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30/05/2022
Traduction réalisée par C.C. et M.K.
L'origine
exacte du texte que nous
traduisons aujourd'hui est
difficile à situer. Il semble qu'il ait été en premier lieu posté le 1er juin 2021 sur WeChat (une application de messagerie populaire en Chine), puis
partagé sur des plateformes en langue chinoise qui échappent au contrôle du
Parti communiste chinois (PCC) . Bien que sa source soit difficilement
identifiable et que son auteur·rice demeure anonyme, il est important de comprendre
le contexte dans lequel il est apparu.
Écrasé par la
culture de travail du "996", [nom donné à
la journée de travail moyenne chinoise qui dure de 9h à 21h, 6 jours par semaine], Luo Huazhong a
pris la décision radicale de déserter. Dans une série de publications rapidement
censurées sur les
réseaux sociaux, Luo Huazhong (dont le pseudonyme signifie "Voyageur
au coeur tendre")
a décrit les contours d'un autre type de vie qu'il a appelé le
Tangping. Terme métaphorique qui signifie
s'allonger et laisser les gens se moquer, le Tangping décrit une forme de vie
centrée sur le refus d'être esclave de l'ordre économique. Il s'oppose aux
"ciboules" qui, dans le langage de l'internet chinois, désignent ces
personne qui s'épuisent au travail et perdent leur vie à la gagner.
Le mode de vie Tangping correspond
à une culture du voyage et de la désertion, qui consiste à passer le moins de temps
possible au travail. Sur les
réseaux chinois, le hasthag sert à raconter comment,
plutôt que de s'épuiser à répondre aux impératifs de la culture dominante et de
consommer, on peut éviter
de se tuer au travail. Luo Huazhong a, par
exemple, constaté qu'un régime alimentaire abordable et des conditions de vie modestes lui étaient plus
que suffisants, car ils lui laissaient le temps de s'adonner à d'autres
activités plus intéressantes, comme faire du vélo du Sichuan au Tibet, de l'alpinisme et
lire des ouvrages de philosophie.
Depuis avril
2021, date à laquelle son manifeste a été publié en ligne puis censuré sur tous les réseaux sociaux chinois, le Tangping s'est
rapidement répandu pour devenir une sorte de sujet brûlant dans la
culture chinoise. Évidemment, le Parti Communiste
Chinois s'est empressé
de le récuser, le disqualifiant comme bourgeois
ou nihiliste. Mais la censure n'a pas suffi à l'enterrer complètement, si bien
que les médias d'État se sont à leur
tour emparés du
sujet.
Le manifeste
est très vite devenu viral - ce qui lui a
permis d'esquiver la censure. L'auteur du
manifeste, Luo Huazhong,
n'est ni le leader du
mouvement, ni un nouveau messie. Il a simplement été le premier à publier le
manifeste sur les réseaux sociaux chinois. Les auteur·rices de cet
article sont eux·elles-mêmes des Tangpingistes vivant en France.
1. Le grand refus
Certain·es jeunes,
écoeuré·es par ce qui
se déroule autour d’eux·elles, vont de l'avant. Plutôt que de se laisser
écraser par une vie sinistre, ils·elles font le choix de se laisser porter par
leur instinct. Leur attitude ne révèle pas une conception renouvelée du repos,
du sommeil, de la maladie et de la mort, mais constitue un refus de l’ordre du
temps lui-même.
L'appel du XXe siècle qui
aspirait à convertir toute
vie en énergie combustible, qui poussait autrefois si violemment ses citoyens à aller de l'avant, n'est plus qu'une
mouche irritante qui bourdonne à nos oreilles. Voici poindre une époque dans laquelle une
ancienne magie échoue dans sa visée alors qu'une autre revient à la vie.
En réalité,
sans ce récent rappel des Tangpingistes, nous serions presque sur le point d'oublier ce que le mot « justice » signifie. De
la même manière que les salarié·es exploité·es tentent de récupérer le temps qu'ils·elles ont
perdu à travailler en pratiquant
le toucher de
poissons[1], les
Tangpingistes empruntent le chemin du refus. Ils·elles exigent
des compensations pour tous les préjudices qu'ils·elles ont subi dans le passé. L'adoption
du Tangping
requiert une réduction des besoins afin survivre en consommant le moins
possible, ceci dans le but de travailler le moins possible. Il traduit
un désir plus large, qui traverse toute la société : celui de
se réapproprier le temps et l'espace - de sorte que la position couchée
devienne une pratique répandue.
