Les élections législatives ont été l’occasion d’une réflexion particulière pour Suzy, étudiante en philosophie et contributrice de Tous Dehors. D’abord agaçée par les leçons de morale et les réactions outrées des militants de gauche face à son abstentionnisme que l’on semble s’obstiner à dépolitiser ou à déresponsabiliser, elle a finalement décidé de prendre les arguments des votants très au sérieux, et de voir jusqu’où ceux-ci pouvaient être portés. L’objectif : affronter les arguments que l’on oppose chaque jour aux révolutionnaires abstentionnistes, et tenter de sortir de l’impasse. D’abord, en assumant la contingence des mouvements révolutionnaires ; ensuite, en utilisant cette contingence pour inviter les partisans d’une bifurcation à oeuvrer de plus belle à la convergence des luttes – à ne plus avoir peur des questions simples. Dans ce texte, Suzy esquisse une réponse, qui prend finalement plus la forme d’une nouvelle série de questions, à certaines objections féministes faites à l’abstention.
Dimanche
dernier, les élections législatives ont fait parler d’elles plus
que d’habitude : majorité relative du président au trône,
échec de la NUPES, poussée soudaine du Rassemblement National –
et en effet il y en avait, des choses à dire.
A
gauche, et même dans une partie des sphères révolutionnaires, la
perspective d’une cohabitation entre Macron et Mélenchon
émoustillait les foules ; les jeunes ont plus que jamais été
condamnés pour leur abstention toujours grandissante – mention
honorable, entre autres exemples, à la chronique France Inter de
Cécile Duflot, qui, tout en partant d’un constat absolument juste
(les jeunes sont catastrophés par la crise actuelle ; le
désastre écologique les préoccupe plus que quiconque, etc),
parvient à en tirer une conclusion d’une banalité et d’un
moralisme affligeant (et pourtant, dimanche dernier, la
plupart des jeunes ne sont pas allés voter ! – ça
alors…). Comment ne pas voir pourtant que, si les jeunes ne
votent plus, c’est précisément parce qu’ils ont tout compris ?
Parce qu’on ne la leur fait plus, parce qu’on ne leur fera plus
croire que leurs voix comptent et seront entendues.
Cela
dit : tous les arguments en faveur du « vote utile »
ne peuvent pas être balayés d’un revers de la main. Je crois au
contraire que bon nombre d’entre eux méritent d’être pris très
au sérieux, car ces arguments disent quelque chose de
l’impasse dans laquelle paraissent se trouver les partisans d’un
bouleversement radical. Les arguments de nos amis votants lors des
législatives ont montré qu’il fallait, même dans les milieux
révolutionnaires, accepter que les luttes ne soient pas nécessairement convergentes – ce qui n’exclut pas le fait
qu’elles puissent l’être, ni le fait que l’on doive souhaiter
ou oeuvrer à cette convergence. L’un des arguments pro-vote qui
valait la peine d’être entendu, et qui est tout de même loin
d’être anecdotique, c’est celui de la survie immédiate,
directe, des minorités.
Prenons
l’exemple du féminisme. Une de mes proches amies m’a par exemple
soutenu que ma position d’abstentionniste aurait été cohérente
si j’avais été un homme, mais que je ne pouvais pas plaider en
faveur de l’abstention en étant une femme. Il fallait gagner la
bataille féministe d’abord. Il me fallait absolument aller voter
car, me disait-elle, il ne s’agissait pas simplement là de philosophie (quelle
étrange conception, d’ailleurs, de la philosophie) ;
des sœurs migrantes, précaires ou sans abri étaient en danger, et
mon vote pouvait pour elle signifier très concrètement la vie ou la
mort. Bien entendu, cet argument m’a d’abord touchée en plein
coeur ; bien entendu, il est audible, compréhensible, et se
fonde sur une vision pragmatique du monde politique et sur une
éthique du moins pire. Il s’agissait à la fois d’une
crainte pour le présent (que va-t-il arriver aux femmes précaires
si le parti du roi gagne les élections legislative?) et d’un
plaidoyer pour l’avenir, proposant au fond de différer la
révolution – car nulle révolte ne pourrait advenir tant que les
hommes violent, agressent ou tuent.
Si
l’on s’arrête là, on ne peut que donner raison aux féministes
qui gardent, en parallèle de leurs actions sur le terrain, le cap de
la politique républicaine, moins par conviction que par une crainte
légitime de ce qui pourrait arriver maintenant, mais aussi après la tant attendue
bifurcation. A titre
personnel, je crois cependant qu’un simple tour d’horizon du
paysage politique de gauche et d’extrême gauche suffit pour en
arriver à la conclusion que le traitement que la politique
républicaine réserve aux femmes et aux autres minorités pourrait
difficilement être pire ; même dans les partis de gauche,
les violeurs et les agresseurs sont protégés, et bénéficient
d’une impunité indécente. Les vieux grigous de gauche ne font pas
preuve, que ce soit en public ou, pire, dans leur vie privée, d’un
féminisme particulièrement frappant – cela se saurait. Je crains
d’ailleurs que l’arrivée au pouvoir d’une gauche mollassonne
ne nous berce d’une auto-satisfaction à l’allemande (« nous
avons des pistes cyclables, quelques sources d’énergie verte, des
magasins bio à tous les coins de rue et nous avons donc tout réglé »
– CQFD). Toutefois, il me semble que l’argument de certaines
féministes en faveur du vote est révélateur d’un enjeu
fondamental du monde révolutionnaire, et dont la résolution
incombe, dans ce cas précis de l’argument féministe, à ses
acteurs et contributeurs masculins ; votre rôle aujourd’hui
est de montrer qu’il n’en ira pas ainsi. Plus généralement,
dans le cadre de l’oppression des minorités, notre rôle est de
montrer que les choses ne seront pas simplement différentes ;
elles n’ont pas vocation à être simplement moins pires, mais à
être mieux. Et pour cela, les questions doivent être
affrontées.
