
11.03.2022
Entretien réalisé par M.K.
La mairie et le département de la
police d'Atlanta [États-Unis] cherche à transformer 121 hectares de forêt urbaine
en zone d'entraînement tactique. À la grande stupeur des habitants d’Atlanta
qui n’avaient pas été consultés, le projet a été annoncé à l’été 2020. Depuis,
une coalition hétéroclite s’organise pour stopper les travaux et protéger la
forêt. Nous avons donc interrogé un habitant d’Atlanta actif dans cette lutte
hybride.
Peux-tu nous décrire brièvement les
enjeux de la lutte à laquelle tu participes actuellement à Atlanta ? Quels en
sont les acteurs et les forces en présence ?
Dans le sillage de la vague de révolte
consécutive à l’assassinat de George Floyd par deux policiers, les services de police
et les médias mainstream américains ont bâti le contre-récit qui suit. Le pays serait
en proie à une vague de vols, de meurtres et de criminalité mettant en danger
les entreprises et les foyers américains. La police serait soudainement devenue
incapable de faire son travail. Elle craindrait pour sa sécurité et serait
sous-financée.
Une telle propagande sert à renforcer
l’adhésion de millions de personnes envers les institutions policières et tente
de pallier à la crise de légitimité qu’elles traversent depuis plusieurs années.
Dans un sens, je pense qu’un tel récit fonctionne et a des effets. D’autant
plus, qu’alors que l’économie continue de stagner et que des millions de
personnes sont incapables de survivre décemment, il est possible que certaines
formes de criminalité aient pu augmenter. En tout cas, on sent de la part des
institutions de pouvoir, une forte volonté de régler les problèmes économiques en
allouant toujours plus de ressources à la police et au système carcéral.
En ce sens, la ville d'Atlanta, le
comté de Dekalb et la Fondation de la police d'Atlanta ont décidé de
transformer la forêt de South River, la plus grande à l'intérieur du périmètre
métropolitain, en un complexe d'entraînement de la police. Sur une parcelle de
terrain adjacente, également dans la forêt, Blackhall Studios – une société qui
réalise des films d'action merdiques comme Jumanji 2 par exemple – espère
construire un gigantesque complexe au détriment de la forêt. Ces deux projets
réunis vont à coup sûr faire croître le stress climatique dans la région,
notamment en favorisant les risques d’inondation lors de forts épisodes
pluvieux. Atlanta est la ville la plus verte des États-Unis et les habitants
sont fiers de la nature boisée de leurs quartiers. Le projet portera donc
gravement atteinte à cette image de la ville, tout en augmentant
considérablement la capacité de la police à réprimer les prolétaires, y compris
ceux poussés à la criminalité. On sait d’ailleurs très bien que dans le cas
américain comme en France, la police réprime en particulier les populations les
plus précaires et racisées ainsi que celles et ceux qui entrent en résistance. À
l'intérieur de ce complexe d’installations policières que nous avons surnommé
"Cop City", la Fondation de la police d'Atlanta, en partenariat avec l’entreprise
Reeves Young Construction, prévoit de construire une "ville fictive",
composée de faux pâtés de maisons, d’immeubles en carton et d’un faux décor
urbain pour s’entraîner à des exercices anti-émeutes, à des raids et à toutes
sortes d’opérations de police.
Si nous parvenons à stopper ce
développement, nous pourrons peut-être montrer une voie pratique à suivre pour
les mouvements d'action directe aux États-Unis. Nous pouvons aussi espérer
placer la police régionale dans une position inconfortable qui nous profiterait
si un nouveau cycle de résistance massif comme celui de 2019 s’ouvrait dans les
prochaines années.
J’ai vu que les moyens que vous avez
adoptés dans la lutte sont
très diversifiés : information publique, coalition de groupes locaux, organisations de
concert et de camp de défense de la forêt, manifestations sur place et devant
des lieux de pouvoir, sabotages d’engins de chantier… En pratique, comment
s’articulent entre eux tous ces gestes de résistance ?
