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TOUS DEHORS





25/03/2022

On dit des révolutionnaires d’aujourd’hui, mais aussi de toutes celles et ceux qui aspirent à un monde meilleur, qu’ils sont fatigués et pessimistes. Crises économiques, pandémie, réchauffement climatique et guerres : les discours aux accents apocalyptiques relèvent d’une ruse pour nous rendre impuissants devant la catastrophe qui se dessine sous nos yeux.

De Rosa Luxemburg, Howard Fast, un autre enfermé, faisait la description qui suit : « Cette remarquable petite femme était née en Pologne dans une famille juive. Infirme, allemande par alliance, emprisonnée durant la Première Guerre mondiale, elle était devenue à sa libération l’un des chefs de la révolution manquée de 1918. Elle fut l’un des grands esprits de l’époque. C’était elle qui avait baptisé les nouveaux socialistes allemands les « Spartakistes », elle qui observait avec un mélange de joie et de désespoir ce qui se passait en Russie, elle qui écrivit en 1919, juste avant d’être assassinée par les Allemands : « La liberté accordée aux seuls partisans du gouvernement, la liberté accordée aux membres d’un seul parti - quel que soit leur nombre - n’est pas une vraie liberté. La liberté sera toujours la liberté pour l’homme qui pense différemment. Cette affirmation n’est pas née d’un amour fanatique pour la justice abstraite, mais de la constatation que tout ce que la liberté politique a d’édifiant, de  sain et de purifiant, émane de son caractère indépendant, et que la liberté perd toute vertu dès qu’elle devient un privilège. » »

Certes, cent ans ont passé depuis la révolte spartakiste, mais nous retrouvons dans cette lettre - intacte et disponible pour l’éternité, cette énergie vitale qui était aussi le secret de l’infatigable optimisme de Rosa Luxemburg.



[À Sonia Liebknecht]
[Breslau, 16 novembre 1917]

Sonitchka, mon cher petit oiseau, je pense à vous bien souvent ; ou plutôt, vous m’êtes sans cesse présente ; j’ai toujours le sentiment que vous êtes solidaire et secouée par les vents comme un moineau transi, et que je devrais être auprès de vous pour vous égayer et vous redonner vie.

Quel gâchis, ces mois et ces années qui passent, quand nous pourrions vivre ensemble tant de belles heures, malgré les horreurs qui se passent dans le monde.

Voyez-vous, Sonioucha, plus cela dure, plus les ignominies et les atrocités qui se produisent chaque jour dépassent toutes limites et perdent toute mesure, et plus au fond de moi, je suis tranquille et ferme. Face aux éléments, un ouragan, un déluge, une éclipse de soleil, on ne peut pas appliquer des critères moraux, il faut les regarder comme une donnée, comme un objet de recherche et de connaissance.

Enrager et tempêter contre l’humanité toute entière n’a finalement pas de sens.

Ce sont manifestement les seules voies objectivement possibles de l’histoire, et il faut la suivre jusque dans ses méandres, sans perdre de vue l’ultime direction. J’ai le sentiment que toute cette boue morale dans laquelle nous pataugeons, cet immense asile d’aliénés dans lequel nous vivons pourrait se transformer, du jour au lendemain, comme par un coup de baguette magique, en son contraire, en quelque chose de prodigieusement grand et héroïque et que - si la guerre dure encore quelques années - cela se produira nécessairement. Alors, ces mêmes personnes qui aujourd’hui salissent à nos yeux le nom même d’homme, participeront frénétiquement à l’héroïsme délirant, et tout ce qui se passe aujourd’hui sera effacé, éliminé, oublié, comme si cela n’avait jamais été. Cette idée me fait rire, et en même temps, je sens monter en moi un appel à la vengeance, au châtiment : Comment ! On voudrait que ça, toutes ces infamies restent oubliées, impunies, et ce qui est aujourd’hui la lie de l’humanité pourrait demain, la tête haute, et peut-être même couronnée de laurier frais, déambuler sur les crêtes de l’humanité et contribuer à réaliser les idéaux les plus élevés ? Mais telle est l’histoire. Je sais parfaitement que les comptes ne seront jamais réglés selon la « justice », et qu’on doit déjà tout accepter.

