2
14/11/22
traduction de Noémie Bittan
En un peu plus d’une décennie, les réseaux sociaux sont devenus une composante clé de notre quotidien. Ils façonnent notre manière de percevoir le monde et de nous rapporter aux autres. Dans cet essai, Emma Stamm, philosophe américaine, décrit comment les plateformes numériques transforment nos subjectivités en marchandises tout en nous emprisonnant dans leurs propres manières de configurer le web.
C'est désormais
un lieu commun contemporain de la psychologie que de dire que l'identité personnelle
est fluide et que sa stabilité s'affirme contre un contexte de multiples
mutations. Dans ce cadre, les réseaux sociaux sont à l’origine d’une déformation
et d’un brouillage accru des composantes de l’identité. Les nombreux moyens
d'expression que ces derniers nous offrent désormais, mais aussi les archives
dont ils assurent la conservation, suggèrent que tout ce qui concerne ce que
nous sommes (et étions) peut-être ré-imaginé et exposé dans un éventail infini
de nouveaux formats. De tels formats peuvent être spécifiques à une
application et aux stratégies dont on use pour maximiser notre visibilité sur
celle-ci.
Des études
suggèrent, par exemple, que les tweets qui mêlent le « langage courant de
Twitter » à un « style personnel » ont plus de chances de
devenir viraux. Pareillement, toutes sortes de théories sur les meilleurs moments
pour publier sur Instagram abondent. Au-delà de ces types de stratégies
spécifiques adaptées à des interfaces particulières, il existe des approches
plus générales pour se démarquer, comme par exemple des approches de
l'écriture, qui oscillent entre sincérité et ironie, ou entre précision grammaticale
et laisser-aller. Si ce genre de réflexions peut laisser certains publics
perplexes, tant mieux : d'où l'émergence de compte « post-marque »
[post-brand account], qui ont pour but de laisser le public perplexe quant
à ce qu’il voit.
Au début de
l'année, dans un essai intitulé The Personal Brand Is Dead [La Marque
personnelle est morte], Kaitlyn Tiffany affirmait que les caractéristiques standards
d'une présence sur le web - notamment la visibilité, la crédibilité et la
cohésion - sont désormais considérées comme banales et ennuyeuses par la
nouvelle cohorte de la génération Z, qui trouve désormais « naturel »
d'être « déroutant et impénétrable » en ligne. Ces diverses
tentatives de brouillage sont assez maintenant assez banales ; elles peuvent
même avoir un effet positif sur la vie quotidienne, en contrebalançant sur le
net les effets abrutissants de la routine quotidienne. En s’affichant à partir
de collages énigmatiques et en recourant à de symboles et de concepts sans thème
unificateur clair, les propriétaires de ce type de compte tenteraient de
résister à leur propre marchandisation. Il défierait l'éthique même du
capitalisme numérique, qui repose sur des corrélations rationnelles et
prévisibles entre les données et le comportement.
Selon Kaitlyn Tiffany, cette apparente défiance constituerait moins une
innovation qu'un retour au web des années 1990, lorsque l'internet servait
davantage à l'exploration qu'à la mobilisation d'un public et que ce que vous
étiez importé moins que ce que vous faisiez. Les utilisateurs ne ressentaient
pas le besoin de présenter une image publique cohérente et choisissaient
souvent de se connecter aux autres par le biais d'alter ego et de pseudonymes
qu'ils pouvaient adopter puis abandonner à leur guise. Ce n'est qu'avec les
plateformes des médias sociaux du web dit « 2.0 » qu'est apparue
l'idée que nos vies en ligne et hors ligne devaient être cohérentes et que nos
profils devaient avoir un sens pour nos proches comme pour des inconnus.
