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03/10/22
Shirin Kamangar
Traduction de Noémie Bittan
Dans ce texte, Shirin Kamangar, une militante de la gauche iranienne, revient sur le soulèvement en cours qui répond à l’assassinat de Jina Amini par la police des moeurs iranienne et inscrit cette vague de révolte dans l’histoire plus large de la résistance populaire iranienne des XXe et XXIe siècle.
L'assassinat
de Jina (Mahsa) Amini, à la suite de son arrestation par la "police des
mœurs" du régime iranien à Téhéran le 15 septembre 2022, pour n'avoir
prétendument pas respecté les règles strictes régissant le port du hijab, a
déclenché une vague de protestation publique qui continue de se propager dans
tout le pays.
Jina a d'abord été emmenée au centre de détention de Vozara à Téhéran pour y
suivre des "cours de rééducation". Quelques heures plus tard, elle a
été transférée à l'hôpital après avoir présenté des symptômes de commotion
cérébrale. Elle est rapidement tombée dans le coma et a été déclarée morte deux
jours plus tard. Beaucoup soupçonnent que sa mort a été causée par des coups violents
répétés à la tête. Les autorités iraniennes insistent sur le fait que sa mort serait
due à une "crise cardiaque", une affirmation que sa famille rejette
car elle est sans fondement, étant donné que Jina était une jeune femme de 22
ans en bonne santé et qu'elle n'avait aucun problème de santé connu. Le 17
septembre, son corps a été transféré à Saqqez, son lieu de résidence, dans la
province du Kurdistan, au nord-ouest de l'Iran, afin d'apaiser l'agitation
populaire à Téhéran. Malgré toutes les mesures de sécurité prises par le
régime, ses funérailles ont été l'occasion d'un soulèvement de masse qui s'est
ensuite rapidement étendu aux villes voisines - Sanandaj, Mahabad, Marivan,
Divan Dare, Bukan et Paveh, entre autres.
Ce
mouvement de protestation s'est rapidement propagé au-delà de la province du
Kurdistan, montrant clairement que la population de tout le pays considère la
mort de Jina et les lois morales autoritaires du régime comme emblématiques de
l'intensité croissante de l'oppression, de la corruption et de la pauvreté
imposées par cet État capitaliste militarisé et patriarcal. Dans toutes les
régions d'Iran, notamment à Téhéran, Rasht, Sari, Ghazvin (dans le nord de
l'Iran), Arak et Ispahan (au centre), Mashahd (au nord-est), Tabriz (au
nord-ouest), Khoram Abad (à l'ouest), Kerman (au sud-est), Shiraz, Bandar Abbas
et Kish (au sud), les Iraniens ont manifesté contre le meurtre de Jina, et le
nombre de villes qui se joignent aux protestations augmente chaque jour.
Des messages annonçant l'heure et le lieu des manifestations ont été publiés
sur internet, notamment sur des chaînes Telegram, Instagram et Twitter de
gauche comme Sarkhat2 et Sedaye Mahi Siah3, afin d'aider les gens à s'organiser
et de leur permettre de publier des vidéos et des photos des manifestations.
Les étudiants de la plupart des universités de Téhéran, dont Shahid Beheshti,
Allame, San'ati Sharif, Tarbiat Modares, Amirkabir et Al Zahra, ainsi que des
universités de grandes villes comme Yazd, Isfahan, Karaj et Tabriz, ont
organisé et tenu des manifestations sur les campus. En outre, de nombreuses
célébrités ont exprimé leur mécontentement à l'égard de la répression actuelle
en apparaissant sans voile sur les réseaux sociaux. Les shuras (conseils)
d'enseignants et de travailleurs ont dénoncé les mesures oppressives du régime
par le biais de déclarations publiques. Il est intéressant de noter qu'un
nombre important de familles religieuses, de femmes voilées et même de religieux
ont demandé la révocation des lois imposant le hijab obligatoire.
En outre, les
slogans forgés par les manifestants montrent assez clairement les liens entre
les manifestations actuelles et la série de soulèvements de 2017 et 2019, qui
ont été déclenchés par la suppression des subventions de l'État sur les
produits pétroliers et les aliments de base, ainsi que les protestations
antérieures contre le hijab obligatoire, d'abord, immédiatement après la
révolution de 1979, puis en 2017 dans un mouvement connu sous le nom des
« Filles de la rue Inquilab (Révolution)".
