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TOUS DEHORS


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15/08/23
Gigi Roggero


« Celui qui ne voit pas, verra. Celui qui voit sera aveuglé. » Lors de son dernier dialogue public au festival DeriveApprodi, en compagnie d'Adelino Zanini, Mario Tronti a surpris la tradition opéraïste et communiste en citant Jésus. Un Jésus qui ne tend pas l'autre joue. Un Jésus très benjaminien, qui se bat pour venger le passé. Un Jésus qui divise le monde en deux. Riches et pauvres, pour le christianisme primitif. Ouvriers et capital, pour nous. Amis et ennemis, dans le lexique du réalisme politique. Karl Marx et Carl Schmitt. Lénine et Saint Paul. Des hommes de ce monde, mais pas de ce monde : voilà le révolutionnaire. Il ne s’en va pas voleter dans les cieux utopiques de l'ailleurs. Il ne rampe jamais dans les plis opportunistes du présent. Il est toujours là, dedans et contre. Ce n'est qu'à cette condition qu'il peut dire : vous ne nous attraperez jamais.

Nous avons souvent entendu parler de l'existence de différents Tronti. Celui d'avant 1967, celui d'après 1967. Le Tronti des ouvriers, le Tronti du PCI. Celui d’Ouvriers et Capital, puis celui de la théologie politique. On n'a jamais compris ce que cela voulait dire, et si on l’a compris, alors on n'est pas d'accord. Il y a aussi des Marx différents, ou des Lénine différents, ou mettez qui vous voulez. Nous savons que de Tronti, il n'y en avait qu'un et un seul : l'homme partisan, irréductiblement partisan. Du début à la fin. Pas simplement un penseur politique, comme il le soulignait à juste titre, mais un politicien pensant.

Et, quelqu’un disait, les chemins politiques ne se déroulent jamais dans la régularité de la perspective Nevski. Il y a des courbes mystérieuses et des lignes droites à suivre. Nous le savons. Nous pouvons discuter de ses virages et différents cheminements, notamment dans certains passages tragiques et cruciaux. Dans une certaine mesure, nous devons en discuter, bien sûr. Ajoutons que ce n'est pas que cela n'ait pas été fait. Ce qui, pour nous, ne peut être discuté, c'est la fermeté de son point de vue, de sa volonté de marcher sur cette foutue ligne droite. Ceux qui regardent de l'extérieur, c'est-à-dire du tribunal de l'idéologie (qui est toujours un tribunal bourgeois), verront beaucoup de contradictions, des contradictions retentissantes, cinglantes. Ceux qui replacent ces contradictions dans son histoire seront en mesure de les comprendre non pas pour justifier, mais aussi pour évaluer les égarements politiques. Là-dessus, Mario ne s'est jamais caché ni dérobé. Il a revendiqué chaque pas et chaque erreur, il ne s’est repenti de rien. Ses contradictions, cependant, ont toujours été internes au fureur de la tactique, jamais à l'abandon de la stratégie.

Tourner le dos à l'avenir, en effet, ne signifiait pas renoncer à subvertir le présent. Cela signifiait, et signifie toujours, "immobiliser l'adversaire pour pouvoir mieux le frapper", comme il l'a écrit dans son livre le plus célèbre. Et ceux qui se moquent d'un récent Tronti replié sur lui-même, sur le spiritualisme, sur l'intériorité, montrent qu'ils ne font que regarder sans voir. Car c'est là que se trouve la recherche d'un esprit non spiritualiste, du renforcement de la subjectivité antagoniste dans la citadelle ennemie, d'une liberté communiste et nietzschéenne, donc non démocratique. Être en paix avec soi-même pour entrer en guerre avec le monde. La recherche d'une Basileia sans Basileus, d'un royaume sans roi. Auctoritas versus potestas : là, courageusement, Tronti a poussé la réflexion. Une pensée prophétique, qui n'est pas la prescience de supermarché des crapules des talk-shows et de ceux qui nagent dans le sens du courant. C'est la capacité de dire ce que les autres ne veulent pas entendre, de voir sous l'épaisse couverture de la banalité et de l'opinion publique.

