25/03/2022
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Le XXIe siècle est une époque de fausses grandes
découvertes. On nous bassine à l’envi sur la nouvelle donne écologique, sur
l’imminence apocalyptique et la fin du monde. En réalité, la catastrophe a
toujours constitué le triste quotidien de celles et ceux qui n’avaient rien.
L’histoire politique de la modernité est rythmée de soulèvements plus ou moins
tus contre les conditions de vie indignes imposées par la dictature de
l’économie et de la profitabilité. En voici un écho parmi d’autres. Publié en
1900 dans la Tribune Libre, il nous a touché en raison de l’actualité criante
de ses propositions.
Henri Beylie (pseudonyme de Félix Beaulieu, 1870-1944),
anarchiste antimilitariste, employé de banque puis comptable à Paris, se
rapproche du Montmartre libertaire au milieu des années 1890, et plus
particulièrement du mouvement naturien porté par Henri Zisly et Gravelle,
s’intéressant à un « retour à l’état de nature ». En dépit de ses
approximations historiques, la perspicacité de Beylie ne peut que nous paraître
brutalement contemporaine. Mais là n’est pas l’essentiel, car il se trouve
également dans ce programme de bifurcation les éléments
d’une confiance renouvelée dans les capacités de la volonté, et dans
l’abondance d’une vie où ne règne plus le faux manque.
Quoique nous passions pour des utopistes, pour des
illuminés, aux yeux de ceux qui ont un puissant intérêt à ne pas vouloir nous
comprendre, il n’en est pas moins vrai que nous avons touché dans ses bases les
plus profondes l’état social actuel, et que l’ère d’harmonie et de bonheur que
nous préconisions sera le véritable état, où l’humanité pourra librement
évoluer et se développer en reprenant possession de la Nature d’où l’homme
comme tout ce qui existe n’aurait jamais dû sortir.
Il faut être doué d’une forte dose de mensonge pour
prétendre que les coutumes, préjugés, besoins de toutes sortes que nous nous
sommes créés, sont absolument nécessaires à notre organisme vital, alors que
tout dans la Nature, animaux et végétaux, se meuvent sans aucuns besoins que
ceux essentiellement naturels, qui sont indispensables à la reproduction de
leur espèce.
Il faudrait pourtant s’entendre, et ne pas jouer sur les
mots. Est-il absolument utile pour que l’homme jouisse d’une santé robuste,
d’un bonheur relatif, du contentement de son moi, d’être environné par un Progrès qui,
forcément ne peut être créé qu’au détriment de la forte majorité de
l’humanité ?
L’individu sensé répondra Non. En effet, à
l’époque où les premiers habitants du globe, répandus sur la terre, se
livraient aux plaisirs de la chasse, pour assurer leurs nourritures aux travaux
d’agréments pour la bonne constitution de leur santé, il est évident qu’ils
n’avaient nullement besoin pour se satisfaire de tout le luxe superflu qui nous
environne de nos jours. S’en portaient-ils plus mal ? Cela leur
enlevait-il la somme de jouissances dont ils avaient besoin ? Non, par
cela même qu’ils ignoraient ce dont nous avons besoin pour satisfaire notre
pauvre organisme bien affaibli.
Prenons comme point de comparaison, entre mille — car
nous pourrions discuter point par point toute notre société —, ce qui a rapport
aux éléments les plus nécessaires à la conservation de l’individu : la
nourriture, le logement et le vêtement.
La Nature suffit-elle abondamment à la nourriture de
l’homme ? Y a-t-il assez d’éléments nutritifs pour que dans chaque pays
chaque être trouve sa pâture assurée ? Personne n’ignore que la France
peut nourrir trois fois le nombre d’habitants qu’elle renferme, les plantes
originaires du pays, les animaux qui la compose, suffiraient amplement à donner
à chacun non seulement le nécessaire mais encore l’abondance qu’aucune société
policée ne pourra nous procurer. Le libre développement de la reproduction
animale nous est garant de la quantité de bétail qui subviendra à nos premiers
besoins. Actuellement, la vente des animaux domestiqués, fournit en grande
quantité le nécessaire de l’homme, mais comme le commerce et la spéculation
s’emploient à qui mieux mieux pour nous procurer cette denrée, il en résulte
que la basse classe, celle qui produit tout et ne récolte presque
rien, se voit forcée de se contenter des morceaux de qualité inférieure et cela
même à très petite quantité. La majeure partie des travailleurs ne se nourrit
que de légumes, et ne voit de la viande que de temps à autre, ou, relativement
chaque jour, dans une proportion très faible.