Mais cette vague de recours à un esprit de dissimulation et d'exploration ne
signifie pas non plus que les années 90 sont de retour. À certains égards, d’ailleurs,
cet usage n’avait jamais vraiment disparu. Les utilisateurs, et en particulier
les jeunes, ont toujours trouvé des moyens de ne pas être compris par les
mauvaises personnes (parents, membres de la famille, adultes) en déployant des
références voilées et des blagues référencées pour s'assurer que certains
messages ne parviennent qu'aux destinataires de leur choix ; une technique
que la spécialiste des médias sociaux Danah Boyd a décrite comme de la
"stéganographie sociale". Si, dans le passé, les espions dissimulés
des messages codés dans des motifs de tissu ou de broderie, aujourd'hui, la
stéganographie peut prendre la forme d'une description de soi absurde ou
mystérieuse dans une bio Twitter, ou encore dans la publication de messages
destinés à des publics apparemment différents sur le même profil, mêlant le réseau
professionnel à des cercles plus rapprochés, ou encore à des cercles par intérêt
spécifique sur tel ou tel sujet. La création de plusieurs comptes distincts à
destination d’un cercle restreint, pour un public spécifique ou plus large, mais
aussi d’un compte privé, permet également de cultiver une certaine opacité de
soi sur les réseaux sociaux
Pourtant, d’aucune
manière, ces techniques ne peuvent permettre aux utilisateurs de se soustraire
aux entreprises technologiques qui gèrent ces plateformes. Mais peut-être pire
encore, ces stratégies participent en fait à la liquéfaction de l'identité dans
les termes même des plateformes sociales. Alors que les réseaux sociaux prêchent
depuis longtemps la transparence des utilisateurs et tentent d'appliquer des
politiques de nom authentique ou de vérification d’identité, en parallèle, ces
mêmes réseaux ont construit toute une infrastructure back-end opaque qui vise à
extraire et à vendre le maximum de données personnelles. Ces mécanismes de
captures restent inchangés et ceci quelles que soient les tendances et des
modes qui façonnent actuellement le comportement ou le contenu des messages sur
les plateformes.
Cette infrastructure
numérique attribue aux utilisateurs une « marque personnelle » [personal
brand], qu'ils participent intentionnellement ou non à sa construction.
Même si nous pensons apparaître de manière anonyme ou déroutante vis-à-vis des
autres utilisateurs, nous restons transparents et parfaitement reconnaissables par
les plateformes, qui établissent algorithmiquement notre graphe personnel.
Lorsque nous nous découvrons sous la forme de contenus recommandés et de
publicités personnalisées, nous rencontrons en fait cette image publique
cohérente, telle que les plateformes l'ont déduite de toute une série de nos
données, et pas seulement de nos tentatives délibérées de communication.
Cela ne
signifie pas pour autant que la « fin de la marque personnelle » est
illusoire ou de peu d’importance. Il s'agit plutôt de suggérer que l'image de
marque personnelle consciente - une obligation dont beaucoup doivent s’acquitter
dans les conditions dégradées du marché du travail actuel - est en tension avec
la structure sous-jacente de surveillance totale à l’œuvre sur les grandes
plateformes numériques. Cette façon avec laquelle on choisit de se présenter
stratégiquement s'inscrit désormais inéluctablement dans le contexte d’une captivité
non choisie dans laquelle nous sommes tracés, analysés et dans laquelle on
tente en permanence de prédire nos comportements.
Cette « image
de marque » répond à la principale exigence du web commercial, qui
consiste à agir comme si nous étions des marchandises. Mais il en va de même
pour la dissimulation de soi. Alors que l'image de marque de soi prépare le soi
à être exploité pour en tirer des « idées » et à être intégré dans les
catégories du marché, l'obscurcissement reconnaît que ces fonctions médiatisent
désormais notre vie sociale. Elle devient une autre forme d'image de marque,
puisqu'elle nous présente comme un habile navigateur du web. Les propriétaires
anonymes de comptes de mèmes de niche, par exemple, maîtrisent aussi bien les
artefacts culturels obscurs que l'usage courant d'Internet, un savoir-faire à
double tranchant qui constitue son propre type de logique de marché. Quelle que
soit la façon dont nous utilisons les médias sociaux, nous créons toujours du
sens, d'une manière ou d'une autre.
