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TOUS DEHORS







25/03/2022

Le traitement médiatique mainstream de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne nous convient pas. Las des grandes analyses géopolitiques, des débats à propos des rôles joués par l’OTAN, l’U.E. et le concert des nations en général, nous avons voulu expérimenter un nouveau format. Nous avons donc préféré prendre le temps de donner longuement la parole à A., un jeune ukrainien, étudiant en informatique, féru d’histoire, de pensée critique et passionné de révolution.

Bonjour, ravi de te retrouver pour la suite de notre entretien, peux-tu commencer par décrire la manière dont la situation a évolué depuis la semaine dernière ?

Alors que l'avancée russe a été temporairement stoppée dans tout le nord-est de l'Ukraine, certaines dynamiques qui restaient obscures jusque-là commencent à s’éclaircir.

Le gouvernement ukrainien va devoir compter sur des volontaires pour aider les réfugiés qui se trouvent encore dans le pays. Le manque d'hébergement n'est pas seulement dû à la surprise de l'invasion. Avec la déclaration de Volodymyr Zelensky selon laquelle un référendum national pourrait décider prochainement du sort de la Crimée et du Donbass, et l'intensification des efforts pour construire l'image d'une guerre réussie, les possibilités de règlement du conflit semblent encore plus sombres. Les forces russes ont interrompu leurs tentatives de prendre les grandes villes, optant plutôt pour la coupure des communications et l'encerclement des troupes à l’est. Les combats de rue à Marioupol sont une exception, et les destructions horribles, les morts civiles incalculables et les bombardements incessants des régions de Kharkiv et de Kiev témoignent du prix dramatique de n’importe quelle guerre d'usure.

Le gouvernement de Vladimir Poutine tente de restaurer une vision impériale du rôle de la Russie et cherche depuis une décennie à s'ériger en gendarme régional. Selon toi, dans quelle mesure les récents événements s'inscrivent-ils plus largement dans la politique extérieure russe à l'égard des pays de l'ancienne zone d'influence soviétique ?

Je ne pense pas qu'il y ait eu un véritable "rétablissement" de l'impérialisme russe. Évidemment, la Russie a perdu sa position de principal ennemi de l'Occident avec la fin de la guerre froide, mais sa dimension impériale s’est maintenue. Plutôt que de considérer l'effondrement de l'URSS comme une coupure radicale sur le plan économique et politique, je pense, au contraire, que l’on devrait l’envisager dans une continuité surprenante. Les Républiques soviétiques ne se sont pas seulement séparées sur la base des frontières fixées par l'URSS. Elles ont en même temps hérité et conservé les structures soviétiques, comme la gestion politique des minorités nationales et ethniques. Ainsi, des conflits liés aux langues minoritaires et plus largement à l’autonomie régionale ou à l’indépendantisme qui étaient autrefois canalisés par le dispositif politique d’un parti ultra-centralisé, ont en quelque sorte perdu leur arbitre. Alors que sous l’URSS, les problèmes étaient résolus par le recours à des relocalisations forcées, à la répression des droits culturels ou linguistiques et à de violentes répressions internes, les fragmentations contemporaines conduisent aujourd'hui à des guerres ouvertes entre des États indépendants.

Dès lors que l'on considère l'éclatement de l'URSS comme le résultat du lent développement de lignes de division internes à la structure de l'Union Soviétique même, l'absence de changement "révolutionnaire" ou de sursaut nationaliste dans les États post-soviétiques n'est plus surprenante. Suivant un processus qui s’est intensifié au cours des années 80-90 et l'année 1998 marquant un moment de rupture avec une crise économique en Russie qui a mis en faillite de nombreuses entreprises et a permis une plus grande pénétration des capitaux internationaux, l’ancienne autonomie au niveau des structures de l'État et du parti s'est reflétée dans des formes d’indépendance croissante au niveau des entreprises, à mesure que le marché se développait en contrepartie. L'organisation des entreprises et les formes d'exploitation se sont lentement adaptées au changement rapide des structures mondiales, la dissidence passant d'abord par les canaux bureaucratiques soviétiques établis, avant de descendre dans la rue avec la croissance des populations excédentaires, les entreprises se débarrassant de leurs réserves de main-d'œuvre pour réduire les coûts de production.