Confronté·es au Tangping, les
ancien·nes et les
nouveaux·elles aristocrates
ont craint de perdre leurs privilèges. Ils·elles ont d'ailleurs toutes les raisons de
paniquer devant cette idée iconoclaste qui voudrait abattre le travail comme la
peste, et contre laquelle il n'existe à l'heure actuelle aucun remède. Plutôt que de
reconnaître cette philosophie qui croît à un rythme soutenu comme le reflet de
l'état d'esprit des gens par rapport à
un certain nombre de questions réelles, ils·elles ont
préféré la décrier comme l'œuvre de forces hostiles. Leur réaction est
évidemment logique, car dans le passé, les gens d'ici ont toujours été parmi
les producteur·rices les plus exemplaires de la planète. Peu
d'autres usines sociales dans le monde sont capables de fabriquer des machines
qui fonctionnent aussi bien, sans faire le moindre bruit, comme si la machine
elle-même était une sorte de vide, sans aucune friction. Comme si le peuple
lui-même était un vide et que la nation chinoise était une forme de réalité
miraculeusement arrachée au vide.
La
condamnation des Tangpingistes a d’ores et déjà commencé. Toutefois, ces dénonciations sont si plates
et sans vie qu'elles n'ont pas encore permis de relever ceux·celles qui s’étaient
déjà couché·es. Ceux·celles qui
prétendent que les Tangpingistes forment une bande de fainéant·es et de
mendiant·es sans âme
devraient au moins réfléchir à la déclaration suivante. Ne croyez pas
qu'il soit facile de s'allonger. Bien au contraire, à partir du moment où ils·elles se sont
allongé·es, les
Tangpingistes avaient déjà quitté ce pays. Non seulement ils·elles constituent
un nouveau groupe ethnique, mais la terre sur laquelle ils·elles sont
couché·es se détache
complètement du vieux pays. Si cette nouvelle réalité ne veut pas être
perturbée, ne devrait-elle pas n'avoir aucun rapport avec la souveraineté et le
droit de propriété ? Le corps n'a aucun lien avec la possession et la
distribution, et la terre se désintéresse de la gestion et de la gouvernance.
Le tangpingisme radical marque un rejet complet de l'ordre actuel et les
Tangpingistes se moquent bien des institutions. Au demeurant, ils sont
indifférent·es à toute
forme d'éloge ou de critique.
Il suffirait
de faire pivoter le monde de 90 degrés pour que les gens découvrent cette
vérité tacite : celui qui est couché est debout, et celui qui est debout rampe.
Cette secrète vision du monde constitue un obstacle insurmontable entre les
Tangpingistes et les
citoyen·nes. Tant que le
monde n'aura pas été entièrement mis sens dessus dessous, les Tangpingistes
n'auront aucune raison de revoir leur posture.
2. Les "compagnon·es de voyage" des Tangpingistes
Cependant, ne
pensez pas un seul instant qu'il existe un tangpingisme uniforme. En effet, la
première personne à se réclamer du tangpingisme n'aurait jamais pu imaginer qu'elle
provoquerait l'apparition d'un tel mouvement diffus.
Le
tangpingisme est soutenu avec un si grand enthousiasme que même celles et ceux
qui se sentent menacé·es par
celui-ci doivent prétendre qu'ils·elles comprennent les partisan·es de ce mode
de vie. Comment pourrait-il y avoir de véritables compagnon·es de route
parmi ces personnes ? Celles et ceux
qui sont les premier·ères à se manifester ne font que mimer la rhétorique du tangpingisme pour
continuer à ramper. Quelle autre façon de traiter avec ces "compagnon·es de
route" tangpingistes que de leur jeter des excréments à la
figure ?