Que nous
utilisions les plateformes pour faire de la publicité ou pour camoufler des
éléments de nous-mêmes, dans la pratique, cela confirme toujours la proposition
selon laquelle notre identité peut être modifiée ou abandonnée à tout moment en
fonction de la perception qu'ont les plateformes de ce qui constitue
l'identité. Nos identités sur les plateformes ne dépendent pas entièrement de
nous. Les algorithmes peuvent remonter à la surface et recontextualiser nos
anciennes manières de naviguer, tandis que leurs recommandations réaffirment
une version de nous-mêmes déterminée par notre proximité statistique avec les
moyennes générale de la population. Sur les grandes plateformes actuelles, la
mesure dans laquelle ma navigation en ligne est normale pour mon sexe et ma
catégorie de revenus - ou, plus précisément, mon sexe et ma catégorie de
revenus estimés - aura un impact décisif sur mon expérience du web.
Exister sur
les plateformes, c'est être soumis à ce type de reconstitution continuelle de notre
identité - à la fluidité. Le self-branding tente de masquer cette inévitabilité
en revendiquant un rôle actif à cet égard, comme si le fait de choisir de
transformer notre identité en capital devenait un libre choix. En revanche,
l'auto-obscurcissement accepte cette fatalité par une sorte d'accélération, en
essayant délibérément de rendre l'identité non seulement fluide mais aléatoire.
Un tel comportement fonctionne comme une critique en pratique, marquant la
distance entre une authenticité factice et les profondeurs réelles de nos
mondes intérieurs. Mais il ne peut être que réactionnaire, car il ne remet pas
en cause le système auquel il semble s'opposer, tout au mieux le reflète-t-il.
Inverser la logique de la réalité fabriquée revient à reconnaître son emprise
sur notre imagination, ce qui, en retour, ne fait que renforcer cette même
emprise.
Ces
observations rejoignent des critiques bien établies du capitalisme tardif. Dans
son ouvrage intitulé Le Réalisme Capitaliste, Mark Fisher a soutenu que
même si les tragédies et les contradictions de l'économie de marché exigent que
nous nous en distancions, le marché trouve toujours davantage de moyens de
s'accommoder de cette distanciation, en proposant, par exemple, des marchandises
qui donnent le sentiment d'une résistance politique sans néanmoins menacer vraiment
le statu quo. Fisher cite, parmi de nombreux exemples, la diabolisation fréquente
des entreprises américaines par Hollywood. Ces substituts fictifs ne
neutralisent pas seulement le pouvoir potentiel du public, ils nous persuadent
que nous sommes complices de notre propre neutralisation. Cela renforce
l'atmosphère de ce que Fisher appelle le "réalisme capitaliste", dans
lequel les alternatives viables au capitalisme semblent impensables : en effet,
notre résistance consciente en vient à démentir une croyance plus profonde que
le capitalisme ne sera jamais vaincu.
Les
plateformes sociales sont devenues le moyen d'assimiler notre sens même de l’identité
au réalisme capitaliste. Si nous acceptons que, du point de vue du capitalisme,
la cohésion et la transparence de l'identité sont idéales, alors
l'auto-obscurcissement nous permet d'expérimenter une sorte de détachement
mental de cette condition, qui peut devenir une excuse pour ne pas l'aborder
plus directement. En nous protégeant des sentiments associés à la manipulation,
l'auto-obscurcissement devient une sorte de procuration qui masque la potentialité
d’un rejet plus conséquent du capitalisme numérique. Mais un tel bouclier par
dissimulation ne fonctionne qu'au niveau de l'expérience individuelle et à
toutes fins utiles, il nous rend complices de notre propre marchandisation.