Les femmes résistent à l'instrumentalisation de leur corps par les services du
régime existant et leur idéologie. Dans les premières années de la révolution,
les femmes non voilées étaient considérées comme une menace pour l'unité et la
sécurité nationales, à un moment où l'anti-impérialisme était au centre des discours
politiques. Divers groupes d'opposition, malgré leurs divergences, ont uni
leurs forces contre les puissances impérialistes qui exploitaient alors les
ressources naturelles de l'Iran. À cette époque, le fait de retirer son voile
signifiait l'imposition des valeurs et de la culture occidentales, que de
nombreuses personnes estimaient devoir rejeter ouvertement pour défendre la
nation. C'est pour cette raison que les protestations des femmes contre le
hijab obligatoire immédiatement après la révolution de 1979 n'ont souvent pas
été soutenues, même par une grande partie de la gauche.
Cependant, les manifestations d'aujourd'hui ne sont pas uniquement axées sur la
"question des femmes" ou sur la "répression islamique" ;
elles répondent également à une crise socio-économique croissante dont les
origines résident à la fois dans les effets des sanctions américaines et dans
l'orientation de plus en plus néolibérale de la politique économique qui a créé
un chômage massif et permis une corruption systématique du gouvernement. Le
tournant néolibéral de l'Iran a privé la population de sa subsistance
quotidienne et a accordé une richesse incommensurable à une minorité arrivée au
pouvoir, la classe du régime. Ces facteurs, combinés à une répression massive
de la liberté d'expression et de pensée, et à un régime tyrannique qui a réduit
l'islam à la question du hijab et de l'intervention régionale, ont conduit à un
sentiment généralisé d'indignation.
Un tel
sentiment d’indignation se traduit, par exemple, dans les chants et les slogans
du mouvement de protestation actuel. "Femme, vie, liberté" (زن، زندگی، آزادی), un slogan né d'abord au Rojava, la
région autonome kurde du nord-est de la Syrie, est devenu le principal slogan
du mouvement, scandé aujourd'hui par la plupart des manifestants dans toutes
les villes d'Iran. Dans le pays, on comprend de mieux en mieux aujourd'hui que
les femmes se heurtent à une forme de capitalisme patriarcal qui marginalise
leur participation au marché du travail en appliquant des règles et règlements
stricts qui les excluent aussi de la sphère publique et les ségrégent en les
confinant à la maternité et à la domesticité.
Les étudiants scandent également des slogans comme "pauvreté, corruption,
injustice / honte à toute cette tyrannie" (فقر و فساد و بیداد/ مرگ بر این استبداد) ; "La libération est notre droit,
notre pouvoir est notre action collective", (رهایی حق ماست، قدرت ما جمع ماست), et "exploitation, chômage, hijab obligatoire
pour les femmes" (بیگاری، بیکاری، پوشش زن اجباری).
D'autres slogans dans les rues d'Iran, comme "A bas le dictateur" (مرگ بر دیکتاتور) et "A bas le tyran, que ce soit le
Shah ou le Guide suprême" (مرگ بر ستمگر، چه شاه باشه چه رهبر), "Khamenei est un meurtrier, sa
souveraineté est illégitime, "(خامنهای قاتله، ولایتش باطله) et "A bas Khamenei" (مرگ بر خامنهای), révèlent la colère du peuple contre le
régime despotique actuel et mais aussi contre un régime monarchique dont les
descendants cherchent sans cesse des occasions d'utiliser les mouvements
populaires pour reprendre le pouvoir.
Le renversement de la dynastie Pahlavi en 1979 n'a pas empêché les membres de
cette famille de continuer à vivre comme des rois avec les énormes richesses
qu’ils avaient dérobées au peuple iranien. Il est important de rappeler que la
dynastie Pahlavi, qui a dirigé l'Iran de 1925 à 1977, se présentait comme un régime
laïc étroitement aligné sur l'Occident. Les revenus liés à l’exploitation
pétrole ont permis au régime de moderniser l'Iran et de présenter une attitude progressiste
aux puissances occidentales. Cette modernisation et cette occidentalisation
rapides ont été réalisées au détriment du peuple, dont l'aspect rétrograde
devait être réformé. Reza Shah a, par exemple, lancé une "campagne de
dévoilement" et à aussi interdit les vêtements traditionnels des hommes en
faveur de vêtements occidentaux. Ces campagnes, si coercitives, avaient
déclenché des affrontements sanglants à Mashhad, la deuxième ville d'Iran.
