ENTRAIDE     PARTAGE     AUTONOMIE     BIFURCATION


TOUS DEHORS


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29/06/2022

Les élections législatives ont été l’occasion d’une réflexion particulière pour Suzy, étudiante en philosophie et contributrice de Tous Dehors. D’abord agaçée par les leçons de morale et les réactions outrées des militants de gauche face à son abstentionnisme que l’on semble s’obstiner à dépolitiser ou à déresponsabiliser, elle a finalement décidé de prendre les arguments des votants très au sérieux, et de voir jusqu’où ceux-ci pouvaient être portés. L’objectif : affronter les arguments que l’on oppose chaque jour aux révolutionnaires abstentionnistes, et tenter de sortir de l’impasse. D’abord, en assumant la contingence des mouvements révolutionnaires ; ensuite, en utilisant cette contingence pour inviter les partisans d’une bifurcation à oeuvrer de plus belle à la convergence des luttes – à ne plus avoir peur des questions simples. Dans ce texte, Suzy esquisse une réponse, qui prend finalement plus la forme d’une nouvelle série de questions, à certaines objections féministes faites à l’abstention.



Dimanche dernier, les élections législatives ont fait parler d’elles plus que d’habitude : majorité relative du président au trône, échec de la NUPES, poussée soudaine du Rassemblement National – et en effet il y en avait, des choses à dire.

A gauche, et même dans une partie des sphères révolutionnaires, la perspective d’une cohabitation entre Macron et Mélenchon émoustillait les foules ; les jeunes ont plus que jamais été condamnés pour leur abstention toujours grandissante – mention honorable, entre autres exemples, à la chronique France Inter de Cécile Duflot, qui, tout en partant d’un constat absolument juste (les jeunes sont catastrophés par la crise actuelle ; le désastre écologique les préoccupe plus que quiconque, etc), parvient à en tirer une conclusion d’une banalité et d’un moralisme affligeant (et pourtant, dimanche dernier, la plupart des jeunes ne sont pas allés voter ! – ça alors…). Comment ne pas voir pourtant que, si les jeunes ne votent plus, c’est précisément parce qu’ils ont tout compris ? Parce qu’on ne la leur fait plus, parce qu’on ne leur fera plus croire que leurs voix comptent et seront entendues.

Cela dit : tous les arguments en faveur du « vote utile » ne peuvent pas être balayés d’un revers de la main. Je crois au contraire que bon nombre d’entre eux méritent d’être pris très au sérieux, car ces arguments disent quelque chose de l’impasse dans laquelle paraissent se trouver les partisans d’un bouleversement radical. Les arguments de nos amis votants lors des législatives ont montré qu’il fallait, même dans les milieux révolutionnaires, accepter que les luttes ne soient pas nécessairement convergentes – ce qui n’exclut pas le fait qu’elles puissent l’être, ni le fait que l’on doive souhaiter ou oeuvrer à cette convergence. L’un des arguments pro-vote qui valait la peine d’être entendu, et qui est tout de même loin d’être anecdotique, c’est celui de la survie immédiate, directe, des minorités.

Prenons l’exemple du féminisme. Une de mes proches amies m’a par exemple soutenu que ma position d’abstentionniste aurait été cohérente si j’avais été un homme, mais que je ne pouvais pas plaider en faveur de l’abstention en étant une femme. Il fallait gagner la bataille féministe d’abord. Il me fallait absolument aller voter car, me disait-elle, il ne s’agissait pas simplement là de philosophie (quelle étrange conception, d’ailleurs, de la philosophie) ; des sœurs migrantes, précaires ou sans abri étaient en danger, et mon vote pouvait pour elle signifier très concrètement la vie ou la mort. Bien entendu, cet argument m’a d’abord touchée en plein coeur ; bien entendu, il est audible, compréhensible, et se fonde sur une vision pragmatique du monde politique et sur une éthique du moins pire. Il s’agissait à la fois d’une crainte pour le présent (que va-t-il arriver aux femmes précaires si le parti du roi gagne les élections legislative?) et d’un plaidoyer pour l’avenir, proposant au fond de différer la révolution – car nulle révolte ne pourrait advenir tant que les hommes violent, agressent ou tuent.

Si l’on s’arrête là, on ne peut que donner raison aux féministes qui gardent, en parallèle de leurs actions sur le terrain, le cap de la politique républicaine, moins par conviction que par une crainte légitime de ce qui pourrait arriver maintenant, mais aussi après la tant attendue bifurcation. A titre personnel, je crois cependant qu’un simple tour d’horizon du paysage politique de gauche et d’extrême gauche suffit pour en arriver à la conclusion que le traitement que la politique républicaine réserve aux femmes et aux autres minorités pourrait difficilement être pire ; même dans les partis de gauche, les violeurs et les agresseurs sont protégés, et bénéficient d’une impunité indécente. Les vieux grigous de gauche ne font pas preuve, que ce soit en public ou, pire, dans leur vie privée, d’un féminisme particulièrement frappant – cela se saurait. Je crains d’ailleurs que l’arrivée au pouvoir d’une gauche mollassonne ne nous berce d’une auto-satisfaction à l’allemande (« nous avons des pistes cyclables, quelques sources d’énergie verte, des magasins bio à tous les coins de rue et nous avons donc tout réglé » – CQFD). Toutefois, il me semble que l’argument de certaines féministes en faveur du vote est révélateur d’un enjeu fondamental du monde révolutionnaire, et dont la résolution incombe, dans ce cas précis de l’argument féministe, à ses acteurs et contributeurs masculins ; votre rôle aujourd’hui est de montrer qu’il n’en ira pas ainsi. Plus généralement, dans le cadre de l’oppression des minorités, notre rôle est de montrer que les choses ne seront pas simplement différentes ; elles n’ont pas vocation à être simplement moins pires, mais à être mieux. Et pour cela, les questions doivent être affrontées.