Dans We
Are Data : Algorithms and the Making of Our Digital Selves [Nous Sommes des
données : algorithmes et production de nos identités numériques]], John
Cheney-Lippold affirme que les entreprises technologiques composent notre « identité
algorithmique » à partir de nos données et de la saisie de toutes nos
activités, ce qui transforme notre identité en un ensemble de probabilités
basées sur la corrélation statistique entre notre profil et d'autres profils.
Comme il le souligne, le « soi algorithmique » est moins le produit
de ce que nous postons qu'une séquence d'habitudes en constante évolution qui
dépasse la somme de nos efforts délibérés pour nous faire connaître. Cette
image composite s'appuie sur pratiquement tout ce que nous faisons en ligne, y
compris des comportements qui sont suivis, analysés et reliés entre eux à notre
insu.
Notre
identité algorithmique peut être fidèle ou non à l'image que nous avons de
nous-mêmes, mais elle a aussi une multiplicité de facettes et de secrets. Que
nous générions des données délibérément ou non, toutes ces informations que
nous générons en ligne rendent cette obscure silhouette numérique des plus
précieuses sur le plan économique. Comme le suggère Cheney-Lippold, ces données
servent comme un équivalent général qui permet l'évaluation universelle des
individus les uns par rapport aux autres. Si notre identité numérique change
constamment de forme, elle est toujours liée à des identités précatégorisées,
ce qui la rend facilement valorisable.
Le moi
fluide est devenu une composante du réalisme capitaliste. Mais cela ne signifie
pas que nous devions embrasser à nouveau les visions conservatrices d’un sujet
pur qui se tiendrait au-dessus de toute détermination sociale comme la classe,
la race ou encore le sexe. L'idéal philosophique d’un sujet individuel « pur »
et totalement autonome ignore aussi les caractéristiques catégorielles qui
contribuent à notre individuation. Cette remise en question de l’individualisme
« du sujet absolu » a d’ailleurs fructueusement alimenté les
mouvements de libération des années 1960 jusqu’à nos jours.
Néanmoins,
les pratiques concrètes de l'industrie technologique structurent désormais
l'identité et l'individualité de manière à faire advenir son prochain règne absolu.
Cette industrie de la donnée nous offre des possibilités d'expression infinies,
tout en nous considérant comme des êtres entièrement réductibles à la logique
du marché, où nous existons seulement dans la mesure où nos habitudes de
consommation sont rationnelles et calculables. Cette vision de l'identité
individuelle favorise à la fois l'uniformité et l'individualisme bourgeois. Si
l'utilisation des médias sociaux semble mener à l'auto-obsession, elle semble
aussi en même temps inextricable de la pensée de groupe. La véritable
réfutation de cette vision n'est donc ni l'une ni l'autre, mais le flux et le
reflux des identités et des subjectivités dans divers contextes, reflétant le
fait que notre identité est toujours fonction de ceux qui nous entourent. Un
tel mouvement est au moins aussi réel que le « soi » « objectivé »
des algorithmes.
Si les
plates-formes sociales facilitent actuellement l'« amour-propre » - un
terme utilisé par Jean-Jacques Rousseau pour désigner le type de confiance en
soi artificielle et orientée vers l'autre qui se développe à mesure que nous
nous façonnons pour nous adapter à la société - nous pouvons envisager ce qui
pourrait soutenir l' « amour de soi », que ce dernier
considérait comme une inclinaison plus naturelle qui ne peut être exhumée et
séparée de son extérieur. Un tel individualisme a longtemps fondé l'économie
capitaliste basée sur la concurrence, et il est tentant de croire que le simple
fait de l'inverser permettrait d'atteindre le but opposé. Mais en engageant
cette logique dans ses propres termes, l'auto-obscurcissement la renforce. En
fin de compte, le branding et le débranding représentent les deux faces d'une
même pièce. Choisir un côté plutôt que l’autre, c'est jouer un jeu qui
marchandise à la fois le soi et la société. Il serait peut-être bien plus
radical de commencer à refuser de jouer tout court.