Notre mouvement valorise la diversité
des participants et des stratégies mises en œuvre. C'est un élément très
important pour nous. Dès le début, les personnes qui ont tenu des assemblées
contre le projet et qui ont contacté d’autres groupes ont fait comprendre que
la multiplicité des actions et des efforts, la diversité des approches et des
slogans, le pluralisme en général devraient être une pierre angulaire de ce
mouvement. D’autant plus qu’il touche pêle-mêle au racisme, à
l'embourgeoisement et à la gentrification de la ville, à l'environnementalisme,
à la corruption civique etc... Des antagonismes différents qui mobilisent tous
des segments et des tempéraments divers qui se recoupent tout en restant
singuliers. En outre, il est important de comprendre la composition actuelle de
la société dans laquelle on évolue. La plupart des gens sont isolés. Une étude
récente de YouGov a d’ailleurs montré que 22% des millennials, les personnes de
moins de 40 ans, estimaient n’avoir littéralement pas d’ami. On peut imaginer
qu'un plus grand nombre encore en ont très peu ou peut-être un seul. Je soulève
ce point pour dire que la plupart des gens ne sont pas dans des organisations
militantes, ils ne sont pas dans des groupes communautaires, ils n’évoluent pas
dans des milieux ou des réseaux spécifiques. Depuis les années 1980 et a
fortiori depuis l’épidémie de Covid 19, on remarque que l'engagement dans la « vie
publique » s’est fortement réduit. Ainsi, lorsque nous nous efforçons de
construire un mouvement, de réunir différents groupes et des individus fragmentés
pour former quelque chose capable d'une action ou d'une pression conjointe ou
même disjointe mais néanmoins semi-coordonnée, nous devons comprendre que le
facteur de loin le plus décisif , c’est les individus et les capacités du mouvement
à leur donner des moyens d'agir et de prendre parti. Quand un projet de la
sorte émerge, la plupart des gens n'ont pas de contacts, personne à qui faire
confiance et ils arrivent seuls à la lutte. Un point intéressant tout de
même : ce genre de personnes n'a souvent pas les réflexes dogmatiques des
milieux de gauche ou radicaux.
En quoi les slogans « Stop Cop City »
et « Defend The Atlanta Forest » sont-ils emblématiques d’enjeux plus larges
qui ont traversé la scène politique américaine ces dernières années ?
Depuis la révolte de 2014 de Ferguson
[Missouri] suite au meurtre de Michael Brown par le policier Darren Wilson,
mais aussi depuis les manifestations Black Lives Matter qui ont touché le pays et
même le monde entier, les tensions envers la police et les éléments racisés de
la vie américaine se sont intensifiées de façon en quelque sorte linéaire.
J'entends par là que le pic de la lutte au cours du cycle précédent a eu
tendance à constituer une ligne de conduite courante pour les protagonistes du
cycle suivant. Ainsi ces six dernières années, nous avons vu le mouvement de
2014, caractérisé par des émeutes, des pillages et une poignée de blocages autoroutiers
localisés dans tout le pays, aboutir à une insurrection généralisée avec des
blocages d'autoroutes qui se répandent sur tout le continent. Entre les deux,
il y a eu des révoltes plus modestes dans des endroits comme Charlotte,
Milwaukee, Oakland, Seattle, Minneapolis, St. Louis, et ailleurs. De même, il y
a eu des rébellions localisées contre les meurtres racistes de la police dans
les années qui ont précédé, comme la révolte contre le meurtre d'Oscar Grant en
2009, de John T. Williams par la police de Seattle en 2011, de Kimani Gray à
New York, de Jesus Huerta à Durham, en Caroline du Nord. Cela fait partie d'un
continuum plus large.
