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7/07/2022
Gilles Deleuze

01/09/2022
Sandesh Prasad
Traduction - Carmen Rafanell
Le 9 juillet, des centaines de milliers de Sri Lankais ont pris d'assaut et occupé un certain nombre de bâtiments gouvernementaux clés, forçant le président Gotabaya à fuir le pays et à démissionner. C'était le point culminant d'un soulèvement de plusieurs mois déclenché par la pire crise économique que le pays ait connue depuis son indépendance. Au centre de la contestation, se trouvait une occupation tentaculaire au cœur de Colombo, la capitale du pays. Sandesh Prasad, un jeune révolutionnaire américain, nous livre ici un récit détaillé de l’été insurrectionnel qu’il a vécu au Sri Lanka.
Le Sri Lanka est un pays de vingt-deux millions d'habitants, soit une population à peu près équivalente à celle de la zone métropolitaine de New York. Cinq millions d'entre eux vivent à Colombo et dans ses environs, la capitale de cette nation insulaire. Colombo est une ville portuaire tentaculaire, grouillante d'oiseaux noirs, qui s'étend le long d'une longue plage. C'est une ville aux multiples contrastes, qui se remarquent surtout par son architecture. De vieux bâtiments coloniaux hollandais et britanniques côtoient maladroitement des tours de verre et d'acier datant d'un récent boom immobilier, dont beaucoup demeurent inachevées Remontant à la fin des années 2000, cette orgie de construction a suivi l'orgie de violence qui avait marqué la fin d’une guerre civile, longue de près de trois décennies.
Depuis cet été, Colombo est une ville en suspens. C'est une ville où les gens dorment dans leur voiture afin d’économiser l'argent du carburant qu'ils utilisent d’ordinaire pour rentrer chez eux après une longue journée de travail. C'est une ville où l’on attend des jours entiers pour prendre de l’essence. C'est une ville où les queues devant les épiceries débordent sur la rue, où l'on attend au coin de la rue des bus ou des touk-touks qui ne viendront peut-être jamais, où l'on attend dans des gares surpeuplées pour s'accrocher aux portes de trains déjà bondés, où l'on attend des nouvelles de ces pétroliers qui n’arrivent plus.
Des révolutionnaires et des activistes sont incarcérés ou se terrent dans l’espoir de ne pas se faire arrêter à leur tour. Les participants à l’occupation qui a secoué le pays attendent que la police les expulse. Les plus optimistes attendent la réapparition d'un mouvement de masse. Les classes moyennes espèrent recevoir leurs passeports le plus vite possible et ainsi quitter le pays. La nation toute entière attend des nouvelles des négociations en cours avec le Fonds monétaire international (FMI), avec la Chine, avec l'Inde et avec tous ceux qui pourraient offrir un peu d'aide. Plus que tout, ils attendent avec impatience de voir si le nouveau président, Ranil Wickremesinghe, sera capable de renverser la situation et de trouver une issue à cette crise avant d'être lui aussi emporté par une vague de protestations massives, comme l'a été son prédécesseur.
Plus tôt cet été, l'ambiance était bien différente. Il y a quelques semaines, Colombo était une ville envahie par un gigantesque élan révolutionnaire. Des centaines de milliers de personnes venues de tout le pays, deux millions selon certaines estimations, avaient envahi la capitale. Ce fut le point culminant d'un soulèvement de plusieurs mois déclenché par la pire crise économique que le pays ait connue depuis son indépendance. Le matin du 9 juillet, des milliers de personnes ont pris d'assaut et occupé le palais présidentiel, Temple Trees, la résidence officielle du Premier ministre et d’autres bâtiments centraux du pouvoir. Dans la foulée, le président s'est enfui par la porte de derrière et a pris un bateau au moment où la foule commençait à arriver devant chez lui, alors que son déjeuner venait tout juste de lui être servi. Plus tard dans la soirée, la résidence privée du Premier ministre a été incendiée.