Ce texte a été d’abord publié en anglais sur e-flux
2

traduction de Noémie Bittan
En un peu plus d’une décennie, les réseaux sociaux sont devenus une composante clé de notre quotidien. Ils façonnent notre manière de percevoir le monde et de nous rapporter aux autres. Dans cet essai, Emma Stamm, philosophe américaine, décrit comment les plateformes numériques transforment nos subjectivités en marchandises tout en nous emprisonnant dans leurs propres manières de configurer le web.
C'est désormais un lieu commun contemporain de la psychologie que de dire que l'identité personnelle est fluide et que sa stabilité s'affirme contre un contexte de multiples mutations. Dans ce cadre, les réseaux sociaux sont à l’origine d’une déformation et d’un brouillage accru des composantes de l’identité. Les nombreux moyens d'expression que ces derniers nous offrent désormais, mais aussi les archives dont ils assurent la conservation, suggèrent que tout ce qui concerne ce que nous sommes (et étions) peut-être ré-imaginé et exposé dans un éventail infini de nouveaux formats. De tels formats peuvent être spécifiques à une application et aux stratégies dont on use pour maximiser notre visibilité sur celle-ci.
Des études suggèrent, par exemple, que les tweets qui mêlent le « langage courant de Twitter » à un « style personnel » ont plus de chances de devenir viraux. Pareillement, toutes sortes de théories sur les meilleurs moments pour publier sur Instagram abondent. Au-delà de ces types de stratégies spécifiques adaptées à des interfaces particulières, il existe des approches plus générales pour se démarquer, comme par exemple des approches de l'écriture, qui oscillent entre sincérité et ironie, ou entre précision grammaticale et laisser-aller. Si ce genre de réflexions peut laisser certains publics perplexes, tant mieux : d'où l'émergence de compte « post-marque » [post-brand account], qui ont pour but de laisser le public perplexe quant à ce qu’il voit.
Au début de l'année, dans un essai intitulé The Personal Brand Is Dead [La Marque personnelle est morte], Kaitlyn Tiffany affirmait que les caractéristiques standards d'une présence sur le web - notamment la visibilité, la crédibilité et la cohésion - sont désormais considérées comme banales et ennuyeuses par la nouvelle cohorte de la génération Z, qui trouve désormais « naturel » d'être « déroutant et impénétrable » en ligne. Ces diverses tentatives de brouillage sont assez maintenant assez banales ; elles peuvent même avoir un effet positif sur la vie quotidienne, en contrebalançant sur le net les effets abrutissants de la routine quotidienne. En s’affichant à partir de collages énigmatiques et en recourant à de symboles et de concepts sans thème unificateur clair, les propriétaires de ce type de compte tenteraient de résister à leur propre marchandisation. Il défierait l'éthique même du capitalisme numérique, qui repose sur des corrélations rationnelles et prévisibles entre les données et le comportement.
Selon Kaitlyn Tiffany, cette apparente défiance constituerait moins une innovation qu'un retour au web des années 1990, lorsque l'internet servait davantage à l'exploration qu'à la mobilisation d'un public et que ce que vous étiez importé moins que ce que vous faisiez. Les utilisateurs ne ressentaient pas le besoin de présenter une image publique cohérente et choisissaient souvent de se connecter aux autres par le biais d'alter ego et de pseudonymes qu'ils pouvaient adopter puis abandonner à leur guise. Ce n'est qu'avec les plateformes des médias sociaux du web dit « 2.0 » qu'est apparue l'idée que nos vies en ligne et hors ligne devaient être cohérentes et que nos profils devaient avoir un sens pour nos proches comme pour des inconnus.