Il s’agit au fond d’une question simple : comment garantir la sécurité d’une population systémiquement ostracisée, violentée, et invisibilisée maintenant – et comment la garantira-t-on plus tard ? Cette même question pourrait d’ailleurs être déclinée pour toutes les minorités – particulièrement lorsque ces minorités sont aussi des femmes (je pense ici aux femmes racisées, aux femmes migrantes, aux femmes lesbiennes, aux femmes précaires, etc). Une ébauche de réponse à ces interrogations légitimes me semble être dans la question ; à un problème systémique, la réponse doit être systémique. Dans le cas des violences faites aux femmes, il me semble qu’une immense partie de la violence masculine est étroitement liée avec le maintien du système prédateur – bien que ça ne soit évidemment pas la seule raison. Cela prouve toutefois que le maintien pragmatique du système républicain (qui peut se traduire par le fait de continuer à valider ledit système en déposant son petit bout de papier dans l’urne) n’est peut-être pas si pragmatique que ça, puisque précisément il œuvre au maintien d’une structure qui détruit la vie des minorités. Enfin, quand bien même on se placerait dans la logique pragmatique du moins-pire, il est évident que remplacer le tyran Elon Musk par une auto-entrepreneuse à succès ne ferait qu’entretenir l’illusion d’un changement chez les plus crédules, tout en oeuvrant un peu plus à la destruction du monde.

Je crois que l’hypothèse d’un monde radicalement déconstruit (car c’est à cela seul que sert la révolution) est, non pas la seule, mais la meilleure hypothèse qui puisse porter un monde dans lequel les femmes ne seraient vraiment plus en danger. L’autonomie politique n’implique pas nécessairement le triomphe de la loi du plus fort ; c’est même tout l’inverse. L’idée que l’homme est un loup pour l’homme est un biais occidental fondé sur une absurde dichotomie entre nature et culture. Il n’y a pas de nature humaine et donc, il n’y a pas de nécessité. Tout est contingent ; c’est-à-dire que tout pourrait être autre. Pour le dire en un mot : les interrogations des votants quant à l’abstention ou à la perspective d’une bifurcation radicale soulèvent des problèmes sérieux, qu’il convient de ne pas éviter et qu’il faut, au contraire, prendre à bras le corps si nous ne voulons pas couler. S’il y avait une leçon à tirer de ces élections, ce serait celle-ci. N’oublions pas que la lutte révolutionnaire n’implique pas nécessairement la convergence des luttes ; que la destruction du capitalisme n’implique pas nécessairement la fin de la misogynie, du racisme ou de l’homophobie ; reconnaissons cette absence de nécessité, et travaillons à partir d’elle à l’inclusion totale, dans notre manière de penser, de tous les problèmes que nous refusons parfois d’affronter par facilité. N’ayons pas peur des questions simples.

Quoi qu’il en soit, l’affolement du monde politique face à la hausse de l’abstention témoigne tout de même du fait que la désertion du système républicain-capitaliste commence à porter ses fruits. On pouvait ignorer les abstentionnistes lorsque le monde capitaliste donnait encore l’illusion de tenir la route, lorsque la perspective du crash (inévitable, comme dans tout système voué à une croissance infinie) n’était pas imminente. Aujourd’hui, on ne le peut plus.

Les jeunes n’ont pas la flemme ; les partisans de la révolution ne sont pas plongés dans une léthargie. Les obsédés de la croissance (sous-entendue : économique), de la productivité, de la réforme et du « qu’est-ce-que-vous-proposez »voient s’opposer à leur agitation destructrice une désertion massive de la politique républicaine. Mais cette désertion ne doit pas nous empêcher d’affronter les questions qui viennent de l’extérieur ; et cela commence par se retrouver. Puisque la force du mouvement révolutionnaire a toujours été les liens qu’elle permet, puisqu’elle se targue de mettre en avant l’amitié, alors retrouvons-nous. Assumons la contingence du geste révolutionnaire, et tâchons de résoudre de l’intérieur les contradictions qui empêchent les militants-votants de se joindre à nous en confiance, et de participer à la désertion du monde politique capitaliste. Refusons de plus belle ce culte du concret et de l’action qui caractérise le monde occidental destructeur, réinventons notre langue avec précision et poésie pour sortir des impasses conceptuelles qui empêchent une reconfiguration radicale du monde, réapproprions-nous les mots que la langue capitaliste nous a volés, ayons le courage de nous reposer les questions les plus simples – mais surtout, retrouvons-nous. Les liens sont toujours ce qui nous sauve ; dans le désastre prédateur, ils sont notre meilleure chance.