Pendant près d'une semaine, le Sri Lanka a semblé être sur le point de basculer. Le président, Gotabaya Rajapaksa, a fui le pays, d'abord aux Maldives, puis à Singapour et enfin en Thaïlande. Il a fini par envoyer une lettre de démission par email. La plupart des bâtiments gouvernementaux importants étaient occupés par le mouvement. Des milliers de personnes venues de tout le pays ne voulaient pas quitter les rues. Les syndicats menaçaient de lancer une grève générale.
Lorsque Ranil Wickremesinghe, alors Premier ministre, s'est déclaré président par intérim en l'absence de Gotabaya, des manifestants ont pris d'assaut et occupé son bureau. Ils ont aussi tenté de prendre d'assaut le Parlement. Des soldats ont été malmenés et, dans le chaos qui s’est ensuivi, leurs armes ont été récupérées par la foule, alors que d’autres manifestants faisaient irruption dans une station de télévision publique pour interrompre sa diffusion. Puis, Ranil a déclaré l'état d'urgence et a ordonné aux forces armées de rétablir l'ordre, alors que dans un premier temps, les dirigeants militaires continuaient à garder une certaine neutralité. Toute l'initiative était encore entre les mains du mouvement.
Il arrive que des soulèvements ne soient pas vaincus directement par l'État, mais plutôt par le choc de leur propre victoire. En contemplant sa propre victoire, le mouvement a semblé comme paralysé. Les choses s'étaient passées si vite et la chute du régime de Rajapaksa était un objectif si ambitieux que personne n'avait sérieusement envisagé ce qui pourrait se passer ensuite. Beaucoup pensaient qu'en occupant les bâtiments du gouvernement, le mouvement avait, en quelque sorte, pris le pouvoir ; qu'il pouvait au moins dicter les conditions de la transition. Mais c’était sans compter sur le fait que le gouvernement avait continué à fonctionner dans l’ombre.
Ce flottement a suffi pour que la contre-révolution reprenne le dessus. Selon la constitution sri-lankaise, si un président démissionne, le premier ministre doit assurer l'intérim. Le Parlement dispose alors de trente jours pour élire un nouveau président. Des élections ont donc été organisées à la hâte le 20 juillet, alors que le pays retenait son souffle et attendait.
La pénurie de carburant et de nourriture à laquelle le pays était confronté ne cessait de s'aggraver, alors que la situation économique devenait désespérée. Des images exagérant à dessein l’atmosphère de chaos qui sévissait dans les bâtiments occupés étaient diffusées chaque soir à la télévision. Dans la conscience populaire, ces images symbolisaient la menace d’un désordre menaçant. Le mouvement a commencé à craindre d'être accusé d'avoir plongé le pays dans le chaos et en guise d'acte de bonne foi, on a alors décidé de rendre la plupart des bâtiments gouvernementaux qui étaient encore occupés.
La confusion régnait. Même si presque tous les partis représentés au Parlement se voyaient accusés de collaborer avec l'ancien régime, le « cartel Rajapaksa », on remettait au parlement le soin de décider du sort de la révolution. Le mouvement voulait un « changement de système », mais ne voulait pas aller au-delà, ou contre, la constitution.
Un certain bon sens a prévalu. Si un candidat de l'opposition était élu par le Parlement, il bénéficierait d'un délai de grâce pour voir s'il pouvait endiguer les problèmes économiques du pays. Même si le mouvement avait initialement demandé la démission des 225 membres du Parlement, nombre de ses éléments comprenait aussi que la population n'était pas prête pour un tel saut. Par contre, si Ranil, un proche allié des Rajapaksas, remportait les élections, on entendait partout dire que le chaos se répandrait dans tout le pays.
Bien qu'il y ait eu quelques troubles pendant la période précédant l'élection, ces manifestations étaient de faible ampleur, trop performatives et apparaissaient comme trop radicale à une majorité de gens. En revanche, on s'attendait largement à ce que les manifestations de masse reviennent une fois l'élection terminée.