Mais cette vague de recours à un esprit de dissimulation et d'exploration ne signifie pas non plus que les années 90 sont de retour. À certains égards, d’ailleurs, cet usage n’avait jamais vraiment disparu. Les utilisateurs, et en particulier les jeunes, ont toujours trouvé des moyens de ne pas être compris par les mauvaises personnes (parents, membres de la famille, adultes) en déployant des références voilées et des blagues référencées pour s'assurer que certains messages ne parviennent qu'aux destinataires de leur choix ; une technique que la spécialiste des médias sociaux Danah Boyd a décrite comme de la "stéganographie sociale". Si, dans le passé, les espions dissimulés des messages codés dans des motifs de tissu ou de broderie, aujourd'hui, la stéganographie peut prendre la forme d'une description de soi absurde ou mystérieuse dans une bio Twitter, ou encore dans la publication de messages destinés à des publics apparemment différents sur le même profil, mêlant le réseau professionnel à des cercles plus rapprochés, ou encore à des cercles par intérêt spécifique sur tel ou tel sujet. La création de plusieurs comptes distincts à destination d’un cercle restreint, pour un public spécifique ou plus large, mais aussi d’un compte privé, permet également de cultiver une certaine opacité de soi sur les réseaux sociaux
Pourtant, d’aucune manière, ces techniques ne peuvent permettre aux utilisateurs de se soustraire aux entreprises technologiques qui gèrent ces plateformes. Mais peut-être pire encore, ces stratégies participent en fait à la liquéfaction de l'identité dans les termes même des plateformes sociales. Alors que les réseaux sociaux prêchent depuis longtemps la transparence des utilisateurs et tentent d'appliquer des politiques de nom authentique ou de vérification d’identité, en parallèle, ces mêmes réseaux ont construit toute une infrastructure back-end opaque qui vise à extraire et à vendre le maximum de données personnelles. Ces mécanismes de captures restent inchangés et ceci quelles que soient les tendances et des modes qui façonnent actuellement le comportement ou le contenu des messages sur les plateformes.
Cette infrastructure numérique attribue aux utilisateurs une « marque personnelle » [personal brand], qu'ils participent intentionnellement ou non à sa construction. Même si nous pensons apparaître de manière anonyme ou déroutante vis-à-vis des autres utilisateurs, nous restons transparents et parfaitement reconnaissables par les plateformes, qui établissent algorithmiquement notre graphe personnel. Lorsque nous nous découvrons sous la forme de contenus recommandés et de publicités personnalisées, nous rencontrons en fait cette image publique cohérente, telle que les plateformes l'ont déduite de toute une série de nos données, et pas seulement de nos tentatives délibérées de communication.
Cela ne signifie pas pour autant que la « fin de la marque personnelle » est illusoire ou de peu d’importance. Il s'agit plutôt de suggérer que l'image de marque personnelle consciente - une obligation dont beaucoup doivent s’acquitter dans les conditions dégradées du marché du travail actuel - est en tension avec la structure sous-jacente de surveillance totale à l’œuvre sur les grandes plateformes numériques. Cette façon avec laquelle on choisit de se présenter stratégiquement s'inscrit désormais inéluctablement dans le contexte d’une captivité non choisie dans laquelle nous sommes tracés, analysés et dans laquelle on tente en permanence de prédire nos comportements.
Cette « image de marque » répond à la principale exigence du web commercial, qui consiste à agir comme si nous étions des marchandises. Mais il en va de même pour la dissimulation de soi. Alors que l'image de marque de soi prépare le soi à être exploité pour en tirer des « idées » et à être intégré dans les catégories du marché, l'obscurcissement reconnaît que ces fonctions médiatisent désormais notre vie sociale. Elle devient une autre forme d'image de marque, puisqu'elle nous présente comme un habile navigateur du web. Les propriétaires anonymes de comptes de mèmes de niche, par exemple, maîtrisent aussi bien les artefacts culturels obscurs que l'usage courant d'Internet, un savoir-faire à double tranchant qui constitue son propre type de logique de marché. Quelle que soit la façon dont nous utilisons les médias sociaux, nous créons toujours du sens, d'une manière ou d'une autre.
