliennes, l'extrême droite a pu intervenir avec succès par des manifestations de grande ampleur. Elle a
réussi à y implanter une présence visible pour la première fois depuis la
dictature de Pinochet. En 2020, des manifestations contre les migrants ont par
exemple éclaté dans certaines villes du nord du Chili. Tout en brandissant des
drapeaux chiliens et mapuche, les manifestants ont pris d'assaut un campement
d'immigrants, ont pillé leurs biens et les ont jetés au feu. Dans tout le
centre et le sud du Chili, des camionneurs ont organisé des blocages
d'autoroutes qui ont paralysé les infrastructures du pays. Leur principale
revendication était celle d’une augmentation de la présence policière pour
répondre aux actions directes des indigènes vis-à-vis du secteur de la
logistique. Mais à la différence des blocages de camions qui ont eu lieu aux
États-Unis et au Canada, les camionneurs chiliens ont également bloqué des
autoroutes en portant leurs revendications au-delà de leur secteur d'activité.
Par exemple, les camionneurs réclamaient au gouvernement d’ « augmenter
les reconduites à la frontière », d’ « interdire le mariage gay »
et de « mettre fin à l'influence féministe dans l'éducation ». Dans
ce contexte, l'extrême droite également fait le pari que l’expérience politique
de rédaction d’une nouvelle constitution va nécessairement échouer et que le conservatisme,
le nationalisme et le militarisme en sortiront renforcés.
2
22

19/05/2022
Entretien réalisé par M. K.
Cette semaine, nous continuons notre entretien au long cours à propos de la situation politique chilienne avec Nikola Garcia, anthropologue spécialiste du Chili qui vit entre Santiago et Atlanta aux États-Unis.
[Vous pouvez retrouver la première partie de cet entretien ici]
Ces dernières semaines, des lycéens ont à nouveau occupé leur lycée et manifesté leur mécontentement dans la capitale. Pourquoi se sont-ils mis en mouvement ? Que demandent-ils et quelle a été la réponse du nouveau gouvernement mené par Gabriel Boric ?
Il est important de comprendre que les protestations actuelles des lycéens sont la continuation de l’Estallido social qui avait débuté en octobre 2019. Nous risquons de tirer des conclusions erronées sur les manifestations lycéennes actuelles si nous commençons par nous focaliser sur leurs revendications. L’Estallido social de 2019 a été lancé par des lycéens qui protestaient contre une augmentation du tarif du métro de Santiago. Indépendamment des exigences d'Evasion Masiva, nombre de gens se sont joints à eux parce que la « fraude de masse » du métro représentait une tactique que tout le monde pouvait se réapproprier. Ainsi, les manifestations ont attiré des personnes de divers horizons avec des griefs et des aspirations politiques bien au-delà de la question des transports publics dans une ville néolibérale.
Bien que le Chili ait connu des changements politiques sans précédent, il est important de se rappeler que la victoire présidentielle de Boric et la convention constitutionnelle constituent des réponses institutionnelles au soulèvement. Elles ne rejoignent que très partiellement, voire pas du tout, les objectifs que s’étaient fixés les participants au soulèvement. Et pourtant, les politiciens élus dans la foulée de l'Estallido social sont maintenant ceux qui envoient la police anti-émeute pour expulser les lycéens lors des occupations qu’ils mènent. Les médias chiliens présentent le mouvement lycéen actuel comme une plainte contre les politiques liées au coronavirus dans les lycées, les problèmes de ratios élèves/professeurs et l'état lamentable des installations de ces lycées. Pourtant, les 20 dernières années nous ont montré que les mouvements lycéens chiliens ne peuvent pas être réduit à la formulation de simples revendications adressées aux institutions de gouvernement.
Les lycéens ont joué un rôle majeur dans la politique de rue et les mouvements sociaux chiliens. Depuis une décennie, ils constituent la force la plus combative de la politique de rue. Je pense que ce militantisme s'explique en partie par le fait qu'en tant que mineurs ils ne peuvent pas voter, et qu’ils ne sentent pas du tout intégrés dans les sphères politiques traditionnelles.