Jusqu'à récemment, les luttes locales
ou même les mobilisations nationales comme celles de 2014 ou les manifestations
de 2016 suite au meurtre de Philando Castille à Minneapolis ou d'Alton Sterling
à Baton Rouge, ne mobilisaient pas vraiment de slogans ou de revendications de
nature cohérente au-delà d’appel à l’arrestation des policiers coupables. Dans
le cas de Ferguson, les démocrates et autres récupérateurs locaux ont même pu
avancer cette demande idiote qui consiste à donner aux policiers des caméras
individuelles. Comme si la police de New York n'avait pas tué Eric Garner
directement devant les caméras et n'avait en retour reçu aucune sanction pour
cela. En tout cas, indépendamment de ces critiques, l'explosion de 2020 a
semblé engendrer une couche supplémentaire de personnes qui se mobilisent
autour du slogan "abolir la police", ainsi qu'un segment important
qui demande de " définancer la police » [defund the police]. Les
révolutionnaires s'opposent à cette dernière revendication parce qu'elle voudrait
substituer l'action des masses à celle des bureaucrates et des gouvernements
municipaux. Néanmoins, je pense que nous pouvons apprécier à quel point les
mouvements de protestation ont eu tendance, au moins dans le cas de la lutte
des Noirs américains et de la lutte contre la police, à atteindre un niveau
d'intensité et d'intelligence très élevée dans un laps de temps très court.
En ce qui concerne le mouvement du
moment à Atlanta, "Stop Cop City" est un slogan qui a émergé au sein
d'une section du mouvement Defend the Atlanta Forest ; c'est ainsi que je le
présenterais. Ce slogan s'inscrit directement dans le lexique du cadre
abolitionniste en pleine expansion, car il mobilise des groupes et des
personnes qui s'opposent directement à l'expansion de l'infrastructure
policière. Le cadre de « Defend The Atlanta Forest » a aussi un fort
potentiel vis-à-vis de cette dynamique, bien sûr, car toutes les forces
majeures du mouvement sont anti-police. Cependant, le cadre de Défense de la
forêt mobilise ou combine également les énergies des mouvements écologistes et
indigènes aux États-Unis, qui sont restés assez forts au cours des 7 ou 8
dernières années, notamment après la lutte historique à Standing Rock contre le
Dakota Access Pipeline.
On oppose communément les luttes de
masse à enjeux immédiatement nationaux voire internationaux, comme le
soulèvement George Floyd de 2020, à des mouvements de défense de territoires ou
d'expériences plus localisées, comme le mouvement de Standing Rock de 2016 ou
la ZAD qui s’opposait au projet d’un Aéroport à Notre Dame des Landes.
Penses-tu qu’il existe des moyens stratégiques de dépasser une telle fausse
dichotomie ? En quoi les mouvements locaux pourraient-ils être d’une importance
capitale dans les années à venir ?
Sans des centaines de
millions de personnes organisées au sein d'une opération synchronisée et unie
dans le monde entier, on ne peut opérer que dans des contextes spécifiques.
C'est notre monde aujourd'hui, et peut-être le sera-t-il toujours. En tout cas,
la réalité du pouvoir est plus visible depuis la périphérie que depuis le
centre. Nous ne pouvons participer qu'à des dynamiques liées à des réalités
sensibles, à la limite du pouvoir et de son attention. C'est un problème, bien
sûr, car il est difficile d'imaginer une révolution mondiale, qui est ce dont
nous avons le plus besoin, sur un terrain de développements, de forces,
d'arrangements de contrôles disparates et cumulés. Cependant, certaines luttes
semblent se prêter à une "interprétation universelle", si vous
voulez. Les luttes contre le racisme, contre l'effondrement du climat, contre
la police, par exemple, semblent toutes posséder une qualité internationale
unique, quelque chose qui peut se répandre presque partout. En ce sens, je
pense qu'il est important pour les mouvements d'exprimer explicitement leurs aspirations
internationalistes et de prendre contact et de se référer à des mouvements très
éloignés ; mais ils doivent toujours commencer quelque part. Un autre point est
que les luttes autour d'expériences ou de lieux particuliers semblent être
comme un terrain d'essai pour les grandes luttes qui n'émergent que très
rarement, bien que de plus en plus fréquemment. Même si une lutte ne devient
pas une explosion de masse, les percées et les innovations qu'elle apporte
peuvent très bien être utilisées de manière mimétique à une autre époque ou
dans un autre lieu, il est donc important d'y prêter attention.