Que nous utilisions les plateformes pour faire de la publicité ou pour camoufler des éléments de nous-mêmes, dans la pratique, cela confirme toujours la proposition selon laquelle notre identité peut être modifiée ou abandonnée à tout moment en fonction de la perception qu'ont les plateformes de ce qui constitue l'identité. Nos identités sur les plateformes ne dépendent pas entièrement de nous. Les algorithmes peuvent remonter à la surface et recontextualiser nos anciennes manières de naviguer, tandis que leurs recommandations réaffirment une version de nous-mêmes déterminée par notre proximité statistique avec les moyennes générale de la population. Sur les grandes plateformes actuelles, la mesure dans laquelle ma navigation en ligne est normale pour mon sexe et ma catégorie de revenus - ou, plus précisément, mon sexe et ma catégorie de revenus estimés - aura un impact décisif sur mon expérience du web.
Exister sur les plateformes, c'est être soumis à ce type de reconstitution continuelle de notre identité - à la fluidité. Le self-branding tente de masquer cette inévitabilité en revendiquant un rôle actif à cet égard, comme si le fait de choisir de transformer notre identité en capital devenait un libre choix. En revanche, l'auto-obscurcissement accepte cette fatalité par une sorte d'accélération, en essayant délibérément de rendre l'identité non seulement fluide mais aléatoire. Un tel comportement fonctionne comme une critique en pratique, marquant la distance entre une authenticité factice et les profondeurs réelles de nos mondes intérieurs. Mais il ne peut être que réactionnaire, car il ne remet pas en cause le système auquel il semble s'opposer, tout au mieux le reflète-t-il. Inverser la logique de la réalité fabriquée revient à reconnaître son emprise sur notre imagination, ce qui, en retour, ne fait que renforcer cette même emprise.
Ces observations rejoignent des critiques bien établies du capitalisme tardif. Dans son ouvrage intitulé Le Réalisme Capitaliste, Mark Fisher a soutenu que même si les tragédies et les contradictions de l'économie de marché exigent que nous nous en distancions, le marché trouve toujours davantage de moyens de s'accommoder de cette distanciation, en proposant, par exemple, des marchandises qui donnent le sentiment d'une résistance politique sans néanmoins menacer vraiment le statu quo. Fisher cite, parmi de nombreux exemples, la diabolisation fréquente des entreprises américaines par Hollywood. Ces substituts fictifs ne neutralisent pas seulement le pouvoir potentiel du public, ils nous persuadent que nous sommes complices de notre propre neutralisation. Cela renforce l'atmosphère de ce que Fisher appelle le "réalisme capitaliste", dans lequel les alternatives viables au capitalisme semblent impensables : en effet, notre résistance consciente en vient à démentir une croyance plus profonde que le capitalisme ne sera jamais vaincu.
Les plateformes sociales sont devenues le moyen d'assimiler notre sens même de l’identité au réalisme capitaliste. Si nous acceptons que, du point de vue du capitalisme, la cohésion et la transparence de l'identité sont idéales, alors l'auto-obscurcissement nous permet d'expérimenter une sorte de détachement mental de cette condition, qui peut devenir une excuse pour ne pas l'aborder plus directement. En nous protégeant des sentiments associés à la manipulation, l'auto-obscurcissement devient une sorte de procuration qui masque la potentialité d’un rejet plus conséquent du capitalisme numérique. Mais un tel bouclier par dissimulation ne fonctionne qu'au niveau de l'expérience individuelle et à toutes fins utiles, il nous rend complices de notre propre marchandisation.