Parallèlement, cette campagne de modernisation et d'occidentalisation forcée a
conduit au licenciement d'employés du gouvernement dont les épouses les accompagnaient
voilées. De plus, les femmes voilées se voyaient obligées de porter des
vêtements et des couvrechefs européens plutôt que le tchador traditionnel.
Cette "émancipation" a été plus bénéfique pour l'économie européenne
que pour le peuple iranien, puisque la mode européenne a été imposée par la
force et qu'un grand marché a été ouvert au profit des fabricants allemands et
français, tandis que les producteurs locaux souffraient. Parallèlement, cette
campagne de modernisation et d'occidentalisation forcée a conduit au
licenciement d'employés du gouvernement dont les épouses étaient voilées. De
plus, le port du voile était interdit dans certains services publics et lieux
de divertissement, tels que les cinémas et les bains publics. Des foulards étaient
arrachés et déchirés en lambeaux par la police ; les fonctionnaires
s'introduisaient parfois dans des maisons privées ou faisaient du porte-à-porte
et arrêtaient les femmes portant des tchadors dans l'intimité de leur foyer.
Les femmes voilées se voyaient également refuser un certain nombre de
possibilités de recevoir une éducation.
De la même
manière que sous le règne de Reza Shah, le régime actuel punit la violation des
codes vestimentaires par l'emprisonnement et les châtiments corporels. Cela met
en évidence que le contrôle du corps des femmes, qu'il soit exigé des femmes
qu'elles s'exposent ou se cachent, reste une partie intégrante de tous les
ordres politiques, qu'ils soient laïques ou islamiques. C'est pourquoi le
slogan "Vive le socialisme et vive le communisme" (زنده باد سوسیالیسم، زنده باد کمونیسم) est scandé au Kurdistan en rejet des
régimes despotiques actuels et précédents.
Des slogans sont également scandés contre la force Basij, l'organisation
paramilitaire qui a agi comme le principal bras répressif du régime depuis les
premiers jours de la révolution de 1979. Les Basijis répriment les étudiants de
l'université en les attaquant ou en scandant des slogans en faveur du régime.
Ils sont également dans les rues et frappent les manifestants à coups de
matraques ou de décharges électriques. Les manifestants répliquent en scandant
: " Malheureux Bajis, vous êtes notre Daesh " (بسیجی بیغیرت، داعش ما شمایی). Le secteur du clergé qui a lutté pour
accaparer le pouvoir après la révolution de 1979 sous la bannière de l'islam
est également dénoncé publiquement : "Clergé, va te faire foutre" (آخوند برو گمشو).
Les
manifestants ont transformé de manière créative les noms euphémisés des
institutions répressives de l'État afin de faire apparaître la violence et la
répugnance que ces noms servent à dissimuler. Par exemple, la "patrouille
d'orientation", également connue sous le nom de "police de la
moralité", a été créée en 2005 sous le nom officiel de "programme de
renforcement de la sécurité sociale". Elle est désormais désignée sous le
nom de "Patrouille du massacre" dans des slogans tels que "À bas
la Patrouille du massacre" (مرگ بر ماشین گشت کشتار) ou "Tuer après tuer, maudit soit la
patrouille d'orientation" (کشتار پشت کشتار، لعنت به گشت ارشاد). Dans différentes villes, les
manifestants ont mis le feu à un certain nombre de voitures de police et de
patrouilles.
Comme on le voit, l'accumulation de griefs émanant d'une variété de couches
sociales et de lieux différents, a transformé la mort de Jina en une occasion
de puissante résistance collective. La phrase écrite sur sa tombe, "Chère
Jina, tu ne mourras pas, ton nom deviendra un symbole", s'est largement
répandue sur les réseaux sociaux et à travers les graffitis désormais visibles
dans tout le pays, montrant que sa mort s'est transformée en une lutte pour la
vie, comme l'indique son nom. En kurde, Jina signifie vie. Sa mort nous
rappelle les périls politiques, économiques et idéologiques qui pèsent sur nos
vies, certains immédiats, d'autres émergeant progressivement, tant par la
répression menée sous la bannière de l'Islam que par la mise en œuvre de
programmes économiques néolibéraux initiés dans la décennie suivant la
révolution de 1979. Il nous rappelle également que le désir de vivre du peuple
le conduira à résister à la répression, aussi féroce soit-elle.