Nous observons deux formes d'impérialisme russe dans la région. Au Belarus et au Kazakhstan par exemple, la Russie entretient des relations amicales avec la classe dirigeante. Comme avec l’insurrection kazakh de janvier 2022, les forces armées russes peuvent y opérer directement pour mener des campagnes répressives. En revanche, la Russie adopte une attitude différente en Ukraine et en Géorgie. Ne voulant pas perdre des États proches et autrefois très bien intégrés, l’unité et la continuité même de la Russie avec ces États est devenue une question clé dans l’élaboration de sa politique extérieure. La Russie s’est donc engagée dans une guerre ouverte contre ces deux pays à mesure qu’ils réclamaient une totale indépendance. Par ailleurs, la crainte que les soulèvements ukrainiens puissent se traduire par des troubles en Russie a exacerbé le problème et servi d'excuse à l'invasion ukrainienne. L'oligarchie russe, qui s'appuie sur l'État pour bénéficier de ses monopoles dans l'extraction des matières premières et dans les secteurs de l'énergie, lorgne naturellement sur la possible mise en exploitation de toute la région. L'enjeu pour la classe dirigeante russe est de maintenir coûte que coûte ses objectifs en matière de domination politico-militariste en vue d’établir d'un empire économico-politique générateur de rentes et de profits pour ses élites d’ultra-riches.

Certes, la Russie doit être considérée comme une menace pour les démocraties occidentales, mais nous ne devrions pas non plus laisser les États-Unis s'en tirer à bon compte. Les politiques d’ouverture à l’économie de marché et d’ajustement libéral des années 1990 ont contribué à l'effondrement du niveau de vie dans les États post-soviétiques. Ces politiques ont en outre fait croître le ressentiment au sein des populations et renforcer de surcroît les penchants les plus réactionnaires dans la région. Si les États-Unis ont également contribué à l'augmentation des tensions avant l'invasion en cours, c’est parce qu’ils étaient aussi bien heureux d'avoir une nouvelle excuse pour augmenter leur budget militaire. Surtout, ne soyons pas dupes, l'histoire a montré que la quête de profit pouvait très bien s’accommoder de cette soi-disant « Russie orientale » et foncièrement anti-occidentale. Il suffit de se rappeler que, pendant la Première Guerre mondiale, la France et la Grande-Bretagne se sont joyeusement battus aux côtés d’un régime tsariste autocratique, mais qu’ils n’ont pas hésité à envoyer les forces expéditionnaires russes dans des camps dès que celles-ci ont commencé à organiser des comités de soldats au moment de la Révolution de 1917.

Après presque un mois de guerre, quel est l’état des relations entre le gouvernement ukrainien et les factions nationalistes ?

Il est clair que le gouvernement de Volodymyr Zelensky, qui a pourtant fait état de tendances "pro-russes" tout au long de sa présidence, tente de naviguer prudemment dans les eaux dangereuses des pourparlers de paix. Bien que les nationalistes et les nazis ne soient pas à la tête de l'État ukrainien et n'aient jamais bénéficié d'un soutien politique important, ils se sont fermement établis dans l'armée régulière et dans diverses milices. L'invasion russe étant actuellement le plus grand vecteur de popularisation du nationalisme ukrainien et les livraisons d’armes affluant de monde entier, dans le futur, les chefs des milices pourraient être prêts à tester leur pouvoir si Zelensky venait à faiblir.