Avant le mouvement étudiant de 2011, les manifestations lycéennes étaient diabolisées par les médias chiliens grand public. Ils utilisaient les mêmes stupides clichés que dans le reste du monde : les étudiants ne se soucient pas vraiment des revendications, mais sont simplement paresseux et utilisent la grève comme excuse pour ne pas aller en cours ; les étudiants occupent les bâtiments parce qu’ils veulent faire la fête, etc. Cependant, les mouvements étudiants ont commencé à devenir une force lisible dans le paysage politique lors du mouvement étudiant chilien de 2011, en grande partie grâce à des leaders comme Gabriel Boric qui ont utilisé leurs positions et les dirigeants des syndicats étudiants comme un tremplin pour entrer au gouvernement. Pour beaucoup, il est ironique qu'un ancien leader étudiant aille à la télévision pour condamner des manifestants soi-disant violents. Cependant, la réponse de Boric à ces manifestations fait écho à celle des anciens présidents, de gauche comme de droite : il condamne la « violence » dans la rue comme n'étant rien de plus que de la délinquance ordinaire, à laquelle il oppose un discours citoyenniste comme élément fondamental de la société démocratique et justifie la répression des étudiants parce qu’ils refusent à ses yeux de respecter les règles de la démocratie
Dans la première partie de cet entretien, tu as mentionné l’influence néfaste des « Chicago Boys » dans l’histoire politique du Chili. Quels étaient les liens de ces économistes avec la dictature de Pinochet ?
Dans la plupart des pays du monde, le néolibéralisme est une idéologie qui prône un strict respect des principes du libre marché et qui donne la priorité au commerce international. Au Chili, le néolibéralisme a pris racine dans des secteurs profondément nationalistes de la société qui considéraient l'armée comme une institution politique pouvant légitimement intervenir dans la politique quand les valeurs de la nation étaient menacées.
Les Chicago Boys sont issus du mouvement conservateur Gremialista, un mouvement chilien conservateur d'extrême droite des années 1960-1970, qui s’était développé en réplique à la montée de la gauche dans le pays. Il est communément admis que ces économistes chiliens inspirés par Milton Friedman qu’on appelle les Chicago Boys, ont travaillé avec la dictature Pinochet pour appliquer la théorie économique néolibérale à la gouvernance du pays. Beaucoup attribuent le « miracle chilien » (le développement économique rapide pendant la dictature) aux réformes néolibérales des Chicago Boys. À bien des égards, le soutien à la dictature était subordonné à la réalisation par ses technocrates de la promesse de créer une économie stable. Mais cela ne s'est pas produit. Alors que les PIB augmentaient dans le reste du monde au début des années 1980, le Chili a connu une profonde crise économique en 1983 qui était le résultat direct de la politique des Chicago Boys. L'opposition à Pinochet a commencé à gagner du soutien en faisant valoir que la démocratie était la clé de la croissance économique, forçant les Chicago Boys à adopter une approche plus pragmatique de l'administration et à réformer bon nombre des politiques néolibérales les plus dures qu'ils avaient précédemment mises en œuvre.
Cependant, les Chicago Boys n'étaient pas seulement des technocrates froids et austères qui s’appuyait sur l’armée pour faire appliquer leur conspiration néolibérale. Pendant les années Allende, ils avaient été une force majeure dans les mouvements étudiants conservateurs dans les universités catholiques. Ils organisaient régulièrement des grèves en tandem avec les syndicats de camionneurs et les associations professionnelles liées au patronat chilien. Une partie du pouvoir de l’extrême droite à cette époque résidait dans le contrôle que celle-ci exerçait sur la logistique par le biais de l'industrie du camionnage et des associations professionnelles de propriétaires d'entreprises, lesquels avaient la mainmise sur les importations et les exportations. Les conservateurs pouvaient très effectivement saboter l'économie nationale en guise de protestation. À rebours, bien que cela puisse sembler paradoxal que des néolibéraux se soucient à tel point du développement économique qu’ils en viennent à s’attaquer à l’économie nationale, leurs actions prennent tout leur sens si l’on analyse les liens étroits que les conservateurs entretenaient avec les idéologies nationalistes catholiques issues de l’Espagne franquiste et avec le fascisme de l’Italie de Mussolini.
Les Chicago Boys dépeignaient le communisme comme une « menace étrangère » en passe de détruire la nation chilienne et comme une aberration de l'ordre social naturel nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Le fait que le gouvernement d'Allende ait été élu prouvait aux Chicago Boys et aux conservateurs chiliens que le Chili n'est pas encore prêt pour la démocratie. D’où la dictature.
Dans notre dernier entretien, tu nous avais beaucoup parlé de l'histoire de la restructuration de la gauche chilienne au cours des deux dernières décennies. Qu'en est-il de la droite néolibérale et de l'extrême droite autoritaire ?