Au cours
des premières années de la révolution, la plupart des grandes entreprises ont
été nationalisées, les prix du marché ont été réglementés et les prix de la
plupart des produits de base et du carburant ont été maintenus à un bas niveau
grâce à des subventions gouvernementales. Après la mort de l'ayatollah Khomeini
en juin 1989, les schémas de production capitalistes ont été revigorés par le
biais du programme de "restructuration économique" élaboré avec
l'aide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. En
conséquence de la libéralisation de l'économie, les contrôles des prix ont été
supprimés, les subventions de l'État réduites et les entreprises nationalisées
privatisées. La réduction des subventions de l'État a fait augmenter le prix
des biens et services fournis par le gouvernement et la valeur de la monnaie
nationale a chuté de façon spectaculaire. En 1996, les prix à la consommation
avaient officiellement augmenté de 359 % par rapport à 1990.6 La libéralisation
économique en République islamique d'Iran a suivi une "stratégie en
zigzag", reculant lorsque le mécontentement populaire suscite des
soulèvements publics et accélérant lorsque les protestations s'apaisent.
Cet
événement tragique est largement représenté dans les médias internationaux
comme une conséquence du "hijab obligatoire" mis en place dans un
"État islamique". Le problème n'est pas ce que ces déclarations
disent, mais ce qu'elles servent à dissimuler. Ce discours dominant occulte le
fait que la subordination des femmes prend des formes différentes et qu'elle ne
se limite ni aux "sociétés musulmanes" ni au "hijab
obligatoire". En fait, il ne s'agit pas simplement de l'obligation de
"couvrir" le corps des femmes, mais plutôt d'une "domination ou
d'un contrôle sur le corps des femmes" qui peut prendre des formes très
différentes, de la dissimulation forcée à l'exposition forcée, en passant par
la grossesse et l'accouchement forcés. Les récits dominants sont activement
engagés dans la revitalisation des oppositions orientalistes entre
l'"Occident" et l'"Orient", comme si l'acte barbare de
forcer les femmes à porter le hijab prouvait le caractère civilisé de
l'Occident, ou comme si l'Occident laïque était automatiquement innocent de
l'oppression implacable des femmes censée être typique du monde musulman. En
fait, une fois que nous reconnaissons les diverses formes de subordination des
femmes, nous pouvons voir non seulement les formes d'oppression des femmes
propres aux États séculiers, mais aussi que la doctrine islamique n'explique
pas à elle seule l'oppression des femmes. Nous devons rejeter le mythe souvent
répété de la supériorité culturelle et politique de l'Occident sur un
soi-disant "monde musulman" opprimé et oppresseur.
Pour
prendre un exemple récent : La France, l'un des pays européens les plus
"éclairés", a adopté le 30 mars 2020 un projet de loi
"anti-séparatisme" qui interdit aux filles de moins de 18 ans de porter
le hijab en public, interdit aux parents qui portent le hijab d'accompagner
leurs enfants aux activités ou aux voyages scolaires et interdit le port du
"burkini", un maillot de bain intégral, obligeant ainsi les femmes à
exposer leur corps à la plage ou dans les piscines publiques.
Tout comme le régime du Shah s'efforçait de donner une image
"civilisée" et "laïque" du pays en contrôlant le corps des
femmes, la France confond également "égalité" et "identité
absolue", qui peut être réalisée en niant toute différence afin de
produire un ensemble harmonieux et unifié. Cette interdiction répressive, bien
qu'elle ne soit pas explicitement énoncée dans le projet de loi, est dirigée
contre les femmes musulmanes de France.
Le sentiment d'insécurité et de marginalisation imposé
aux femmes par le "dévoilement forcé" est égal à celui du
"voilement forcé". Ce dernier, cependant, sert toujours à rendre le
premier invisible, une insistance qui réduit la " police des corps "
à leur dissimulation forcée, comme si l'exposition forcée ne servait pas des
fins politiques en créant une hiérarchie entre les femmes " éclairées
" et "non éclairées".
Il est crucial aujourd'hui que la gauche internationale exprime sa solidarité
avec les manifestants en Iran qui luttent pour le droit de continuer à vivre
contre tous les mécanismes d'oppression et d'exploitation, que ce soit sous des
régimes théocratiques ou laïques. La lutte actuelle du peuple iranien n'exige
pas une intervention étrangère mais un mouvement international contre
l'oppression sous toutes ses formes. Qu'il s'agisse du hijab imposé en Iran ou
de l'interdiction du hijab et d'autres formes de vêtements associés aux femmes
musulmanes, les tentatives de contrôle du corps des femmes ne doivent pas être
tolérées. Il est évident que les problèmes auxquels le peuple iranien est
confronté ne se limitent ni à l'Islam ni aux femmes. Le monde entier est
confronté à un ordre néolibéral caractérisé par des politiques de plus en plus
autoritaires, le racisme et la misogynie, qui n'offre rien d'autre que la
misère et le dénuement aux peuples du monde.