Les premier·ères à pointer le
bout de leur nez ont été certain·es honorables Tangyingistes [NDT. Tangying est
un terme lui aussi issu de l'argot des réseaux sociaux chinois qui signifie
quelque chose comme "gagner sans même essayer". Les Tangyingistes
sont considérés comme des gens qui sont nourris à la petite cuillère, vivent
dans le luxe et l’opulence, à la manière d’un empereur romain allongé dans son
fauteuil, nourri et soigné par ses esclaves]. Ces aristocrates qui se déplacent
de demeures en demeures au volant de leur BMW prétendent que le Tangpingisme
illustrerait la supériorité de l'ordre auquel ils·elles adhèrent. Mais au sein du système actuel,
qui d'autre s'est étendu de tout son long [Tangping] avant eux·elles ? C'est
ce qui donne à leur voix toute sa puissance. Tirant cette conclusion de leur
propre vie, ils·elles considèrent le Tangping comme une forme
d'hédonisme basée sur l'abondance matérielle. Plus le pays sera riche, plus des
vagabond·es oisif·ves pourront
être entretenu·es. Par conséquent, "dans un tel pays,
le Tangping est
essentiellement une sorte de Tangying". Il serait plus correct de
renverser cette phrase : s'il n'y a jamais eu de Tangying
(s’allonger de tout son long pour gagner), pourquoi les gens poursuivent-ils le Tangping
(s’allonger de tout son long en vue d’égaliser) ?
Il existe une
autre catégorie de Tangyingistes qui sont plus fourbes. En s'accomodant de la
rhétorique de la "liberté de Tangping", ils·elles ont
réussi à reconditionner un discours populaire en slogans publicitaires afin de
vendre des produits financiers . Quoi de plus accrocheur que de chercher à
obtenir quelque chose sans rien faire en cette époque de surmenage ?
"Faites fructifier votre argent en restant couché", disent-ils. Les
Tangpingistes leur ont pourtant bien fait sentir que leurs espoirs de les
changer étaient malvenus. Dans le passé, lorsqu'ils·elles ne
faisaient qu'accomplir les tâches qui leur étaient confiées par l'ordre
dominant, ils·elles avaient l'impression que des dettes les
attendaient toujours quelque part, comme s'ils·elles ne vivaient que que pour les rembourser, comme si la vie elle-même nous endettait -
mais qui produit cette forme de dette ? C'est lorsqu'ils·elles ont
adopté une position tangpingiste radicale contre ce racket
systématique qu'ils·elles ont eu le sentiment d'avoir trouvé la
bonne porte de sortie. Là réside la forme de liberté que les Tangpingistes ont su
trouver.
Il y aussi des
Tangpingistes dits
"modéré·es". Ils·elles suivent
le pas des personnes honorables, comme s'ils·elles avaient peur de manquer quelque chose.
Mais en tant que médiocres figures sans visage, quelle influence peuvent-ils·elles avoir ?
Pour eux·elles, l'essence du
Tangpingisme n'est donc pas le Tangping, mais plutôt le fait de ne pas
transgresser ou de faire des choses qui dépassent le cadre des capacités d'un
individu. - Tant que la culture dominante existe, comment peut-on continuer à
être compétitif·ve ? - Il y a donc un appel à se replier
sur un Tangpingisme rural. Nous pouvons également comprendre que face au
jugement du bureaucrate, la figure du·de la " radical·e "
couché·e de tout
son long à côté d'eux·elles les a fait trembler plus que celle du
juge. À ce moment-là, tout leur discours était simplement : "Monseigneur,
je ne demande qu'à avoir le droit de me lever au bon moment (comme un
serviteur)". Cependant,
même ces mots ont été prononcés à genoux. Comment pouvons-nous distinguer ce
genre de Tangping vulgaire à genoux (mentir à la paix) de la philosophie
actuelle de la domination ?
Ensuite vinrent
les économistes qui voulaient analyser la "rationalité" du
Tangpingisme. Contrairement aux vieux mandarins qui le critiquent comme une
source potentielle de désastres pour le pays et son peuple, ces
économistes se sont montrés beaucoup plus optimistes. Selon eux·elles, dans tous
les pays riches, un certain segment de la jeunesse désire une certaine forme de
tangpingisme. Face à cette involution[5], il n'y a pas de meilleure solution
que le Tangping. C'est aussi la solution la plus naturelle - mais n'est-ce pas
la propre théorie des Tangpingistes ? Cependant, cet
optimisme des économistes veut que
lorsque davantage de personnes se retireront volontairement de la compétition
sur le marché du travail et choisiront le Tangping, la force de travail totale
diminuera en retour, ce qui donnera aux travailleur·euses restant·es plus de
pouvoir de négociation et améliorera les salaires moyens. Cette hypothèse
prétent que la cause fondamentale de l'involution est une offre d'emploi
excédentaire sur le marché du travail. Bien que l'involution réduise également
la demande des consommateur·rices à court terme, ils·elles pensent
qu'à moyen et long terme, un équilibre du marché émergera sûrement.