Depuis la transition démocratique, la droite néolibérale a cherché à réinscrire sa conception de la politique dans un logiciel démocratique, tandis que l'extrême droite autoritaire cherche à maintenir vivantes bon nombre des valeurs du gremialismo que j'ai mentionnées tout à l’heure.
Pour l’extrême droite, avec sa vision paranoïaque du réel, le « communisme » continue d'être une menace étrangère venant de Cuba et du Venezuela. En même temps, ils remettent en cause l’hégémonie de l’ONU et des droits de l’homme qui pèsent, selon eux, sur la souveraineté nationale chilienne. La droite néolibérale continue de prétendre que tout changement dans les politiques économiques du Chili signera en retour un effondrement économique du pays.
Leur politique de la peur réussit encore à gagner du soutien parce qu’elle brandit la triste réalité du Venezuela et de ses pénuries alimentaires aujourd'hui comme un avertissement face au risque du socialisme. Cependant, il devient de plus en difficile de se réclamer directement de la dictature Pinochet si l’on veut avoir une chance de remporter les élections.
Si la droite néolibérale est confinée aux enclaves de l'élite dans les grandes villes du Chili, en revanche, l'extrême droite autoritaire gagne en puissance dans le sud du pays et dans les régions désertiques du Nord, le long de la frontière avec le Pérou et la Bolivie. Dans le sud du Chili, l'État a tenté de protéger les intérêts de l'élite locale contre les demandes des indigènes au début des années 2000. Dans le Nord, il y a ce que l’extrême droite appelle une « crise migratoire » : des milliers de réfugiés provenant d’autres régions d’Amérique latine (principalement du Venezuela) traversent la frontière désertique pour entrer au Chili. À leur arrivée, ils n'ont souvent d'autre choix que de s'installer dans des bidonvilles qui fleurissent dans les villes du nord du Chili. Comme aux États-Unis ou en Europe, l'extrême droite prétend que ces immigrants sont des délinquants et des criminels et qu'ils devraient tous être renvoyés dans leur pays. Mais là encore, les tentatives de déportation massive sont bloquées par les commissions des droits de l'homme du Chili. Dans ces deux contextes, les derniers gouvernements chiliens de l'ère démocratique n'ont rien fait et l’extrême droite surfe sur cette inaction. Dans le Sud, cette situation est le résultat de l'échec des stratégies gouvernementales qui visaient à apaiser les élites rurales par des interventions policières massives afin de défendre leurs terres, tout en tentant de répondre en parallèle aux problèmes des indigènes avec des gestes symboliques d'inclusion multiculturelle. Dans le Nord, les ressources qui auraient été nécessaires pour améliorer le processus d'immigration du Chili et accueillir les réfugiés ont été allouées aux forces de l’ordre afin de militariser et renforcer les frontières du pays. L'extrême droite a donc commencé à se développer là où le nationalisme, et non la démocratie et les droits de l'homme, apparaît encore comme une solution viable à certains problèmes.
Dans ces régions éloignées des grandes villes chiliennes, l'extrême droite a pu intervenir avec succès par des manifestations de grande ampleur. Elle a réussi à y implanter une présence visible pour la première fois depuis la dictature de Pinochet. En 2020, des manifestations contre les migrants ont par exemple éclaté dans certaines villes du nord du Chili. Tout en brandissant des drapeaux chiliens et mapuche, les manifestants ont pris d'assaut un campement d'immigrants, ont pillé leurs biens et les ont jetés au feu. Dans tout le centre et le sud du Chili, des camionneurs ont organisé des blocages d'autoroutes qui ont paralysé les infrastructures du pays. Leur principale revendication était celle d’une augmentation de la présence policière pour répondre aux actions directes des indigènes vis-à-vis du secteur de la logistique. Mais à la différence des blocages de camions qui ont eu lieu aux États-Unis et au Canada, les camionneurs chiliens ont également bloqué des autoroutes en portant leurs revendications au-delà de leur secteur d'activité. Par exemple, les camionneurs réclamaient au gouvernement d’ « augmenter les reconduites à la frontière », d’ « interdire le mariage gay » et de « mettre fin à l'influence féministe dans l'éducation ». Dans ce contexte, l'extrême droite également fait le pari que l’expérience politique de rédaction d’une nouvelle constitution va nécessairement échouer et que le conservatisme, le nationalisme et le militarisme en sortiront renforcés.