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08/04/22
30/04/22
Cory Doctorow
Traduction M. K.
Pas une seule semaine ne passe sans que nous soyons assaillis par la nouvelle de telle ou telle catastrophe ou par tel ou tel rapport qui en prédit de nouvelles. Dans cet article paru originellement sur son blog, Cory Doctorow, auteur de science-fiction et essayiste, revient sur un des problèmes fondamentaux de notre époque, l’indifférence.
En 2016, j'ai forgé le terme « pic
d'indifférence » pour décrire le phénomène politique suivant. Considérons
des individus qui ont longtemps nié un problème qui devait pourtant être résolu
urgemment. Lorsque le problème les rattrape, ils commencent alors à
s'auto-radicaliser, moins à cause de l’opinion générale sur le sujet que parce
qu’ils sont maintenant personnellement concernés.
Prenons par exemple le tabagisme.
C’est un cas d’école du problème du pic d’indifférence. Vous pouvez vous autopersuader
tant que vous voulez que le tabac n'est pas si nocif que ça pour vous, mais au
bout d’un temps, et si vous fumez comme un pompier, vous finirez probablement
par comprendre que c’était très mauvais pour vous. Le cancer du poumon de stade
4 sera toujours plus convaincant que n’importe quelle discussion creuse sur les
risques liés au tabagisme.
Cette semaine, un ami m'a écrit
pour me demander de réexpliquer cette théorie. Il avait été frappé par cette
dernière, mais a toujours eu du mal à l'appliquer à sa propre analyse de ce qui
se passe autour de nous, par rapport à tous ces problèmes qui sont si pressants
à notre époque mais qui ne suscitent que très peu de formes d'actions. Il
pensait ici par exemple au désarmement nucléaire, au changement climatique ou
encore à la question des inégalités.
Fondamentalement, l'indifférence
est une réponse prévisible à des problèmes dont la relation de cause à effet
est obscure. Pensons par exemple au changement climatique. Il est compliqué de faire
un lien immédiat de cause à effet lorsque nous achetons une brique de lait industriel
au supermarché du coin, par exemple. On ne saisit alors pas du tout que cette
brique de lait joue un rôle dans une chaîne agroalimentaire mondiale qui nous
mène inéluctablement à la catastrophe. Il est donc facile de ne pas s'en
préoccuper. Notez qu'il s'agit aussi d'un phénomène, celui qui veut qu’on ne
soucie guère des dommages lointains, et encore plus lorsque leurs répercussions
se feront sentir dans un futur plus ou moins proche.
Pour parer à ce problème, notre travail
consiste à transformer l'indifférence en opposition.
Mais si le problème est réel (par
exemple, le changement climatique) et que les militants ne parviennent pas à offrir
une réponse rapide et efficace, le problème s'aggravera jusqu'à ce que le
nombre de personnes indifférentes commence à diminuer de lui-même, sans que les
militants n’aient servi à rien.
Toute personne dont la maison est
emportée par une inondation ou dont la ville est ravagée par un incendie de
forêt devient immédiatement un partisan de la protection de la planète sans
avoir à être persuadée par un activiste du climat. Le traumatisme personnel est
l’ultime facteur de persuasion dans l’immense majorité des situations.
Le fait de s'appuyer sur
l'indifférence maximale pour mobiliser une réponse face aux grands enjeux de
l’époque pose deux problèmes : 1) Le pic d'indifférence peut arriver après le
point de non-retour. Lorsque cela se produit, il est plausible que nombre de
personne se replient dans une certaine forme de nihilisme : « Eh
bien, je suppose que mon médecin avait raison depuis le début, toutes ces
cigarettes m'ont donné un cancer du poumon. Je suppose qu'il est de toute
manière trop tard pour arrêter maintenant. » 2) Le pic d’indifférence ne
permet pas, en soi, de mobiliser des réponses efficaces. Le traumatisme induit
par le summum de la crise peut entraver la raison. Si votre ville est ravagée
par un feu de forêt, cela pourrait vous inciter à devenir un écofasciste,
prônant l'immigration zéro et la conquête de nouveaux territoires à pour vous
protéger des futurs ravages climatiques, vous et vos compatriotes seulement, d’une
fin du monde imminente.
En retour, notre tâche est
double : 1) Il faut faire advenir le moment du pic d'indifférence le plus
rapidement possible. Il faut encourager les protestations, l'art, et en
particulier la fiction spéculative, qu'elle soit utopique – « nous pouvons
le faire » - ou dystopique – « nous devons le faire... sinon », mais
aussi l'éducation, ou tout autre moyen de rendre le risque lointain plus
présent dans l'esprit de toutes les personnes encore indifférentes. 2) Il faut
orienter la réponse des personnes qui sont déjà impactées par la catastrophe
vers des voies productives. Il faut donc contrer les récits écofascistes en
luttant contre les politiques catastrophistes et gestionnaires en faisant
émerger une véritable justice climatique ainsi qu’une puissante politique de
réparation et de guérison des mondes qui nous environnent.