La relation entre le nationalisme et l'État ukrainien est toutefois plus complexe. Comme tout État-nation, il tente de concilier des récits historiques contradictoires et veut rejeter toute opposition sur le plan de la démocratie en la dépolitisant. Cela finit par réduire toute singularité historique au grand récit d'une nation unie, enfin libérée de l'éternel Empire russe, sans que l'on s'interroge sur la radicalité de la « libération » en question. Bohdan Khmelnytsky, Simon Petliura et Stepan Bandera coexistent ainsi avec l'image d'Ukrainiens libérant les camps de concentration [NDLR ces derniers sont des figures clés du nationalisme ukrainien, et chacun d'eux a perpétré des pogroms anti-juifs]. Défendre uniquement le versant libéral de cet État est impossible car son maintien nécessitera la violence fasciste dès que l'ordre se verra réellement menacé. Ces derniers jours, on voit même comment la démocratie peut être rapidement suspendue et des partis interdits pour renforcer l’unité nationale dans les efforts de mobilisation.

De plus, la stagnation économique a pour effet d’intensifier une violence exacerbée à laquelle peut se mêler un certain sadisme social. On a vu récemment des pillards être déshabillés, puis attachés à des poteaux téléphoniques en guise de punition immédiate. Le gouvernement voulant par-là s’assurer la bonne santé économique de la nation, n’a pas hésité tout bonnement à suspendre « temporairement » les droits du travail. Mais encore plus, l’usage d’une langue non ukrainienne peut aujourd’hui suffire à vous rendre suspect aux yeux des « défenseurs » du corps national.

Contre l'histoire nationaliste, ma conception n'est pas celle de l'empathie pour la muséification des luttes passées. Elle n'est pas non plus motivée par la curiosité ou la recherche de parallèles à tout prix. Le seul parallèle entre nous et les personnes que l’État a jeté aux oubliettes de l’histoire, c’est que nous nous battons toujours pour un monde à venir et notamment contre le monde tel qu’il actuellement configuré. Tout mouvement social le remettant en question devra faire exploser les contradictions qui assurent en même temps la bonne marche de la société civile ukrainienne.

Quelles pourraient être les modalités d'une politique qui refuse autant l'autoritarisme russe que la dictature de l'économie venue de l'Ouest ? Dans les années à venir, une telle position pourrait-elle être entendue en Ukraine et partagée en masse ?

Sans abandonner la position "pas de guerre sauf la guerre de classe", il peut être difficile d'envisager une stratégie plus large que les efforts de secours immédiats. La situation à laquelle nous faisons face actuellement est très complexe et l'absence quasi-totale de réseaux de solidarité révolutionnaire en Ukraine réduit considérablement le nombre d'options sur le terrain. Parfois, se porter volontaire pour combattre peut être une option plus sûre que de continuer à se terrer. C'est pourquoi j'apprécie que des révolutionnaires d’ici et d’ailleurs partagent leurs débats sur cette question et que nombre de groupes hétéroclites comprennent l'importance de véritables actions de solidarité au niveau international.

En voulant élaborer une stratégie cohérente, on pourrait être tenté de reporter la lutte à des temps plus paisibles. En effet, beaucoup de choses dépendent de l'issue prochaine du conflit et il est encore difficile de prévoir si l'Ukraine a la possibilité de devenir un État "neutre" ou si nous ne sommes qu'au début d'une longue guerre d'usure. Il est néanmoins de plus en plus évident que les conséquences de la guerre seront internationales. Tout juste deux ans après le début de l’épidémie de Covid-19, les pays du Sud s’apprêtent à subir un nouveau coup dur au niveau de leur sécurité alimentaire. Cependant, nous ne devrions pas succomber à un binarisme paix-guerre qui, au final, ne sert qu'à défendre les gouvernements et leurs cortèges de déclarations d’État d'urgence. Avant l’invasion russe, la guerre prolongée du Donbass a été utilisée pour justifier l'absence d'action contre la montée des forces réactionnaires dans le pays. La volonté actuelle de l'État ukrainien de supprimer toute dissidence politique interne en déclarant toute forme de contestation du statu quo comme "pro-russe" montre que les choses vont toujours dans ce sens. Nous n’avons pas les moyens d’attendre un capitalisme démocratique et stable. Nous devons nous adapter à la catastrophe et chercher des moyens d’endiguer sa prolifération ici et maintenant.