Quant au logement, je crois qu’il n’est pas absolument
nécessaire de faire une longue démonstration. Les grands centres avec leurs
casernes de six et sept étages, où sont empilés dans une atmosphère répugnante
des centaines d’individus dans des taudis infects, sont encore un des progrès
que le génie humain a conçu.
Alors que des espaces immenses de terrains sont à notre
disposition pour que chacun puisse se construire son habitation dans des
conditions d’hygiène et de bon goût, et cela suivant la variété de style et
d’élégance propre à chaque individu.
Y a-t-il un seul être au monde qui ne désire avoir sa
cabane, son trou, bien à lui ? Nous sommes les êtres de la création les
mieux doués sous le rapport de l’intellect, et nous sommes bien inférieurs aux
animaux qui se sont procurés le coin nécessaire à se reposer, à s’abriter avec
leur progéniture.
Beau progrès, génie superbe, que celui qui force
l’individu à se vendre pendant toute une existence pour louer quelques pouces
de terrain impropre à reposer ses membres affaiblis et brisés par une vie de
privations.
Je le répète, nous sommes au-dessous de l’animal, bien
inférieure à lui, car ce qu’il se procure librement, à sa guise, nous ne
l’acquérons que par le concours d’une vie de brute, par un travail impropre à
notre conservation physique et morale.
Passons au vêtement, et voyons si la Nature a mis à
disposition le nécessaire pour nous garantir de la saison froide. Dans notre
belle civilisation, à l’époque où notre corps a besoin de se réchauffer, nous
nous entourons de vêtements malsains, gênants, peu propres à nous mouvoir, qui
sont les foyers de maladies contractées par les refroidissements qui nous
guettent chaque jour. À l’époque où les anciens, dans une température chaude,
douce, laissaient leurs membres se mouvoir à l’air pur de la pleine nature, il
en résultait une activité musculaire, une richesse de sang, qui donnaient à
leurs corps une souplesse, une légèreté et une résistance capable de surmonter
les époques les plus froides. À ce moment, ils se vêtissaient alors de peaux,
grossières il est vrai, mais chaudes, qui les garantissaient suffisamment.
Nous voyons cela de nos jours, chez l’individu dont
l’exercice et le travail manuel s’exerce au plein air, alors que chez celui
dont le travail consiste à s’enfermer, à ne se mouvoir que faiblement, il faut
à ce dernier des vêtements en plus grande quantité pour réchauffer le sang qui
ne circule que lentement, tandis que le premier au sang plus riche se contente
d’un simple vêtement léger et se ressent bien moins de la température humide et
froide. (…)
Nous pouvons affirmer que toutes les maladies dont notre
belle civilisation se trouve infectée, proviennent de la nourriture
insuffisante et malsaine, de l’agglomération des villes, de l’air empuanté que
nous respirons, de la quantité d’individus vivant dans un espace restreint,
dans des maisons infectes, et des vêtements aux coupes élégantes il est vrai,
mais mal préparés, trop légers, et par cela même non conformes à notre
organisme qui veut son entier développement sans être étriqués, serrés,
calfeutrés, comme nous les sommes avec nos tailleurs modernes.
Notre vie se passe dans la réglementation de tout notre
être, nous ne pouvons faire un pas, un geste, sans que cela soit calculé, pesé,
nous vivons comme des machines, boire, manger, dormir, faire l’amour, cela
s’exécute avec des précisions chronométriques, à telle heure, tel moment, alors
que dans la nature, tout être qui se meut, agit suivant sa pensée, son désir,
sa volonté, et satisfait ses besoins à l’instant précis où son instinct naturel
le porte vers cette satisfaction de son moi.
Pour aller plus loin :
Arnaud Baubérot, Histoire du
naturisme, le mythe du retour à la nature, Presses Universitaires de Rennes
Arnaud Baubérot, « Les Naturiens libertaires
ou le retour à l'anarchisme préhistorique », Mil neuf cent. Revue
d'histoire intellectuelle, vol. 31, no. 1, 2013, pp. 117-136.