Le problème
ici est que les économistes ne considèrent le Tangping que comme un
résultat "naturel" de la concurrence sur le marché, tandis que
l'involution est davantage le résultat d'une population en surplus que d'une
idéologie nationale compétitive - il s'agit simplement d'une reformulation plus
contemporaine des théories malthusiennes de la population. Pour eux·elles, heureusement
que le marché résoudra toujours tout. Leur compréhension du Tangping le pose
comme l'élément dynamique de la régulation spontanée de l'ordre dominant. Dès
lors, qui pourrait d’avantage contribuer davantage à cette société que les
Tangpingistes ?
En réalité, les
économistes sont bien conscient·es de la situation de ceux·celles qui
désertent de leur plein gré. Ces Tangpingistes naturel·les
("manque d'orientation théorique") ont toujours été considéré·es comme la
classe la plus basse lors des inspections régulières du marché du travail. Les
principales économies du monde capitaliste d'aujourd'hui cultivent toutes un
système de gig economy en pleine expansion. Si les Tangpingistes y ont
apporté la plus grande contribution, l'implication ici est que ce sont eux·elles qui ont
fait les sacrifices nécessaires à la pérennité de l'ordre. Ici, les mollasson·nes à genoux que
nous avons mentionné·es vont se réjouir. Car, puisque les Tangpingistes radicaux·les sont une
bande de saint·es sans méfiance, il est effectivement plus
profitable de s'agenouiller et d'attendre. Mais ces économistes ne leur diront
pas la décevante vérité : en l'absence de travail démocratique, un
Tangpingisme, capturé par la gig economy, non seulement ne parviendra
pas à faire augmenter les salaires, mais pourrait de surcroit conduire à une
nouvelle extension des heures de travail.
Contrairement
à la plupart de ceux·celles qui se concentrent sur la question de
l'involution, les technocrates prêchant la crise par l'automatisation insistent
sur le fait que la diffusion de nouvelles technologies va rapidement remplacer
le travail humain. Il sera alors trop tard pour faire face à une vague de
chômage. Par conséquent, le Tangping leur apparaît comme une répétition
générale quant aux crises que produirait une automatisation du
travail à grande échelle. Une fois la crise arrivée, la société devra
satisfaire, sans conditions, les besoins vitaux de celles·ceux qui
pratiquent le Tangping. Si le Tangpingisme signifiait l'abolition du travail,
alors l'accélérationnisme pourrait lui offrir un tel cadeau. Mais pour
l'instant, le Tangpingisme est encore trop en avance sur son temps. Comme le
disent souvent les membres du Parti, une idéologie sociale n'est compatible
qu'avec le mode de production de son temps (ici, il s'agit de la technologie
comme principale force productive). Qu'y a-t-il à craindre d'une telle
idéologie étouffée par la réalité ?
Mais de tels
arguments ignorent précisément le fait que le Tangpingisme
était à l'origine une réaction à l'accélérationnisme. Les accélérationnistes ne
fournissent aucune explication quant au fait que les dernières décennies de
constant progrès technologique n'ont paradoxalement conduit à aucune réduction
du temps de travail. C'est pourquoi les Tangpingistes ne croient pas au messie
de la technologie, ni à la possibilité de créer une société alternative au sein
du système technologique hégémonique actuel. Ils·elles affirment plutôt, en termes pratiques, que si
le travail est aboli, cela doit se produire sans médiation, une fois pour
toute, ou alors nous ne pourrons jamais l'abolir.