Il
s’agit au fond d’une question simple : comment garantir la
sécurité d’une population systémiquement ostracisée, violentée,
et invisibilisée maintenant – et comment la garantira-t-on plus tard ? Cette même question pourrait d’ailleurs
être déclinée pour toutes les minorités – particulièrement
lorsque ces minorités sont aussi des femmes (je pense ici aux
femmes racisées, aux femmes migrantes, aux femmes lesbiennes, aux
femmes précaires, etc). Une ébauche de réponse à ces
interrogations légitimes me semble être dans la question ; à
un problème systémique, la réponse doit être systémique.
Dans le cas des violences faites aux femmes, il me semble qu’une
immense partie de la violence masculine est étroitement liée avec
le maintien du système prédateur – bien que ça ne soit
évidemment pas la seule raison. Cela prouve toutefois que le
maintien pragmatique du système républicain (qui peut se traduire
par le fait de continuer à valider ledit système en déposant son
petit bout de papier dans l’urne) n’est peut-être pas si
pragmatique que ça, puisque précisément il œuvre au maintien
d’une structure qui détruit la vie des minorités. Enfin, quand
bien même on se placerait dans la logique pragmatique du moins-pire,
il est évident que remplacer le tyran Elon Musk par une
auto-entrepreneuse à succès ne ferait qu’entretenir l’illusion
d’un changement chez les plus crédules, tout en oeuvrant un peu
plus à la destruction du monde.
Je
crois que l’hypothèse d’un monde radicalement déconstruit (car c’est à cela seul que sert la révolution)
est, non pas la seule, mais la meilleure hypothèse qui puisse
porter un monde dans lequel les femmes ne seraient vraiment plus en
danger. L’autonomie politique n’implique pas nécessairement le
triomphe de la loi du plus fort ; c’est même tout l’inverse.
L’idée que l’homme est un loup pour l’homme est un
biais occidental fondé sur une absurde dichotomie entre nature et
culture. Il n’y a pas de nature
humaine – et
donc, il n’y a pas de nécessité. Tout est contingent ;
c’est-à-dire que tout pourrait être autre.
Pour le dire en un mot : les interrogations des votants quant à
l’abstention ou à la perspective d’une bifurcation radicale
soulèvent des problèmes sérieux, qu’il convient de ne pas éviter
et qu’il faut, au contraire, prendre à bras le corps si nous ne
voulons pas couler. S’il y avait une leçon à tirer de ces
élections, ce serait celle-ci. N’oublions pas que la lutte
révolutionnaire n’implique pas nécessairement la
convergence des luttes ; que la destruction du capitalisme
n’implique pas nécessairement la fin de la misogynie, du
racisme ou de l’homophobie ; reconnaissons cette absence de
nécessité, et travaillons à partir d’elle à l’inclusion
totale, dans notre manière de penser, de tous les problèmes que
nous refusons parfois d’affronter par facilité. N’ayons pas peur
des questions simples.
Quoi
qu’il en soit, l’affolement du monde politique face à la hausse
de l’abstention témoigne tout de même du fait que la désertion
du système républicain-capitaliste commence à porter ses fruits.
On pouvait ignorer les abstentionnistes lorsque le monde capitaliste
donnait encore l’illusion de tenir la route, lorsque la perspective
du crash (inévitable, comme dans tout système voué à une
croissance infinie) n’était pas imminente. Aujourd’hui, on ne le
peut plus.
Les
jeunes n’ont pas la flemme ; les partisans de la révolution
ne sont pas plongés dans une léthargie. Les obsédés de la croissance (sous-entendue : économique), de la
productivité, de la réforme et du « qu’est-ce-que-vous-proposez »voient s’opposer à leur agitation destructrice une désertion
massive de la politique républicaine. Mais cette désertion ne doit
pas nous empêcher d’affronter les questions qui viennent de
l’extérieur ; et cela commence par se retrouver. Puisque la
force du mouvement révolutionnaire a toujours été les liens
qu’elle permet, puisqu’elle se targue de mettre en avant
l’amitié, alors
retrouvons-nous. Assumons la contingence du geste révolutionnaire,
et tâchons de résoudre de l’intérieur les contradictions qui
empêchent les militants-votants de se joindre à nous en confiance,
et de participer à la désertion du monde politique capitaliste.
Refusons de plus belle ce culte du concret et de l’action qui
caractérise le monde occidental destructeur, réinventons notre
langue avec précision et poésie pour sortir des impasses
conceptuelles qui empêchent une reconfiguration radicale du monde,
réapproprions-nous les mots que la langue capitaliste nous a volés,
ayons le courage de nous reposer les questions les plus simples –
mais surtout, retrouvons-nous. Les liens sont toujours ce qui nous
sauve ; dans le désastre prédateur, ils sont notre meilleure
chance.