Peux-tu nous décrire brièvement les enjeux de la lutte à laquelle tu participes actuellement à Atlanta ? Quels en sont les acteurs et les forces en présence ?
Dans le sillage de la vague de révolte consécutive à l’assassinat de George Floyd par deux policiers, les services de police et les médias mainstream américains ont bâti le contre-récit qui suit. Le pays serait en proie à une vague de vols, de meurtres et de criminalité mettant en danger les entreprises et les foyers américains. La police serait soudainement devenue incapable de faire son travail. Elle craindrait pour sa sécurité et serait sous-financée.
Une telle propagande sert à renforcer l’adhésion de millions de personnes envers les institutions policières et tente de pallier à la crise de légitimité qu’elles traversent depuis plusieurs années. Dans un sens, je pense qu’un tel récit fonctionne et a des effets. D’autant plus, qu’alors que l’économie continue de stagner et que des millions de personnes sont incapables de survivre décemment, il est possible que certaines formes de criminalité aient pu augmenter. En tout cas, on sent de la part des institutions de pouvoir, une forte volonté de régler les problèmes économiques en allouant toujours plus de ressources à la police et au système carcéral.
En ce sens, la ville d'Atlanta, le comté de Dekalb et la Fondation de la police d'Atlanta ont décidé de transformer la forêt de South River, la plus grande à l'intérieur du périmètre métropolitain, en un complexe d'entraînement de la police. Sur une parcelle de terrain adjacente, également dans la forêt, Blackhall Studios – une société qui réalise des films d'action merdiques comme Jumanji 2 par exemple – espère construire un gigantesque complexe au détriment de la forêt. Ces deux projets réunis vont à coup sûr faire croître le stress climatique dans la région, notamment en favorisant les risques d’inondation lors de forts épisodes pluvieux. Atlanta est la ville la plus verte des États-Unis et les habitants sont fiers de la nature boisée de leurs quartiers. Le projet portera donc gravement atteinte à cette image de la ville, tout en augmentant considérablement la capacité de la police à réprimer les prolétaires, y compris ceux poussés à la criminalité. On sait d’ailleurs très bien que dans le cas américain comme en France, la police réprime en particulier les populations les plus précaires et racisées ainsi que celles et ceux qui entrent en résistance. À l'intérieur de ce complexe d’installations policières que nous avons surnommé "Cop City", la Fondation de la police d'Atlanta, en partenariat avec l’entreprise Reeves Young Construction, prévoit de construire une "ville fictive", composée de faux pâtés de maisons, d’immeubles en carton et d’un faux décor urbain pour s’entraîner à des exercices anti-émeutes, à des raids et à toutes sortes d’opérations de police.
Si nous parvenons à stopper ce développement, nous pourrons peut-être montrer une voie pratique à suivre pour les mouvements d'action directe aux États-Unis. Nous pouvons aussi espérer placer la police régionale dans une position inconfortable qui nous profiterait si un nouveau cycle de résistance massif comme celui de 2019 s’ouvrait dans les prochaines années.
J’ai vu que les moyens que vous avez adoptés dans la lutte sont très diversifiés : information publique, coalition de groupes locaux, organisations de concert et de camp de défense de la forêt, manifestations sur place et devant des lieux de pouvoir, sabotages d’engins de chantier… En pratique, comment s’articulent entre eux tous ces gestes de résistance ?