3. Le dilemme des Tangpingistes
En voulant
débattre avec tout un tas de "compagnon·es de route", les Tangpingistes exposent
aussi leur véritable dilemme. En effet, tant
que le·la Tangpingiste
adhère encore à une approche individualiste de l'agir, il·elle est le
plus souvent contraint·e à un cycle qui alterne entre ascétisme
et exploitation au travail. En effet, minimiser le désir pendant l'étape
de l'ascétisme nous aide à minimiser également l'exploitation. Mais, voici la
réalité que les économistes tentent de nous dissimuler : il
s'agit d'une technique de gouvernement pas si nouvelle qui veut encadrer
l'excédent relatif de la population en lui offrant la fausse alternative
suivante : être "sans emploi" et n'avoir aucun revenu ou bien
accepter des "petits boulots" sans droits ni garanties. Notez
comment cette alternative est prisonnière de la logique de la production
capitaliste. Celles et ceux qui ont activement fait défection au
Tangpingisme ont soit continué à reproduire cette condition oppressive, soit
continué à l'accepter, soit les deux. Depuis l'époque de Marx, cette fausse
alternative est un moyen important d'entraver
l'augmentation des salaires des travailleur·euses. Il l'appelait d'ailleurs "l'armée de
réserve industrielle".
L'aspect
gênant d'un Tangpingisme atomisé est que, manquant d'une voie pour être
pratiqué à grande échelle, il peut périr dans la morosité. Plus on le
comprend, moins on en a besoin - on y est contraint, exclu de l'ordre dominant,
et on n'a rien à abandonner. Et plus on en a besoin, plus on résiste à sa
véritable signification - pour eux·elles, il y a toujours eu trop d'ordre, trop de
choses à abandonner. Pensez à ceux·celles qui sont pris dans les logiques du
mariage et de la famille, à ceux·celles qui ont des enfants, à ceux·celles qui
cherchent un sens dans les évaluations d'emploi et la moyenne générale, à ceux·celles qui
remboursent leurs crédits... Si les Tangpingistes se sont fait tant d'ennemi·es, comment
peut-on espérer que l'ordre dominant les laisse tranquilles ?
Alors, que
faut-il penser d'un Tangpingisme reclus et replié sur lui-même ? Lorsque les
Tangpingistes ont attiré l'attention pour la première fois sur les médias
sociaux, ils·elles étaient
présenté·es comme tel·les : ils·elles avaient
épuisé leur énergie sociale avec un boulot inhumain, alors ils·elles s'enfermaient
dans une maison de location bon marché et ne troublaient pas le monde
extérieur. Ils·elles ne semblaient pas réaliser que ce qui
les confinait dans une bicoque de quelques mètres carrés faisait en soi partie
de l'ordre qu'ils·elles tentaient de refuser. Mais que
pouvait-on y faire ? N'avaient-ils·elles pas déjà poussé ce credo du Tangpingisme
radical aussi loin qu'il pouvait aller ?
Pensons un
instant à Diogène, cet antique philosophe. Lorsque ce philosophe était allongé
dans son tonneau et regardait le monde, il ne semblait pas isolé. Il n'hésitait
pas à défendre ses idées auprès des passant·es. et avait sciemment choisi de placer son
tonneau de bois sur une des routes les plus prospères de Grèce. Il était
pauvre, mais plein de vie. Durant la journée, il éclairait le visage des
passants avec une lanterne, soi-disant à la recherche de l'homme véritable. Il
n'hésitait pas à marcher sur le beau tapis de la maison de Platon, affirmant
ainsi qu'il marchait sur la pauvre vanité d'un idéaliste. Il allait à
contre-courant de la foule à la sortie d'un théâtre et, lorsqu'on lui demandait
pourquoi, il affirmait simplement : "C'est ce que j'ai fait toute ma
vie". Enfin surtout, lorsque son tonneau de bois fut écrasé par des sabots
de fer, les gens s'empressèrent de lui en fabriquer un autre.
Peu de gens
envisagent que l'ordre dans lequel nous vivons aujourd'hui est plus généralisé
et indestructible que celui du modèle d'une cité-État esclavagiste comme l'antique
Athènes. Et qui attendons-nous pour sauver nos tonneaux en ruine ? Si nous
rejetons l'ordre qui emprisonne la plupart d'entre nous, mais que nous laissons
derrière nous l'ordre qui nous sépare, nous divise et nous empêche de nous
aimer sincèrement, qu'avons-nous à refuser ?
