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11.03.2022

Article de Mike Ludwig publié originellement le 5 mars 2022 en anglais sur truthout.org [traduction M. K.].


Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie le 24 février dernier, les bruits des sirènes et d’explosions retentissent chaque jour dans la maison de cinq étages de Yurii Sheliazhenko à Kiev. Il est directeur exécutif du Mouvement pacifiste ukrainien, une voix isolée mais déterminée en faveur de la paix dans un pays en guerre. Il a fait l'objet de "beaucoup de haine" pour avoir refusé de prendre les armes et de se joindre à ses voisins pour fabriquer des cocktails Molotov en vue de repousser l'avancée des forces russes, qui se heurtent à la résistance acharnée de civils devenus des combattants déterminés à défendre l'Ukraine.

"Tout d'abord, dites la vérité, à savoir que la violence ne conduit pas à la paix", a déclaré M. Sheliazhenko lorsqu'on lui a demandé par courriel ce que les étrangers pouvaient faire pour soutenir les militants en Ukraine.

Ailleurs, près de Kiev, "Ilya" et ses camarades ont pris les armes contre l'armée russe et s'entraînent au combat. Dissimulant son identité en raison de l'escalade de la violence et des risques qu’il encourt, Ilya est un anarchiste qui a fui la répression politique dans un pays voisin. Il a décidé de rester résister à l'invasion russe. Avec d'autres militants anarchistes, révolutionnaires et antifascistes d'Ukraine et du monde entier, Ilya a rejoint l'une des unités de "défense territoriale" qui fonctionnent comme des milices volontaires. Ces milices sont placées sous l'égide de l'armée ukrainienne, tout en conservant un certain degré d'autonomie. Avec le soutien d'une alliance horizontale de groupes d'entraide et de volontaires ayant des fonctions civiles, les « anti-autoritaires » ont leur propre « détachement international » au sein de la structure de défense territoriale. Sous le nom de « Comité de résistance », ils collectent par ailleurs des fonds pour s'approvisionner en matériel.

Pour Ilya, « Lorsque l'ennemi vous attaque, il est très difficile d'adopter une position pacifiste anti-guerre, et ce parce que vous devez vous défendre. »

Les chemins divergents de Sheliazhenko et Ilya illustrent les choix difficiles et souvent extrêmement limités auxquels sont confrontés les activistes et les mouvements sociaux progressistes en Ukraine. Néanmoins, leurs points de vue différents sur l'autodéfense et le rôle de la violence politique ont conduit les deux hommes à s'engager dans des luttes actives qui semblent se compléter plutôt que s'opposer.

Ilya et ses camarades ne se font pas d'illusion sur l'État ukrainien, qui, selon eux, « a évidemment beaucoup de défauts ainsi qu’un système pourri. » L'Ukraine, la Russie et les séparatistes pro-russes de l'est se livrent à une guerre de basse intensité depuis 2014, et comme beaucoup d'autres à gauche. Ilya pense que « l'agression impérialiste russe » pourrait imposer le style autoritaire brutal de Poutine et constitue ainsi la plus grande menace du moment. L'Ukraine n'est peut-être pas une démocratie qui fonctionne bien, mais les militants anti-autoritaires affirment que les problèmes du pays ne seront pas résolus par l'intervention russe et les conditions politiques incroyablement répressives qui accompagneraient sa victoire. En Russie, des manifestants défient actuellement une répression policière brutale et risquent de longues peines de prison pour protester contre la guerre.

« En Russie, déclare Ilya, un vaste mouvement anti-guerre est en train de naître et je le soutiens sans aucune retenue, mais ici, d'après mes estimations, la plupart des progressistes, des socialistes et des libertaires prennent désormais parti contre l'agression russe, ce qui ne signifie pas nécessairement qu'ils se solidarisent avec l'État ukrainien. »


Yurii Sheliazhenko accuse les nationalistes de droite des deux camps d'être responsables de cette guerre meurtrière, qui a fait des centaines, voire des milliers de victimes civiles jusqu'à présent. Y. Sheliazhenko et un autre militant pacifiste ont fait l'objet d'une dénonciation politique et se sont retrouvés sur une « liste noire » de traîtres pour s'être opposés à la guerre avec les séparatistes sur un site Internet d'extrême droite en Ukraine. Puis, ils ont été attaqués par des néonazis dans les rues. Cependant, Y. Sheliazhenko rejette l’idée que la montée des gangs fascistes et des ultranationalistes d'extrême droite depuis le soulèvement de Maidan en 2014 pourrait excuser l'invasion sanglante de la Russie comme le prétend Poutine.

« La crise actuelle, dit-il, a une longue histoire de mauvais agissements partagés par tous les partis. Les positions telles que "nous, les anges, pouvons faire ce que nous voulons" et "eux, les démons, devraient souffrir de leur laideur" conduiront à une nouvelle escalade, sans exclure l'apocalypse nucléaire. En vérité toutes les parties devraient appeler au calme et tenter d’ouvrir la voie à des négociations de paix. »


Alors que de nombreux civils se sont portés volontaires pour combattre avec l'armée ukrainienne, les militants ont beaucoup à faire en dehors de la lutte directe contre les Russes. Selon Ilya, les « volontaires civils » aident les familles à fuir la violence, s'adressent aux médias du monde entier, soutiennent les familles des résistants, collectent des dons et des fournitures et prodiguent des soins à ceux qui reviennent des lignes de front. Les syndicats organisent actuellement des collectes et aident les réfugiés qui fuient l'Ukraine orientale ravagée par la guerre à partir vers l'Ouest et les pays voisins comme la Pologne.


Les volontaires viennent de divers horizons politiques, mais pour les anarchistes comme Ilya, participer à la résistance permet d'accroître la capacité des radicaux à gagner de l’influence sur le cours des évènements. Plus qu’un moyen de survie, l’ « auto-organisation » par le bas offre la possibilité de construire des pratiques d’entraide et de résistances autonomes sur le long terme.

« Pour préciser, déclare Ilya, tout le monde dans notre groupe ne s'identifie pas comme anarchiste. Le plus important, c'est que beaucoup de gens se sont organisés spontanément pour s'entraider, pour garder leur quartier, leur ville et leur village et pour affronter les occupants avec des [cocktails] Molotov. »

Pendant ce temps, Y. Sheliazhenko et des militants pacifistes plus isolés continuent de s'opposer à la conscription forcée avec des tactiques qui incluent la désobéissance civile non violente. Selon ce dernier, les hommes âgés de 18 à 60 ans sont « privés de liberté de mouvement. » Ils ne peuvent même pas louer une chambre d'hôtel sans l'autorisation d'un responsable militaire.