Ce texte a d’abord été publié en anglais dans le média américain Spectre.
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Shirin Kamangar
Traduction de Noémie Bittan
Dans ce texte, Shirin Kamangar, une militante de la gauche iranienne, revient sur le soulèvement en cours qui répond à l’assassinat de Jina Amini par la police des moeurs iranienne et inscrit cette vague de révolte dans l’histoire plus large de la résistance populaire iranienne des XXe et XXIe siècle.
L'assassinat de Jina (Mahsa) Amini, à la suite de son arrestation par la "police des mœurs" du régime iranien à Téhéran le 15 septembre 2022, pour n'avoir prétendument pas respecté les règles strictes régissant le port du hijab, a déclenché une vague de protestation publique qui continue de se propager dans tout le pays.
Jina a d'abord été emmenée au centre de détention de Vozara à Téhéran pour y suivre des "cours de rééducation". Quelques heures plus tard, elle a été transférée à l'hôpital après avoir présenté des symptômes de commotion cérébrale. Elle est rapidement tombée dans le coma et a été déclarée morte deux jours plus tard. Beaucoup soupçonnent que sa mort a été causée par des coups violents répétés à la tête. Les autorités iraniennes insistent sur le fait que sa mort serait due à une "crise cardiaque", une affirmation que sa famille rejette car elle est sans fondement, étant donné que Jina était une jeune femme de 22 ans en bonne santé et qu'elle n'avait aucun problème de santé connu. Le 17 septembre, son corps a été transféré à Saqqez, son lieu de résidence, dans la province du Kurdistan, au nord-ouest de l'Iran, afin d'apaiser l'agitation populaire à Téhéran. Malgré toutes les mesures de sécurité prises par le régime, ses funérailles ont été l'occasion d'un soulèvement de masse qui s'est ensuite rapidement étendu aux villes voisines - Sanandaj, Mahabad, Marivan, Divan Dare, Bukan et Paveh, entre autres.
Ce mouvement de protestation s'est rapidement propagé au-delà de la province du Kurdistan, montrant clairement que la population de tout le pays considère la mort de Jina et les lois morales autoritaires du régime comme emblématiques de l'intensité croissante de l'oppression, de la corruption et de la pauvreté imposées par cet État capitaliste militarisé et patriarcal. Dans toutes les régions d'Iran, notamment à Téhéran, Rasht, Sari, Ghazvin (dans le nord de l'Iran), Arak et Ispahan (au centre), Mashahd (au nord-est), Tabriz (au nord-ouest), Khoram Abad (à l'ouest), Kerman (au sud-est), Shiraz, Bandar Abbas et Kish (au sud), les Iraniens ont manifesté contre le meurtre de Jina, et le nombre de villes qui se joignent aux protestations augmente chaque jour.
Des messages annonçant l'heure et le lieu des manifestations ont été publiés sur internet, notamment sur des chaînes Telegram, Instagram et Twitter de gauche comme Sarkhat2 et Sedaye Mahi Siah3, afin d'aider les gens à s'organiser et de leur permettre de publier des vidéos et des photos des manifestations. Les étudiants de la plupart des universités de Téhéran, dont Shahid Beheshti, Allame, San'ati Sharif, Tarbiat Modares, Amirkabir et Al Zahra, ainsi que des universités de grandes villes comme Yazd, Isfahan, Karaj et Tabriz, ont organisé et tenu des manifestations sur les campus. En outre, de nombreuses célébrités ont exprimé leur mécontentement à l'égard de la répression actuelle en apparaissant sans voile sur les réseaux sociaux. Les shuras (conseils) d'enseignants et de travailleurs ont dénoncé les mesures oppressives du régime par le biais de déclarations publiques. Il est intéressant de noter qu'un nombre important de familles religieuses, de femmes voilées et même de religieux ont demandé la révocation des lois imposant le hijab obligatoire.
En outre, les slogans forgés par les manifestants montrent assez clairement les liens entre les manifestations actuelles et la série de soulèvements de 2017 et 2019, qui ont été déclenchés par la suppression des subventions de l'État sur les produits pétroliers et les aliments de base, ainsi que les protestations antérieures contre le hijab obligatoire, d'abord, immédiatement après la révolution de 1979, puis en 2017 dans un mouvement connu sous le nom des « Filles de la rue Inquilab (Révolution)".