4. Les allié·es des Tangpingistes
Le monde
d’aujourd’hui est dur. Afin de sortir le Tangpingisme de sa situation
difficile, et afin de réaliser le grand rejet de l’ordre actuel, il peut avoir
besoin d’une autre orientation que celle de
la désertion individuelle.
En fait, une
conception générale du Tangpingisme de masse serait radicale par nature. Le
Tangpingisme n’appelle pas à la reconfiguration d’un certain lien social générique,
mais de chaque lien particulier. Le Tangpingisme n’advient pas dans la
désagrégation d’une certaine classe sociale et d’une certaine communauté d’identité,
mais dans celle de l’ensemble de la classe laborieuse. Il cherche à lier le
refus d’aller à l’école à celui d’aller au travail, d’avoir des enfants,
d’avoir une famille, possédant ainsi naturellement le potentiel de lier toute
une génération d’individus qui sont pour la plupart opprimé·es par l’ordre
actuel. Il tente de contacter toutes celles et ceux qui refusent la coercition
et l’obéissance, hommes et femmes, travailleur·euses, chômeur·euses,
citoyen·nes, paysan·nes, nomades, casseur·euses, étudiant·es, intellectuel·les,
hétérosexuel·les, homosexuel·les et autres personnes queer, vagabond·es et
retraité·es… quelle autre idée pourrait silencieusement créer les affinités
secrètes nécessaires pour préparer le terrain à la grève générale ?
Les allié·es que nous voulons contacter sont :
a.
Les femmes et les personnes queer. Nous rejetons le mariage, la famille, et
toute relation sexuelle qui conduit à des relations opprimantes,
discriminatoires et inégales. Nous refusons de nous reproduire pour le maintien
du patriarcat.
b.
Les travailleur·euses (qu’ils et elles soient à temps plein, vivent de petits
boulots, ou soient au chômage). Nous rejetons les conditions de travail qui engendrent exploitation et aliénation. Nous
refusons de céder une quelconque valeur aux gestionnaires bureaucratiques
et aux capitalistes.
c.
Les paysan·nes et les nomades. Nous refusons d’être assimilé·es à un ordre
moderne imposé. Nous rejetons le pillage économique et l’extermination
culturelle. Nous luttons contre la catastrophe environnementale. Nous rejetons
les migrations forcées.
d.
Les étudiant·es et les intellectuel·les. Nous rejetons la production
intellectuelle et culturelle des idéologies dominantes. Nous rejetons leur
monopole sur le savoir.
e.
Les jeunes, les citoyen·nes, les sans-abri, et les chômeur·euses. Nous rejetons
les loyers élevés et les prix des logements. Nous refusons de payer des prêts et des intérêts pour nous
loger.
f.
Les personnes âgées. Nous refusons de retarder le départ à la retraite. Nous
refusons les soins médicaux trop chers. Nous refusons d’être apathiques et
négligé·es.
g.
Les autres théoricien·nes et activistes qui prônent un changement radical
plutôt qu’un ordre conservateur. Par exemple certain·es marxistes,
anarchistes, féministes, écologistes, communalistes…
5. Des
communautés alternatives autonomes
Le
Tangpingisme radical se manifeste non seulement dans le fait de tendre la main
à une grande diversité d’allié·es, mais aussi dans l'entraide mutuelle,
dans les relations communales et dans le fait de se connecter à ces régions
alternatives autonomes qui ont existé ou qui existent. Sans les tentatives de
ces pionnier·ères, les Tangpingistes n’auraient pas de base pour réaliser leur
vision.
Un·e
Tangpingiste constitue la plus petite unité autonome qui soit, et son corps est une
zone hors de contrôle qui se laisse dériver. A chaque occasion, dans chaque
situation, qu’il s’agisse de travail, de divertissement, de cours, de repas, de
deuil, de mariages, les Tangpingistes pratiquent leur propre rituel, le
Tangping. Quelle que soit la personne ou l’entité à laquelle ils et elles font
face – chef·fe, patron·ne, commandant·e de division, billets de banque,
médailles, drapeaux nationaux -, les Tangpingistes sont loyaux·les à leur
propre qualificatif, qui est le Tangping.