Notre mouvement valorise la diversité des participants et des stratégies mises en œuvre. C'est un élément très important pour nous. Dès le début, les personnes qui ont tenu des assemblées contre le projet et qui ont contacté d’autres groupes ont fait comprendre que la multiplicité des actions et des efforts, la diversité des approches et des slogans, le pluralisme en général devraient être une pierre angulaire de ce mouvement. D’autant plus qu’il touche pêle-mêle au racisme, à l'embourgeoisement et à la gentrification de la ville, à l'environnementalisme, à la corruption civique etc... Des antagonismes différents qui mobilisent tous des segments et des tempéraments divers qui se recoupent tout en restant singuliers. En outre, il est important de comprendre la composition actuelle de la société dans laquelle on évolue. La plupart des gens sont isolés. Une étude récente de YouGov a d’ailleurs montré que 22% des millennials, les personnes de moins de 40 ans, estimaient n’avoir littéralement pas d’ami. On peut imaginer qu'un plus grand nombre encore en ont très peu ou peut-être un seul. Je soulève ce point pour dire que la plupart des gens ne sont pas dans des organisations militantes, ils ne sont pas dans des groupes communautaires, ils n’évoluent pas dans des milieux ou des réseaux spécifiques. Depuis les années 1980 et a fortiori depuis l’épidémie de Covid 19, on remarque que l'engagement dans la « vie publique » s’est fortement réduit. Ainsi, lorsque nous nous efforçons de construire un mouvement, de réunir différents groupes et des individus fragmentés pour former quelque chose capable d'une action ou d'une pression conjointe ou même disjointe mais néanmoins semi-coordonnée, nous devons comprendre que le facteur de loin le plus décisif , c’est les individus et les capacités du mouvement à leur donner des moyens d'agir et de prendre parti. Quand un projet de la sorte émerge, la plupart des gens n'ont pas de contacts, personne à qui faire confiance et ils arrivent seuls à la lutte. Un point intéressant tout de même : ce genre de personnes n'a souvent pas les réflexes dogmatiques des milieux de gauche ou radicaux.
En quoi les slogans « Stop Cop City » et « Defend The Atlanta Forest » sont-ils emblématiques d’enjeux plus larges qui ont traversé la scène politique américaine ces dernières années ?
Depuis la révolte de 2014 de Ferguson [Missouri] suite au meurtre de Michael Brown par le policier Darren Wilson, mais aussi depuis les manifestations Black Lives Matter qui ont touché le pays et même le monde entier, les tensions envers la police et les éléments racisés de la vie américaine se sont intensifiées de façon en quelque sorte linéaire. J'entends par là que le pic de la lutte au cours du cycle précédent a eu tendance à constituer une ligne de conduite courante pour les protagonistes du cycle suivant. Ainsi ces six dernières années, nous avons vu le mouvement de 2014, caractérisé par des émeutes, des pillages et une poignée de blocages autoroutiers localisés dans tout le pays, aboutir à une insurrection généralisée avec des blocages d'autoroutes qui se répandent sur tout le continent. Entre les deux, il y a eu des révoltes plus modestes dans des endroits comme Charlotte, Milwaukee, Oakland, Seattle, Minneapolis, St. Louis, et ailleurs. De même, il y a eu des rébellions localisées contre les meurtres racistes de la police dans les années qui ont précédé, comme la révolte contre le meurtre d'Oscar Grant en 2009, de John T. Williams par la police de Seattle en 2011, de Kimani Gray à New York, de Jesus Huerta à Durham, en Caroline du Nord. Cela fait partie d'un continuum plus large.