Les femmes résistent à l'instrumentalisation de leur corps par les services du régime existant et leur idéologie. Dans les premières années de la révolution, les femmes non voilées étaient considérées comme une menace pour l'unité et la sécurité nationales, à un moment où l'anti-impérialisme était au centre des discours politiques. Divers groupes d'opposition, malgré leurs divergences, ont uni leurs forces contre les puissances impérialistes qui exploitaient alors les ressources naturelles de l'Iran. À cette époque, le fait de retirer son voile signifiait l'imposition des valeurs et de la culture occidentales, que de nombreuses personnes estimaient devoir rejeter ouvertement pour défendre la nation. C'est pour cette raison que les protestations des femmes contre le hijab obligatoire immédiatement après la révolution de 1979 n'ont souvent pas été soutenues, même par une grande partie de la gauche.
Cependant, les manifestations d'aujourd'hui ne sont pas uniquement axées sur la "question des femmes" ou sur la "répression islamique" ; elles répondent également à une crise socio-économique croissante dont les origines résident à la fois dans les effets des sanctions américaines et dans l'orientation de plus en plus néolibérale de la politique économique qui a créé un chômage massif et permis une corruption systématique du gouvernement. Le tournant néolibéral de l'Iran a privé la population de sa subsistance quotidienne et a accordé une richesse incommensurable à une minorité arrivée au pouvoir, la classe du régime. Ces facteurs, combinés à une répression massive de la liberté d'expression et de pensée, et à un régime tyrannique qui a réduit l'islam à la question du hijab et de l'intervention régionale, ont conduit à un sentiment généralisé d'indignation.
Un tel sentiment d’indignation se traduit, par exemple, dans les chants et les slogans du mouvement de protestation actuel. "Femme, vie, liberté" (زن، زندگی، آزادی), un slogan né d'abord au Rojava, la région autonome kurde du nord-est de la Syrie, est devenu le principal slogan du mouvement, scandé aujourd'hui par la plupart des manifestants dans toutes les villes d'Iran. Dans le pays, on comprend de mieux en mieux aujourd'hui que les femmes se heurtent à une forme de capitalisme patriarcal qui marginalise leur participation au marché du travail en appliquant des règles et règlements stricts qui les excluent aussi de la sphère publique et les ségrégent en les confinant à la maternité et à la domesticité.
Les étudiants scandent également des slogans comme "pauvreté, corruption, injustice / honte à toute cette tyrannie" (فقر و فساد و بیداد/ مرگ بر این استبداد) ; "La libération est notre droit, notre pouvoir est notre action collective", (رهایی حق ماست، قدرت ما جمع ماست), et "exploitation, chômage, hijab obligatoire pour les femmes" (بیگاری، بیکاری، پوشش زن اجباری).
D'autres slogans dans les rues d'Iran, comme "A bas le dictateur" (مرگ بر دیکتاتور) et "A bas le tyran, que ce soit le Shah ou le Guide suprême" (مرگ بر ستمگر، چه شاه باشه چه رهبر), "Khamenei est un meurtrier, sa souveraineté est illégitime, "(خامنهای قاتله، ولایتش باطله) et "A bas Khamenei" (مرگ بر خامنهای), révèlent la colère du peuple contre le régime despotique actuel et mais aussi contre un régime monarchique dont les descendants cherchent sans cesse des occasions d'utiliser les mouvements populaires pour reprendre le pouvoir.
Le renversement de la dynastie Pahlavi en 1979 n'a pas empêché les membres de cette famille de continuer à vivre comme des rois avec les énormes richesses qu’ils avaient dérobées au peuple iranien. Il est important de rappeler que la dynastie Pahlavi, qui a dirigé l'Iran de 1925 à 1977, se présentait comme un régime laïc étroitement aligné sur l'Occident. Les revenus liés à l’exploitation pétrole ont permis au régime de moderniser l'Iran et de présenter une attitude progressiste aux puissances occidentales. Cette modernisation et cette occidentalisation rapides ont été réalisées au détriment du peuple, dont l'aspect rétrograde devait être réformé. Reza Shah a, par exemple, lancé une "campagne de dévoilement" et à aussi interdit les vêtements traditionnels des hommes en faveur de vêtements occidentaux. Ces campagnes, si coercitives, avaient déclenché des affrontements sanglants à Mashhad, la deuxième ville d'Iran.