Lorsque Ranil a finalement été élu par une large majorité de parlementaires, rien ne s'est passé. Tout le monde s'attendait à ce qu'il y ait une émeute, mais personne n'avait vraiment l'intention de se soulever.
Le mouvement, semble-t-il, avait sous-estimé le fait que la majorité des habitants était prête à donner une chance à toute personne susceptible de sortir le pays de cette impasse, quitte à se résoudre à laisser le pouvoir au très impopulaire Ranil. Après des mois de lutte, en plus de la réalité quotidienne de la crise, le pays était épuisé. Même dans l’occupation principale de Colombo, l'humeur était moins outrée que résignée et anxieuse. Ranil est connu pour son rôle dans la répression de l'insurrection communiste de la fin des années 1980, qui l'a amené à superviser des camps de détention où les prisonniers étaient torturés. Pour les militants, son élection est le signe qu'une autre vague de répression se profile.
Quelqu'un m’a fait remarquer qu'après l'élection de Gotabaya en 2019, l'air du pays était plus difficile à respirer. C'était à présent la même chose. Populairement connu sous le sobriquet de « renard rusé », il était largement entendu que Ranil était tout simplement trop malin, tenace et déterminé pour être vaincu de la même manière que Gota. Les occupations, les blocus, les émeutes, les prises d'assaut de bâtiments et les protestations de masse ne suffiraient pas cette fois-ci. De nouvelles tactiques et une nouvelle stratégie étaient nécessaires.
Une série de réunions a eu lieu le lendemain de l'élection dans le principal campement de manifestants. Il s’agissait principalement de décider d'une orientation commune pour décider de nouvelles stratégies. Le lendemain après-midi, les manifestants ont annoncé leur intention de quitter le Secrétariat présidentiel, le dernier bâtiment occupé. Ils entendaient néanmoins maintenir l'occupation principale à l’extérieur.
Le mouvement, dit-on, est censé être un conduit permettant d'exprimer l'humeur et la sensibilité du pays. Si la majeure partie du pays souhaite donner un peu de répit au nouveau gouvernement, plutôt que de se lancer immédiatement dans une lutte pour le faire tomber, le mouvement dit vouloir respecter cette volonté. Mais la situation demeure instable et il est vraisemblable qu'il y aura bientôt une nouvelle vague d'agitation.
Beaucoup font quand même le pari que la lutte reprendra plus vite que l’on pourrait s’y attendre. Un renflouement par le FMI entraînerait presque certainement une nouvelle série de mesures d'austérité, ce qui provoquerait probablement de nouvelles manifestations en retour. Le mouvement serait alors en position de force s'il pouvait maintenir l'infrastructure nécessaire pour absorber ces nouvelles énergies. Le maintien de l’occupation demeure donc une question centrale pour le mouvement.
Il semble que Ranil, le nouveau Premier ministre, fasse un pari similaire. Alors que les discussions avec le FMI semblent progresser lentement, le nouveau gouvernement s'est attaché sans relâche à réprimer le mouvement, à démanteler son infrastructure et à arrêter tout dirigeant visible. Ranil semble lui aussi s'attendre à ce que l'aide du FMI soit suivie de nouveaux troubles.
Ranil ne perd pas de temps. Si la vague de répression s’est fait subtile au début, elle a néanmoins été rapide. Le 21 juillet, Ranil a prêté serment. Tard dans la nuit, vers 2 heures du matin, des milliers de soldats, masqués et armés de matraques et de fusils, ont pris d'assaut le Secrétariat présidentiel. Des centaines de manifestants se sont rassemblés dans une tentative un peu désespérée de défendre une occupation qu'ils avaient pourtant l'intention de rendre le lendemain. Alors qu'ils battaient en retraite, les manifestants ont été chargés par les soldats et frappés à coups de matraque. Durant la nuit, plus de cinquante personnes ont été blessées.