25/03/2022

Le XXIe siècle est une époque de fausses grandes découvertes. On nous bassine à l’envi sur la nouvelle donne écologique, sur l’imminence apocalyptique et la fin du monde. En réalité, la catastrophe a toujours constitué le triste quotidien de celles et ceux qui n’avaient rien. L’histoire politique de la modernité est rythmée de soulèvements plus ou moins tus contre les conditions de vie indignes imposées par la dictature de l’économie et de la profitabilité. En voici un écho parmi d’autres. Publié en 1900 dans la Tribune Libre, il nous a touché en raison de l’actualité criante de ses propositions.
Henri Beylie (pseudonyme de Félix Beaulieu, 1870-1944), anarchiste antimilitariste, employé de banque puis comptable à Paris, se rapproche du Montmartre libertaire au milieu des années 1890, et plus particulièrement du mouvement naturien porté par Henri Zisly et Gravelle, s’intéressant à un « retour à l’état de nature ». En dépit de ses approximations historiques, la perspicacité de Beylie ne peut que nous paraître brutalement contemporaine. Mais là n’est pas l’essentiel, car il se trouve également dans ce programme de bifurcation les éléments d’une confiance renouvelée dans les capacités de la volonté, et dans l’abondance d’une vie où ne règne plus le faux manque.
Quoique nous passions pour des utopistes, pour des illuminés, aux yeux de ceux qui ont un puissant intérêt à ne pas vouloir nous comprendre, il n’en est pas moins vrai que nous avons touché dans ses bases les plus profondes l’état social actuel, et que l’ère d’harmonie et de bonheur que nous préconisions sera le véritable état, où l’humanité pourra librement évoluer et se développer en reprenant possession de la Nature d’où l’homme comme tout ce qui existe n’aurait jamais dû sortir.
Il faut être doué d’une forte dose de mensonge pour prétendre que les coutumes, préjugés, besoins de toutes sortes que nous nous sommes créés, sont absolument nécessaires à notre organisme vital, alors que tout dans la Nature, animaux et végétaux, se meuvent sans aucuns besoins que ceux essentiellement naturels, qui sont indispensables à la reproduction de leur espèce.
Il faudrait pourtant s’entendre, et ne pas jouer sur les mots. Est-il absolument utile pour que l’homme jouisse d’une santé robuste, d’un bonheur relatif, du contentement de son moi, d’être environné par un Progrès qui, forcément ne peut être créé qu’au détriment de la forte majorité de l’humanité ?
L’individu sensé répondra Non. En effet, à l’époque où les premiers habitants du globe, répandus sur la terre, se livraient aux plaisirs de la chasse, pour assurer leurs nourritures aux travaux d’agréments pour la bonne constitution de leur santé, il est évident qu’ils n’avaient nullement besoin pour se satisfaire de tout le luxe superflu qui nous environne de nos jours. S’en portaient-ils plus mal ? Cela leur enlevait-il la somme de jouissances dont ils avaient besoin ? Non, par cela même qu’ils ignoraient ce dont nous avons besoin pour satisfaire notre pauvre organisme bien affaibli.
Prenons comme point de comparaison, entre mille — car nous pourrions discuter point par point toute notre société —, ce qui a rapport aux éléments les plus nécessaires à la conservation de l’individu : la nourriture, le logement et le vêtement.
La Nature suffit-elle abondamment à la nourriture de l’homme ? Y a-t-il assez d’éléments nutritifs pour que dans chaque pays chaque être trouve sa pâture assurée ? Personne n’ignore que la France peut nourrir trois fois le nombre d’habitants qu’elle renferme, les plantes originaires du pays, les animaux qui la compose, suffiraient amplement à donner à chacun non seulement le nécessaire mais encore l’abondance qu’aucune société policée ne pourra nous procurer. Le libre développement de la reproduction animale nous est garant de la quantité de bétail qui subviendra à nos premiers besoins. Actuellement, la vente des animaux domestiqués, fournit en grande quantité le nécessaire de l’homme, mais comme le commerce et la spéculation s’emploient à qui mieux mieux pour nous procurer cette denrée, il en résulte que la basse classe, celle qui produit tout et ne récolte presque rien, se voit forcée de se contenter des morceaux de qualité inférieure et cela même à très petite quantité. La majeure partie des travailleurs ne se nourrit que de légumes, et ne voit de la viande que de temps à autre, ou, relativement chaque jour, dans une proportion très faible.