Les
Tangpingistes inventent leur propres fêtes. Au cœur de celles-ci, ils ne
célèbrent ni les récoltes, ni la victoire. Ils et elles s’allongent
sur les autoroutes où le trafic circule, dans les usines où les machines
tournent et où les corps s'engourdissent. Ils·elles ne dépensent ni ne se font
plaisir. Ils·elles s’allongent dans les centres commerciaux qui font office
d’églises contemporaines, dans les palais majestueux ou les bâtiments les plus modernes. Au milieu de telles
célébrations, ce n’est pas à eux·elles-mêmes qu’ils·elles donnent davantage de
loisirs, mais aux autres. Ils et elles n’ont pas construit ces abris pour
eux·elles-mêmes, mais pour tous·tes les opprimé·es.
Pour celles et
ceux qui pratiquent le principe de l’autonomie alternative d’une autre manière,
qu’ils et elles luttent contre un ordre écrasant, qu’ils et elles se cachent en
haut de montagnes ou dans des jungles auxquelles personne ne fait attention, qu’ils
et elles se retirent aux frontières ou dans les coins de ce monde, qu’ils et
elles se tiennent au centre de places bruyantes et animées… les Tangpingistes
essaient de tirer de leurs tentatives inspiration et illumination. Nous sommes
reconnaissant·es envers les pionnier·ères suivant·es : les anarchistes et
les marxistes qui
fondèrent la Commune de Paris, les travailleur·euses qui prirent le contrôle
des usines pendant la guerre d’Espagne, les esclaves évadé·es qui constituèrent
des communautés marronnes dans le grand marais lugubre aux États-Unis, les
sans-abris, les artistes, les étudiant·es et les personnes queer qui occupèrent
des maisons à Berlin, les Zapatistes autonomes du Chiapas au Mexique, les
femmes qui combattirent le patriarcat et organisèrent les coopératives au
Kurdistan syrien…
Par l’entraide mutuelle
et l’auto-détermination, les Tangpingistes vont aussi construire leurs propres
communautés. Nous cherchons une alternative à l’ordre de l’excès qui est centré
sur la production et l’expansion. Nous cherchons le Tangping à tout moment,
partout. Nous cherchons à construire des abris sur des terrains déserts et
vacants sans être expulsé·es. Nous cherchons des infrastructures, une
conception spatiale et un aménagement urbain à des fins de loisirs et de jeux.
Nous cherchons une économie du don et de la réciprocité enfin libérée
de l’exploitation. Nous cherchons une gouvernance collective, faite de
démocratie directe et d'égalité entre
les hommes et les femmes. Nous
cherchons à défendre la propriété collective. Nous cherchons à taxer nos
collecteur·rices de loyers et nos propriétaires pour qu’ils·elles nous rendent enfin ce
qu’ils nous ont volé par le passé. Nous cherchons à créer un
grand atelier qui réparera les tonneaux. Nous cherchons des technologies qui
accélèrent le Tangping plutôt que l’esclavage, pour que les réductions de
travail soient tout de suite payantes. Nous cherchons des maisons de soins
et des garderies communautaires. Nous cherchons à supprimer les frontières pour
que chacun puisse se déplacer librement entre toutes les régions
autonomes qui émergeront. En particulier nous cherchons à faire
attention à celles et ceux qui sont dans le besoin – à fournir des soins à
celles et ceux qui ont souffert physiquement et mentalement ou qui sont en
situation de handicap, à fournir de l’argent à celles et ceux qui sont
endetté·es, à ouvrir des espaces pour celles et ceux qui ont enduré la
discrimination, la stigmatisation et l’injustice…
Et les
Tangpingistes doivent aussi penser à celles et ceux qui ne peuvent pour
l’instant nous rejoindre… Il
est temps d’arrêter de se disputer les rations alors que nous sommes
confrontées à des pénuries artificielles. Une philosophie de la résistance
naîtra de nos actions. Quand le moment sera venu, les Tangpingistes formuleront
des tâches plus détaillées. Mais avant cela, comme Diogène en son temps, nôtre
tâche est de fabriquer le premier tonneau.
Tangpingistes
de tous les pays, unissez-vous !
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30/05/2022
Traduction réalisée par C.C. et M.K.