Parallèlement, cette campagne de modernisation et d'occidentalisation forcée a conduit au licenciement d'employés du gouvernement dont les épouses les accompagnaient voilées. De plus, les femmes voilées se voyaient obligées de porter des vêtements et des couvrechefs européens plutôt que le tchador traditionnel. Cette "émancipation" a été plus bénéfique pour l'économie européenne que pour le peuple iranien, puisque la mode européenne a été imposée par la force et qu'un grand marché a été ouvert au profit des fabricants allemands et français, tandis que les producteurs locaux souffraient. Parallèlement, cette campagne de modernisation et d'occidentalisation forcée a conduit au licenciement d'employés du gouvernement dont les épouses étaient voilées. De plus, le port du voile était interdit dans certains services publics et lieux de divertissement, tels que les cinémas et les bains publics. Des foulards étaient arrachés et déchirés en lambeaux par la police ; les fonctionnaires s'introduisaient parfois dans des maisons privées ou faisaient du porte-à-porte et arrêtaient les femmes portant des tchadors dans l'intimité de leur foyer. Les femmes voilées se voyaient également refuser un certain nombre de possibilités de recevoir une éducation.
De la même manière que sous le règne de Reza Shah, le régime actuel punit la violation des codes vestimentaires par l'emprisonnement et les châtiments corporels. Cela met en évidence que le contrôle du corps des femmes, qu'il soit exigé des femmes qu'elles s'exposent ou se cachent, reste une partie intégrante de tous les ordres politiques, qu'ils soient laïques ou islamiques. C'est pourquoi le slogan "Vive le socialisme et vive le communisme" (زنده باد سوسیالیسم، زنده باد کمونیسم) est scandé au Kurdistan en rejet des régimes despotiques actuels et précédents.
Des slogans sont également scandés contre la force Basij, l'organisation paramilitaire qui a agi comme le principal bras répressif du régime depuis les premiers jours de la révolution de 1979. Les Basijis répriment les étudiants de l'université en les attaquant ou en scandant des slogans en faveur du régime. Ils sont également dans les rues et frappent les manifestants à coups de matraques ou de décharges électriques. Les manifestants répliquent en scandant : " Malheureux Bajis, vous êtes notre Daesh " (بسیجی بیغیرت، داعش ما شمایی). Le secteur du clergé qui a lutté pour accaparer le pouvoir après la révolution de 1979 sous la bannière de l'islam est également dénoncé publiquement : "Clergé, va te faire foutre" (آخوند برو گمشو).
Les manifestants ont transformé de manière créative les noms euphémisés des institutions répressives de l'État afin de faire apparaître la violence et la répugnance que ces noms servent à dissimuler. Par exemple, la "patrouille d'orientation", également connue sous le nom de "police de la moralité", a été créée en 2005 sous le nom officiel de "programme de renforcement de la sécurité sociale". Elle est désormais désignée sous le nom de "Patrouille du massacre" dans des slogans tels que "À bas la Patrouille du massacre" (مرگ بر ماشین گشت کشتار) ou "Tuer après tuer, maudit soit la patrouille d'orientation" (کشتار پشت کشتار، لعنت به گشت ارشاد). Dans différentes villes, les manifestants ont mis le feu à un certain nombre de voitures de police et de patrouilles.
Comme on le voit, l'accumulation de griefs émanant d'une variété de couches sociales et de lieux différents, a transformé la mort de Jina en une occasion de puissante résistance collective. La phrase écrite sur sa tombe, "Chère Jina, tu ne mourras pas, ton nom deviendra un symbole", s'est largement répandue sur les réseaux sociaux et à travers les graffitis désormais visibles dans tout le pays, montrant que sa mort s'est transformée en une lutte pour la vie, comme l'indique son nom. En kurde, Jina signifie vie. Sa mort nous rappelle les périls politiques, économiques et idéologiques qui pèsent sur nos vies, certains immédiats, d'autres émergeant progressivement, tant par la répression menée sous la bannière de l'Islam que par la mise en œuvre de programmes économiques néolibéraux initiés dans la décennie suivant la révolution de 1979. Il nous rappelle également que le désir de vivre du peuple le conduira à résister à la répression, aussi féroce soit-elle.