Déconcerter, disions-nous au début. Comme nos grands maîtres, ceux qui enseignent sans en avoir la prétention, Tronti a toujours eu la capacité de te déconcerter. Lorsque vous arriviez à un point d’accroche que vous croyiez immobile, vous vous rendiez compte qu'il était en fait en mouvement, et vous deviez sauter à nouveau pour saisir un point d'atterrissage plus avancé. Il aimait l'oxymore, comme lorsqu'il se qualifiait de "révolutionnaire conservateur". Non, rien à voir ici avec le goût de la provocation, rien de plus éloigné de Mario que de vouloir épater la bourgeoisie. C’était sa capacité risquée à se déplacer là où le danger était le plus grand, pour reprendre les mots de son cher Hölderlin. Dans la contradiction, justement, pour en faire un moteur de la pensée subversive. « De l'extrême possible, je répéterai jusqu'au bout : cette forme de vie et ce monde ne peuvent être acceptés ! » La politique du crépuscule n'était pas synonyme de renoncement, pas du tout. Une fois de plus, on peut se demander si là où Mario a vu un coucher de soleil tragique, il n'y avait pas la possibilité de nouvelles aurores. Et pourtant, une fois de plus, une chose est sûre : nous devons nous tenir prêts, à la manière de Lénine. Identifier les nouvelles contradictions, les contradictions centrales. Et être prêts à être troublés par le clinamen, pour bondir en avant. Avec la détermination de celui qui cherche à connaître l'ennemi mieux que l'ennemi ne se connaît lui-même. Avec la curiosité de chercher ses amis même dans des lieux éloignés de celui où il a été placé. Surtout si, là où il était placé, il trouvait de moins en moins d'amis.

Enfin, quelques souvenirs personnels qui, comme l'a dit Mario à propos des livres, peuvent « contenir une part de vérité à une condition : s'ils sont tous écrits avec la conscience d'avoir fait une mauvaise action. »

C’était le 8 août 2000 que je l'ai rencontré pour la première fois. Nous faisions alors des recherches sur l'opéraïsme. Ce n'est pas tous les jours, ni dans toutes les vies, que l'on rencontre l'incarnation non pas d'un livre, mais du livre. Un livre si extraordinaire qu'il semble avoir été écrit tout seul. Chaque phrase est une sentence contre les patrons et le mode de vie bourgeois. Oui, parce que Tronti, c'était la haine irréductible des patrons et de la vie bourgeoise. Le 8 août, il y a vingt-trois ans, j'ai été surpris de le voir jouer avec un petit chaton noir appelé Pasquale. Il nous a ensuite raconté la fois où Pasquale s'était présenté avec une souris dans la bouche et où toutes les bourgeoises alentour s'étaient mises à fuir. La bourgeoisie avait peur, commentait-il avec satisfaction en caressant Pasquale.

Cette haine de Mario était irréductible, toujours. C'était une haine constitutive, la politique commençait là. En 2004, il avait assisté à une réunion de la gauche bienpensante à propos de la violence et de la non-violence, un sujet horrible, qu'il écarta rapidement : l'opposition n’était pas entre la violence et la non-violence, mais entre la violence et la force. Encore une fois, un camp contre l'autre. Il s'agissait de choisir son camp. Il n'y avait rien à ajouter. Puis, après avoir patiemment écouté un gloubi-boulga sentimentaliste pacifiste qui sentait bon l'opportunisme, il était intervenu avec son puissant calme. Sans crier, car ce n’est pas la peine quand ce sont les mots qui détonnent. Il remplissait chaque mot de pensée, parce que Tronti ne répétait jamais ce qui était déjà connu : il parlait avec la pensée, il parlait en pensant. Et c’était une rareté extraordinaire, même dans nos milieux. Il avait seulement dit : "Le problème est de savoir comment les faire payer". Le sang de beaucoup s’était glacé, alors que le feu s’était allumé dans l'esprit de quelques-uns. Oui, parce que Mario allait toujours à l'essentiel. Il allait toujours à la racine des choses. Et la racine, nous le savons maintenant, est en haut. C’est là qu’il faut parvenir, pour déraciner et replanter.

La dernière fois que j'ai eu de ses nouvelles, c'était vendredi dernier, il m'a donné quelques indications sur son dernier grand projet, « Pour un atlas de la mémoire ouvrière. » Jusqu’à ses derniers instants, il a cultivé ses navets dans son jardin, à l’image d’un Montaigne qui disait : « mes navets sont les conflits entre les hommes, libres et pourtant organisés de manière antagonique, soit pour conserver le monde tel qu'il est, soit pour le renverser de bas en haut. »

Mario Tronti n'était pas seulement un excès dans l'histoire du marxisme, mais, au sens fort et schmittien du terme, une exception. Ouvrier et marxien, donc pas marxiste. Il y a un avant et un après Ouvriers et capital. Il y a un avant et un après Tronti. Entre ce 8 août 2000 pour moi fondateur et ce terrible 7 août 2023, avant, après et surtout, pour ce que tu as écrit, pour ce que tu as dit et pour tes silences réfléchis, merci de nous avoir appris à devenir ce que nous sommes. De nous apprendre à regarder le monde. De le regarder encore, de le regarder à nouveau, de le voir comme une première fois. De voir ce que nous n'avions pas vu auparavant. Et de comprendre qu'il suffit de regarder ce monde pour le haïr radicalement.