Nous ne pouvons pas continuer à analyser la situation en nous contentant de considérer uniquement les symboles et les slogans, en ne voyant le fascisme que lorsqu'il porte une croix gammée ou encore en faisant l’éloge de certaines brigades parce qu’elles arborent des drapeaux noirs. Dans le premier cas, certains pourraient être motivés par une incapacité à voir le fascisme comme une composante nécessaire des techniques de gouvernement libérales, dans le second, par le désir d'un sujet révolutionnaire stable et pur. Un sujet déjà conscient ne peut pas se former, même si certains tentent de contourner le problème de la composition en proclamant la venue du Messie dans la percée de luttes sans revendication, alors que d'autres espèrent encore voir surgir une hégémonie démocratique révolutionnaire sur les bases politiques du XXe siècle. Les révolutionnaires ne représentent encore qu'une goutte d'eau dans l'océan porté par chaque soulèvement. Notre tâche présente tient aussi au fait de faire en sorte que nos faiblesses deviennent des forces au cours des prochaines insurrections qui surgiront.

Au-delà de la simple acceptation et de l'installation de tous les réfugiés, nous devons construire des structures de solidarité sur le long terme. Seules ces dernières nous permettront de nous préparer aux prochaines crises alimentaires et climatiques. Nous devons obstinément refuser la militarisation des pays du Nord. Les réactions de l’establishment politique ne seront pas les mêmes quand leurs armes s’abattront sur des réfugiés qui n’ont pas nos chères têtes blondes d’Ukrainiens. Néanmoins, saboter des livraisons d'armes à l'Ukraine serait toutefois largement contre-productif car la possibilité que la Russie mette un jour un terme à cette guerre dépend de la capacité de l'armée ukrainienne à continuer à se défendre. Nous devrions plutôt soutenir les désertions massives et les mutineries dans tous les camps car c'est le seul moyen réaliste de mettre fin à toute forme d’escalade guerrière. Nous devrions aussi agir de manière réaliste contre un gouvernement ukrainien qui veut construire l'image d'une campagne réussie : cette guerre est ingagnable et chaque minute de déni tue de plus en plus de gens. Les proclamations patriotiques n'aident pas les soldats nouvellement enrôlés, ni les personnes qui ne peuvent pas évacuer des villes encerclées et bombardées alors que les autorités assurent qu'elles "ne tomberont jamais."

Au lieu de célébrer la formation d'une sotnia [brigade] d'autodéfense "révolutionnaire" comme réactualisation moderne du mythe de la Sich Zaporogue [un État militariste cosaque] du XVIIIe siècle, nous devrions nous interroger sur le fétichisme du militantisme parmi nos camarades. Former un gang de rue masculin centré sur le mythe de la violence n'est pas le seul moyen de combattre le fascisme et combattre dans l'armée régulière n'est certainement pas le moyen le plus adéquat pour mettre l'État hors d’état de nuire. Lorsqu’un événement éclate, nous devons nous opposer à ceux qui tentent de transformer une insurrection en une affaire "sérieuse" et encore plus à tous ceux qui voudraient perpétuer le régime de la propriété privée et de la division des sexes. Par ailleurs, afin de ne pas soutenir aveuglément des mouvements qui se présentent comme "antipolitiques", nous devons faire le tri entre les possibles stratégies qui émergent car les barricades, les cocktails Molotov et les occupations ne sont pas révolutionnaires en soi. Tenter de "convaincre" les mouvements réactionnaires pour les corriger et récupérer des récits nationalistes peuvent mener à des impasses. Historiquement, pour se défendre contre les invasion étrangères, les cosaques zaporogues du XVIIe siècle, élément central du récit national ukrainien, ont établi une communauté de guerriers exclusivement masculine. Essayer de modeler nos organisation révolutionnaires sur cette histoire ne mènera qu’à l’exacerbation du fossé entre les sexes. Nous sommes donc évidemment plus intéressés par la construction de communautés ouvertes qui luttent contre les divisions du présent. Le succès d'un mouvement anti-guerre en Ukraine dépend de notre capacité à échapper aux pièges nationalistes de l'organisation et à résister à toutes les formes de répression.

Vous pouvez retrouver la première partie de cet entretien de cet entretien ici : Lettres d’Ukraine, partie 1.