Jusqu'à récemment, les luttes locales ou même les mobilisations nationales comme celles de 2014 ou les manifestations de 2016 suite au meurtre de Philando Castille à Minneapolis ou d'Alton Sterling à Baton Rouge, ne mobilisaient pas vraiment de slogans ou de revendications de nature cohérente au-delà d’appel à l’arrestation des policiers coupables. Dans le cas de Ferguson, les démocrates et autres récupérateurs locaux ont même pu avancer cette demande idiote qui consiste à donner aux policiers des caméras individuelles. Comme si la police de New York n'avait pas tué Eric Garner directement devant les caméras et n'avait en retour reçu aucune sanction pour cela. En tout cas, indépendamment de ces critiques, l'explosion de 2020 a semblé engendrer une couche supplémentaire de personnes qui se mobilisent autour du slogan "abolir la police", ainsi qu'un segment important qui demande de " définancer la police » [defund the police]. Les révolutionnaires s'opposent à cette dernière revendication parce qu'elle voudrait substituer l'action des masses à celle des bureaucrates et des gouvernements municipaux. Néanmoins, je pense que nous pouvons apprécier à quel point les mouvements de protestation ont eu tendance, au moins dans le cas de la lutte des Noirs américains et de la lutte contre la police, à atteindre un niveau d'intensité et d'intelligence très élevée dans un laps de temps très court.
En ce qui concerne le mouvement du moment à Atlanta, "Stop Cop City" est un slogan qui a émergé au sein d'une section du mouvement Defend the Atlanta Forest ; c'est ainsi que je le présenterais. Ce slogan s'inscrit directement dans le lexique du cadre abolitionniste en pleine expansion, car il mobilise des groupes et des personnes qui s'opposent directement à l'expansion de l'infrastructure policière. Le cadre de « Defend The Atlanta Forest » a aussi un fort potentiel vis-à-vis de cette dynamique, bien sûr, car toutes les forces majeures du mouvement sont anti-police. Cependant, le cadre de Défense de la forêt mobilise ou combine également les énergies des mouvements écologistes et indigènes aux États-Unis, qui sont restés assez forts au cours des 7 ou 8 dernières années, notamment après la lutte historique à Standing Rock contre le Dakota Access Pipeline.
On oppose communément les luttes de masse à enjeux immédiatement nationaux voire internationaux, comme le soulèvement George Floyd de 2020, à des mouvements de défense de territoires ou d'expériences plus localisées, comme le mouvement de Standing Rock de 2016 ou la ZAD qui s’opposait au projet d’un Aéroport à Notre Dame des Landes. Penses-tu qu’il existe des moyens stratégiques de dépasser une telle fausse dichotomie ? En quoi les mouvements locaux pourraient-ils être d’une importance capitale dans les années à venir ?
Sans des centaines de millions de personnes organisées au sein d'une opération synchronisée et unie dans le monde entier, on ne peut opérer que dans des contextes spécifiques. C'est notre monde aujourd'hui, et peut-être le sera-t-il toujours. En tout cas, la réalité du pouvoir est plus visible depuis la périphérie que depuis le centre. Nous ne pouvons participer qu'à des dynamiques liées à des réalités sensibles, à la limite du pouvoir et de son attention. C'est un problème, bien sûr, car il est difficile d'imaginer une révolution mondiale, qui est ce dont nous avons le plus besoin, sur un terrain de développements, de forces, d'arrangements de contrôles disparates et cumulés. Cependant, certaines luttes semblent se prêter à une "interprétation universelle", si vous voulez. Les luttes contre le racisme, contre l'effondrement du climat, contre la police, par exemple, semblent toutes posséder une qualité internationale unique, quelque chose qui peut se répandre presque partout. En ce sens, je pense qu'il est important pour les mouvements d'exprimer explicitement leurs aspirations internationalistes et de prendre contact et de se référer à des mouvements très éloignés ; mais ils doivent toujours commencer quelque part. Un autre point est que les luttes autour d'expériences ou de lieux particuliers semblent être comme un terrain d'essai pour les grandes luttes qui n'émergent que très rarement, bien que de plus en plus fréquemment. Même si une lutte ne devient pas une explosion de masse, les percées et les innovations qu'elle apporte peuvent très bien être utilisées de manière mimétique à une autre époque ou dans un autre lieu, il est donc important d'y prêter attention.