Dans We Are Data : Algorithms and the Making of Our Digital Selves [Nous Sommes des données : algorithmes et production de nos identités numériques]], John Cheney-Lippold affirme que les entreprises technologiques composent notre « identité algorithmique » à partir de nos données et de la saisie de toutes nos activités, ce qui transforme notre identité en un ensemble de probabilités basées sur la corrélation statistique entre notre profil et d'autres profils. Comme il le souligne, le « soi algorithmique » est moins le produit de ce que nous postons qu'une séquence d'habitudes en constante évolution qui dépasse la somme de nos efforts délibérés pour nous faire connaître. Cette image composite s'appuie sur pratiquement tout ce que nous faisons en ligne, y compris des comportements qui sont suivis, analysés et reliés entre eux à notre insu.
Notre identité algorithmique peut être fidèle ou non à l'image que nous avons de nous-mêmes, mais elle a aussi une multiplicité de facettes et de secrets. Que nous générions des données délibérément ou non, toutes ces informations que nous générons en ligne rendent cette obscure silhouette numérique des plus précieuses sur le plan économique. Comme le suggère Cheney-Lippold, ces données servent comme un équivalent général qui permet l'évaluation universelle des individus les uns par rapport aux autres. Si notre identité numérique change constamment de forme, elle est toujours liée à des identités précatégorisées, ce qui la rend facilement valorisable.
Le moi fluide est devenu une composante du réalisme capitaliste. Mais cela ne signifie pas que nous devions embrasser à nouveau les visions conservatrices d’un sujet pur qui se tiendrait au-dessus de toute détermination sociale comme la classe, la race ou encore le sexe. L'idéal philosophique d’un sujet individuel « pur » et totalement autonome ignore aussi les caractéristiques catégorielles qui contribuent à notre individuation. Cette remise en question de l’individualisme « du sujet absolu » a d’ailleurs fructueusement alimenté les mouvements de libération des années 1960 jusqu’à nos jours.
Néanmoins, les pratiques concrètes de l'industrie technologique structurent désormais l'identité et l'individualité de manière à faire advenir son prochain règne absolu. Cette industrie de la donnée nous offre des possibilités d'expression infinies, tout en nous considérant comme des êtres entièrement réductibles à la logique du marché, où nous existons seulement dans la mesure où nos habitudes de consommation sont rationnelles et calculables. Cette vision de l'identité individuelle favorise à la fois l'uniformité et l'individualisme bourgeois. Si l'utilisation des médias sociaux semble mener à l'auto-obsession, elle semble aussi en même temps inextricable de la pensée de groupe. La véritable réfutation de cette vision n'est donc ni l'une ni l'autre, mais le flux et le reflux des identités et des subjectivités dans divers contextes, reflétant le fait que notre identité est toujours fonction de ceux qui nous entourent. Un tel mouvement est au moins aussi réel que le « soi » « objectivé » des algorithmes.
Si les plates-formes sociales facilitent actuellement l'« amour-propre » - un terme utilisé par Jean-Jacques Rousseau pour désigner le type de confiance en soi artificielle et orientée vers l'autre qui se développe à mesure que nous nous façonnons pour nous adapter à la société - nous pouvons envisager ce qui pourrait soutenir l' « amour de soi », que ce dernier considérait comme une inclinaison plus naturelle qui ne peut être exhumée et séparée de son extérieur. Un tel individualisme a longtemps fondé l'économie capitaliste basée sur la concurrence, et il est tentant de croire que le simple fait de l'inverser permettrait d'atteindre le but opposé. Mais en engageant cette logique dans ses propres termes, l'auto-obscurcissement la renforce. En fin de compte, le branding et le débranding représentent les deux faces d'une même pièce. Choisir un côté plutôt que l’autre, c'est jouer un jeu qui marchandise à la fois le soi et la société. Il serait peut-être bien plus radical de commencer à refuser de jouer tout court.
Ce texte a été d’abord publié en anglais sur e-flux