Quant au logement, je crois qu’il n’est pas absolument nécessaire de faire une longue démonstration. Les grands centres avec leurs casernes de six et sept étages, où sont empilés dans une atmosphère répugnante des centaines d’individus dans des taudis infects, sont encore un des progrès que le génie humain a conçu.
Alors que des espaces immenses de terrains sont à notre disposition pour que chacun puisse se construire son habitation dans des conditions d’hygiène et de bon goût, et cela suivant la variété de style et d’élégance propre à chaque individu.
Y a-t-il un seul être au monde qui ne désire avoir sa cabane, son trou, bien à lui ? Nous sommes les êtres de la création les mieux doués sous le rapport de l’intellect, et nous sommes bien inférieurs aux animaux qui se sont procurés le coin nécessaire à se reposer, à s’abriter avec leur progéniture.
Beau progrès, génie superbe, que celui qui force l’individu à se vendre pendant toute une existence pour louer quelques pouces de terrain impropre à reposer ses membres affaiblis et brisés par une vie de privations.
Je le répète, nous sommes au-dessous de l’animal, bien inférieure à lui, car ce qu’il se procure librement, à sa guise, nous ne l’acquérons que par le concours d’une vie de brute, par un travail impropre à notre conservation physique et morale.
Passons au vêtement, et voyons si la Nature a mis à disposition le nécessaire pour nous garantir de la saison froide. Dans notre belle civilisation, à l’époque où notre corps a besoin de se réchauffer, nous nous entourons de vêtements malsains, gênants, peu propres à nous mouvoir, qui sont les foyers de maladies contractées par les refroidissements qui nous guettent chaque jour. À l’époque où les anciens, dans une température chaude, douce, laissaient leurs membres se mouvoir à l’air pur de la pleine nature, il en résultait une activité musculaire, une richesse de sang, qui donnaient à leurs corps une souplesse, une légèreté et une résistance capable de surmonter les époques les plus froides. À ce moment, ils se vêtissaient alors de peaux, grossières il est vrai, mais chaudes, qui les garantissaient suffisamment.
Nous voyons cela de nos jours, chez l’individu dont l’exercice et le travail manuel s’exerce au plein air, alors que chez celui dont le travail consiste à s’enfermer, à ne se mouvoir que faiblement, il faut à ce dernier des vêtements en plus grande quantité pour réchauffer le sang qui ne circule que lentement, tandis que le premier au sang plus riche se contente d’un simple vêtement léger et se ressent bien moins de la température humide et froide. (…)
Nous pouvons affirmer que toutes les maladies dont notre belle civilisation se trouve infectée, proviennent de la nourriture insuffisante et malsaine, de l’agglomération des villes, de l’air empuanté que nous respirons, de la quantité d’individus vivant dans un espace restreint, dans des maisons infectes, et des vêtements aux coupes élégantes il est vrai, mais mal préparés, trop légers, et par cela même non conformes à notre organisme qui veut son entier développement sans être étriqués, serrés, calfeutrés, comme nous les sommes avec nos tailleurs modernes.
Notre vie se passe dans la réglementation de tout notre être, nous ne pouvons faire un pas, un geste, sans que cela soit calculé, pesé, nous vivons comme des machines, boire, manger, dormir, faire l’amour, cela s’exécute avec des précisions chronométriques, à telle heure, tel moment, alors que dans la nature, tout être qui se meut, agit suivant sa pensée, son désir, sa volonté, et satisfait ses besoins à l’instant précis où son instinct naturel le porte vers cette satisfaction de son moi.
Pour aller plus loin :
Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme, le mythe du retour à la nature, Presses Universitaires de Rennes
Arnaud Baubérot, « Les Naturiens libertaires ou le retour à l'anarchisme préhistorique », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle, vol. 31, no. 1, 2013, pp. 117-136.