Le principal camp de la contestation a été encerclé. Les médias et les avocats n'avaient plus le droit d'y entrer et plus personnes ne pouvaient en sortir, y compris les blessés. Près d'un tiers de l'occupation, la section connue sous le nom de « Gate Zero », qui entourait le Secrétariat présidentiel, a été démolie. Elle comprenait le centre informatique, un cadeau de militants de Los Angeles, la tente des vétérans blessés, la tente des sourds, une scène, le « bureau de la lutte » et les tentes des différents partis de gauche.
Beaucoup s'attendaient à ce que cela provoque une vague de fureur semblable à celle qui avait suivi les attaques du 9 mai contre l'occupation. Mais, tout comme après les élections, rien ne s'est concrétisé. Le pays a retenu son souffle et a continué d’attendre.
Lors des manifestations du lendemain, il y a eu quelques affrontements avec les soldats sur les barricades, mais ceux-ci n'ont jamais atteint une masse critique. Les foules qui étaient sorties le 9 juillet sont pour la plupart restées chez elles. C’était, en partie, la résultante de l'aggravation de la crise des carburants, mais surtout le signe du climat de résignation qui s’installait dans le pays.
Une vague de répression s’est ainsi abattue sur le mouvement. Une partie du camp a été évacuée, des manifestants et des activiste ont été arrêtés, puis jetés en prison et un journal favorable au mouvement a été perquisitionné.
À ce jour, l'État a repris la totalité de l'initiative. La quasi-totalité des personnalités publiques du mouvement, et beaucoup de personnes qui se sont moins misent en avant, se terrent. Chaque jour, de nouveaux mandats d'arrêt et interdictions de voyager sont émis par les autorités. Presque tout le monde a des connaissances dont les maisons ont été inspectées par la police. S’ils ne trouvent pas les personnes qu’ils cherchent, les policiers vont jusque chez leurs parents en province.
Le mouvement est entré dans cette phase familière à de nombreux autres mouvements dans laquelle les énergies se concentrent d’avantage à lutter contre la répression que sur la continuation de la lutte. L'opinion publique a beau être toujours largement encline à soutenir le mouvement, cela ne fera pas descendre beaucoup de nouvelles personnes dans la rue.
La majeure partie du pays, pour l'instant, demeure dans l’expectative. Le nouveau gouvernement a réussi à ramener suffisamment de stabilité pour s'offrir un certain degré de paix sociale. Les files d'attente pour le carburant raccourcissent. Un système de QR code a permis d’en rationaliser la distribution. La circulation commence à reprendre dans les rues. Les coupures de courant ont diminué. Dans la ville voisine de Kandy, des milliers de personnes se sont rassemblées pour célébrer le festival bouddhiste annuel qui dure une semaine. Tout ceci donne l'impression d'un certain retour à la normale.
Il est néanmoins peu probable que la paix sociale dure longtemps. Mais seul le temps nous le dira. Le 18 août, une marche d'étudiants s'est heurtée à la police anti-émeute jusqu'à ce qu'elle soit repoussée par des canons à eau. L'air de Colombo commence à nouveau à se remplir de l'odeur des gaz lacrymogènes.
Le feu qui couvait au Sri Lanka s’est déplacé et a déjà repris ailleurs. Au Sierra Leone, des émeutes liées à l'augmentation du coût de la vie ont entraîné la mort de dizaines de manifestants et de près d'une douzaine de policiers. Des soulèvements ont également éclaté au Panama, en Équateur et en Bosnie. Le FMI s'inquiète ouvertement de la propagation de troubles similaires à ceux qu’a le Sri Lanka au Pakistan, au Bangladesh et au Népal.
Dans le monde entier, nombre de pays sont confrontés à des crises économiques similaires, provoquées par la pandémie, l'inflation et la guerre en Ukraine. Ces conditions vont continuer à produire des troubles. Les années à venir verront des émeutes se propager d'un pays à l'autre, comme une traînée de poudre. C'est presque certain. Il est difficile de savoir si ces émeutes déboucheront sur une insurrection ou une révolution. Mais l'expérience sri-lankaise semble le suggérer.