Au cours des premières années de la révolution, la plupart des grandes entreprises ont été nationalisées, les prix du marché ont été réglementés et les prix de la plupart des produits de base et du carburant ont été maintenus à un bas niveau grâce à des subventions gouvernementales. Après la mort de l'ayatollah Khomeini en juin 1989, les schémas de production capitalistes ont été revigorés par le biais du programme de "restructuration économique" élaboré avec l'aide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. En conséquence de la libéralisation de l'économie, les contrôles des prix ont été supprimés, les subventions de l'État réduites et les entreprises nationalisées privatisées. La réduction des subventions de l'État a fait augmenter le prix des biens et services fournis par le gouvernement et la valeur de la monnaie nationale a chuté de façon spectaculaire. En 1996, les prix à la consommation avaient officiellement augmenté de 359 % par rapport à 1990.6 La libéralisation économique en République islamique d'Iran a suivi une "stratégie en zigzag", reculant lorsque le mécontentement populaire suscite des soulèvements publics et accélérant lorsque les protestations s'apaisent.
Cet événement tragique est largement représenté dans les médias internationaux comme une conséquence du "hijab obligatoire" mis en place dans un "État islamique". Le problème n'est pas ce que ces déclarations disent, mais ce qu'elles servent à dissimuler. Ce discours dominant occulte le fait que la subordination des femmes prend des formes différentes et qu'elle ne se limite ni aux "sociétés musulmanes" ni au "hijab obligatoire". En fait, il ne s'agit pas simplement de l'obligation de "couvrir" le corps des femmes, mais plutôt d'une "domination ou d'un contrôle sur le corps des femmes" qui peut prendre des formes très différentes, de la dissimulation forcée à l'exposition forcée, en passant par la grossesse et l'accouchement forcés. Les récits dominants sont activement engagés dans la revitalisation des oppositions orientalistes entre l'"Occident" et l'"Orient", comme si l'acte barbare de forcer les femmes à porter le hijab prouvait le caractère civilisé de l'Occident, ou comme si l'Occident laïque était automatiquement innocent de l'oppression implacable des femmes censée être typique du monde musulman. En fait, une fois que nous reconnaissons les diverses formes de subordination des femmes, nous pouvons voir non seulement les formes d'oppression des femmes propres aux États séculiers, mais aussi que la doctrine islamique n'explique pas à elle seule l'oppression des femmes. Nous devons rejeter le mythe souvent répété de la supériorité culturelle et politique de l'Occident sur un soi-disant "monde musulman" opprimé et oppresseur.
Pour prendre un exemple récent : La France, l'un des pays européens les plus "éclairés", a adopté le 30 mars 2020 un projet de loi "anti-séparatisme" qui interdit aux filles de moins de 18 ans de porter le hijab en public, interdit aux parents qui portent le hijab d'accompagner leurs enfants aux activités ou aux voyages scolaires et interdit le port du "burkini", un maillot de bain intégral, obligeant ainsi les femmes à exposer leur corps à la plage ou dans les piscines publiques.
Tout comme le régime du Shah s'efforçait de donner une image "civilisée" et "laïque" du pays en contrôlant le corps des femmes, la France confond également "égalité" et "identité absolue", qui peut être réalisée en niant toute différence afin de produire un ensemble harmonieux et unifié. Cette interdiction répressive, bien qu'elle ne soit pas explicitement énoncée dans le projet de loi, est dirigée contre les femmes musulmanes de France.
Le sentiment d'insécurité et de marginalisation imposé aux femmes par le "dévoilement forcé" est égal à celui du "voilement forcé". Ce dernier, cependant, sert toujours à rendre le premier invisible, une insistance qui réduit la " police des corps " à leur dissimulation forcée, comme si l'exposition forcée ne servait pas des fins politiques en créant une hiérarchie entre les femmes " éclairées " et "non éclairées".
Il est crucial aujourd'hui que la gauche internationale exprime sa solidarité avec les manifestants en Iran qui luttent pour le droit de continuer à vivre contre tous les mécanismes d'oppression et d'exploitation, que ce soit sous des régimes théocratiques ou laïques. La lutte actuelle du peuple iranien n'exige pas une intervention étrangère mais un mouvement international contre l'oppression sous toutes ses formes. Qu'il s'agisse du hijab imposé en Iran ou de l'interdiction du hijab et d'autres formes de vêtements associés aux femmes musulmanes, les tentatives de contrôle du corps des femmes ne doivent pas être tolérées. Il est évident que les problèmes auxquels le peuple iranien est confronté ne se limitent ni à l'Islam ni aux femmes. Le monde entier est confronté à un ordre néolibéral caractérisé par des politiques de plus en plus autoritaires, le racisme et la misogynie, qui n'offre rien d'autre que la misère et le dénuement aux peuples du monde.
Ce texte a d’abord été publié en anglais dans le média américain Spectre.