Dans le domaine social comme dans la vie privée, il faut tout prendre avec calme, générosité, et un petit sourire aux lèvres. Je crois dur comme fer qu’après la guerre, ou à la fin de la guerre, tout se renversera, même si manifestement, nous devons d’abord patauger dans cette période de souffrances terribles et inhumaines.

C’est à rire et à pleurer qu’un petit oiseau aussi tendre que vous, né pour la lumière du soleil et le chant insouciant, ait été emporté par le destin dans une des périodes les plus sombres et les plus cruelles de l’histoire du monde. Mais nous traverserons les temps côte à côte, à la nage, et ça ira.

À ce propos, ces derniers mots éveillent en moi une autre pensée, un fait que je voudrais vous rapporter parce que je l’ai trouvé poétique et émouvant. J’ai lu récemment, dans un ouvrage scientifique sur la migration des oiseaux, phénomène encore assez mystérieux d’ailleurs, qu’on a observé différentes espèces, qui d’habitude se font la guerre et s’entre-dévorent comme des ennemis mortels, faire paisiblement côte à côté le long voyage vers le sud par-delà les mers ; d’immenses bandes d’oiseaux arrivent alors en Égypte pour y passer l’hiver, tournoient dans les airs comme des nuages et assombrissent le ciel ; et dans ces bandes, au milieu des oiseaux de proie - éperviers, aigles, faucons, chouettes-, il y a des milliers de petits oiseaux chanteurs, des alouettes, des roitelets, des rossignols, qui volent sans aucune peur au milieu de ces rapaces qui d’habitude les prennent en chasse. Il semble donc que règne tacitement, pendant ce voyage, une trêve de Dieu ; tous poursuivent un même but, et quand ils arrivent sur les bords du Nil, ils tombent au sol, à demi-morts d’épuisement, avant de se séparer à nouveau par espèce et contrée. Mais il y a plus : on observe que pendant ce voyage au-dessus du « grand étang », de grands oiseaux transportent sur leur dos quantité de petits oiseaux ; on a vu ainsi passer des bandes de grues portant sur leur dos de minuscules oiseaux qui gazouillaient gaiement ! N’est-ce pas adorable ? Alors, si nous aussi devons voler « par-delà la vaste mer » à travers la tempête et l’orage, nous porterons la petite Sonitchka sur notre dos, et elle chantera son insouciance tout le long du trajet.

Actuellement, je suis plongée dans la géologie. Sans doute pensez-vous que c’est une science austère, mais vous avez tort. Je lis cela avec fièvre et dans un bonheur passionné ; c’est un domaine qui élargit de façon colossale l’horizon intellectuel, et qui offre une idée homogène et globale de la nature, plus qu’aucune science particulière. J’aimerais vous raconter quantité de choses à ce sujet, mais il faudrait pour cela bavarder ou flâner ensemble dans la campagne de Südende une matinée entière, ou nous raccompagner plusieurs fois l’une l’autre, par une nuit paisible éclairée par la lune.

Sonioucha, j’aimerais vous demander un cadeau de noël : un portrait de vous. Ce serait la plus belle chose que vous puissiez me donner.

Et qu’écrit Karl [Liebknecht] ? Quand le reverrez-vous ? Faites-lui mille amitiés de ma part. Je vous prends dans mes bras et vous serre la main bien fort, ma chère, chère Sonitchka ! Écrivez moi vite et beaucoup !

Votre Rosa Luxemburg.





[Rosa, la vie : lettres de Rosa Luxemburg, éditions de l'atelier, 2009]