Il faut tout faire pour que le
pic d’indifférence advienne avant le point de non-retour mondial.
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08/04/22

Cory Doctorow
Traduction M. K.
Pas une seule semaine ne passe sans que nous soyons assaillis par la nouvelle de telle ou telle catastrophe ou par tel ou tel rapport qui en prédit de nouvelles. Dans cet article paru originellement sur son blog, Cory Doctorow, auteur de science-fiction et essayiste, revient sur un des problèmes fondamentaux de notre époque, l’indifférence.
En 2016, j'ai forgé le terme « pic d'indifférence » pour décrire le phénomène politique suivant. Considérons des individus qui ont longtemps nié un problème qui devait pourtant être résolu urgemment. Lorsque le problème les rattrape, ils commencent alors à s'auto-radicaliser, moins à cause de l’opinion générale sur le sujet que parce qu’ils sont maintenant personnellement concernés.
Prenons par exemple le tabagisme. C’est un cas d’école du problème du pic d’indifférence. Vous pouvez vous autopersuader tant que vous voulez que le tabac n'est pas si nocif que ça pour vous, mais au bout d’un temps, et si vous fumez comme un pompier, vous finirez probablement par comprendre que c’était très mauvais pour vous. Le cancer du poumon de stade 4 sera toujours plus convaincant que n’importe quelle discussion creuse sur les risques liés au tabagisme.
Cette semaine, un ami m'a écrit pour me demander de réexpliquer cette théorie. Il avait été frappé par cette dernière, mais a toujours eu du mal à l'appliquer à sa propre analyse de ce qui se passe autour de nous, par rapport à tous ces problèmes qui sont si pressants à notre époque mais qui ne suscitent que très peu de formes d'actions. Il pensait ici par exemple au désarmement nucléaire, au changement climatique ou encore à la question des inégalités.
Fondamentalement, l'indifférence est une réponse prévisible à des problèmes dont la relation de cause à effet est obscure. Pensons par exemple au changement climatique. Il est compliqué de faire un lien immédiat de cause à effet lorsque nous achetons une brique de lait industriel au supermarché du coin, par exemple. On ne saisit alors pas du tout que cette brique de lait joue un rôle dans une chaîne agroalimentaire mondiale qui nous mène inéluctablement à la catastrophe. Il est donc facile de ne pas s'en préoccuper. Notez qu'il s'agit aussi d'un phénomène, celui qui veut qu’on ne soucie guère des dommages lointains, et encore plus lorsque leurs répercussions se feront sentir dans un futur plus ou moins proche.
Pour parer à ce problème, notre travail consiste à transformer l'indifférence en opposition.
Mais si le problème est réel (par exemple, le changement climatique) et que les militants ne parviennent pas à offrir une réponse rapide et efficace, le problème s'aggravera jusqu'à ce que le nombre de personnes indifférentes commence à diminuer de lui-même, sans que les militants n’aient servi à rien.
Toute personne dont la maison est emportée par une inondation ou dont la ville est ravagée par un incendie de forêt devient immédiatement un partisan de la protection de la planète sans avoir à être persuadée par un activiste du climat. Le traumatisme personnel est l’ultime facteur de persuasion dans l’immense majorité des situations.
Le fait de s'appuyer sur l'indifférence maximale pour mobiliser une réponse face aux grands enjeux de l’époque pose deux problèmes : 1) Le pic d'indifférence peut arriver après le point de non-retour. Lorsque cela se produit, il est plausible que nombre de personne se replient dans une certaine forme de nihilisme : « Eh bien, je suppose que mon médecin avait raison depuis le début, toutes ces cigarettes m'ont donné un cancer du poumon. Je suppose qu'il est de toute manière trop tard pour arrêter maintenant. » 2) Le pic d’indifférence ne permet pas, en soi, de mobiliser des réponses efficaces. Le traumatisme induit par le summum de la crise peut entraver la raison. Si votre ville est ravagée par un feu de forêt, cela pourrait vous inciter à devenir un écofasciste, prônant l'immigration zéro et la conquête de nouveaux territoires à pour vous protéger des futurs ravages climatiques, vous et vos compatriotes seulement, d’une fin du monde imminente.
En retour, notre tâche est double : 1) Il faut faire advenir le moment du pic d'indifférence le plus rapidement possible. Il faut encourager les protestations, l'art, et en particulier la fiction spéculative, qu'elle soit utopique – « nous pouvons le faire » - ou dystopique – « nous devons le faire... sinon », mais aussi l'éducation, ou tout autre moyen de rendre le risque lointain plus présent dans l'esprit de toutes les personnes encore indifférentes. 2) Il faut orienter la réponse des personnes qui sont déjà impactées par la catastrophe vers des voies productives. Il faut donc contrer les récits écofascistes en luttant contre les politiques catastrophistes et gestionnaires en faisant émerger une véritable justice climatique ainsi qu’une puissante politique de réparation et de guérison des mondes qui nous environnent.
Il faut tout faire pour que le pic d’indifférence advienne avant le point de non-retour mondial.