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TOUS DEHORS


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6/02/23
Daniel Boone


Un vieil ami américain des membres de notre comité éditorial était de passage à Paris durant le mois de janvier. Plus que jamais fidèle à ses engagements de jeunesse, mais néanmoins réaliste dans l’irréalisme de son attachement à la nécessité d’une révolution contre la dictature de l’économie, il nous a envoyé cette belle lettre qui revient sur le mouvement en cours contre la réforme Macron des retraites et ces manifestations éléphantesques auxquelles nous sommes en train de prendre part.


Je vous assure que sans même ressentir le moindre orgueil national, on éprouve pourtant un sentiment de honte nationale (…). [En Prusse], l’habit de parade du libéralisme est tombé, et le despotisme le plus répugnant se dresse dans toute sa nudité à la vue du monde entier.

Et cela aussi est une révélation. C’est une vérité qui nous apprend, en tout cas, à connaître le vide de notre patriotisme, la difformité de notre État et à nous voiler la face. Vous me regardez en souriant et vous dites : la belle affaire ! Ce n’est point par honte que l’on fait une révolution. Je réponds : la honte est déjà une révolution ; elle est vraiment la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand qui en a triomphé en 1813. La honte est une sorte de colère, la colère rentrée. Et si toute une nation avait tellement honte, elle serait comme le lion qui se ramasse sur lui-même pour bondir.

Karl Marx à Arnold Ruge, 1843.

Il faut chercher un événement qui permette de conclure que le progrès vers le mieux est une conséquence inévitable... un signe historique démontrant la tendance du genre humain considéré dans son ensemble, c'est-à-dire envisagé... comme divisé en nations et en États (tel qu'on le rencontre sur la terre). Cet événement consiste dans les publics qui se révèlent publiquement dans ce jeu des grandes révolutions, et manifestent une sympathie universelle mais désintéressée pour les joueurs d'un côté contre ceux de l'autre, même au risque que cette partialité devienne très désavantageuse pour eux si elle est découverte... La révolution d'un peuple doué peut être remplie de misères et d'atrocités au point qu'un homme sensé ne se résoudrait jamais à en faire l'expérience à un tel prix - cette révolution, dis-je, trouve néanmoins dans le cœur de tous les spectateurs une participation souhaitée qui frise l'enthousiasme, dont l'expression même est pleine de danger... Mais même si le but envisagé à propos de cet événement ne devait pas être atteint maintenant ou si, après un certain temps, tout devait retomber dans son ancienne routine (comme les politiciens le prédisent maintenant), cette prophétie ne perdrait rien de sa force. Car cet événement est trop important, trop lié à l'intérêt de l'humanité, et son influence trop largement propagée dans toutes les régions du monde pour ne pas être rappelé dans une occasion favorable par les nations qui seraient alors incitées à répéter de nouveaux efforts de ce genre.

Immanuel Kant, 1798.

Tu m'as manqué. Si j'ai rarement écrit ces dix dernières années, ce n’était ni par manque de préoccupation à ton égard, ni par désintérêt pour ce qu'il advenait du désert dont nous avions surgi. Bien au contraire, c'est uniquement parce que j'ai rencontré si peu de choses au cours de ces dernières années que je ne pouvais t’écrire sans subir un certain sentiment d’humiliation. Il est vrai que j’avais aussi peur de manquer de respect aux intensités incomparables dont notre amitié est issue. En essayant de fuir la honte miséreuse de mon intériorité d’américain, ce que devraient faire tout individu façonné par une quelconque démocratie ethno-nationaliste, j'ai vécu une sorte d'exil auto-imposé pitoyable contre cet extérieur inhabitable, aiguisant avec peu de succès, certes, les quelques joies possibles qui restent sur cette planète depuis longtemps totalement dominée par la dictature de l’économie. Au premier rang desquels demeurent, bien sûr, les plaisirs raréfiés et sensuels de la rue : partout et toujours la seule source potentielle de dignité pour notre espèce, mais sans doute aussi la seule demeurant indisponible autant à la volonté, qu’aux forces du marché et de la consommation.

L’excitation de la rue est un plaisir qui peut faire disjoncter beaucoup de celles et ceux qui ont eu la chance de l’expérimenter ne serait-ce qu'une seule fois. La dépravation bien connue de certains de nos meilleurs amis et camarades qui ont vu leur vie dévastée par leur asservissement à cette quête singulière de l’émeute est en ceci comparable à une recherche expérimentale peut-être encore plus destructrice que celle offerte par ces opioïdes de synthèse qui déciment aujourd’hui la population de mon pays. Néanmoins, c'est dans le contexte de ces journées parisiennes de janvier que je peux, pour la première fois depuis si longtemps, faire état avec joie de mon succès modéré à trouver quelques petites sensations fortes, mais pas vraiment bon marché, dans ce Paris dont la vitalité est comparable à celle d’un patient malheureusement arrivé au stade terminal de son cancer. Cette ville pourrait d’ailleurs peut-être survivre quelques années de plus, moins grâce à un quelconque "esprit national", mais plutôt grâce à la vitalité de ses exclus qui endurent les conditions les plus minimales d'une vie au-delà de la survie - au-delà des diktats de l'accumulation illimitée autant que de l'arrogance insupportable de la prétendue « culture française », dont les trésors ont de toute façon été bradés il y a déjà fort longtemps.

Ces grandes manifestations parisiennes rappellent autant par l'image que la répétition névrotique, les quelques brèves journées insurrectionnelles d’un passé millénaire qui n’a pas été entièrement noyé dans le sang et dans le ridicule. Elles rappellent quelque chose des mythes de la glorieuse révolution, des nouvelles républiques, et même de ces illusions grandioses comme le grand soir ou la "grève générale" dont la venue éternellement reculée, comme Engels l'a fait remarquer un jour, est dans son essence entièrement comique. Car le jour où nous serons en mesure de faire une grève vraiment universelle, nous pourrons en fait déjà faire ou obtenir tout ce que nous voulons sans le recours détourné à cette même grève universelle. Les conditions de la grève générale la précèdent toujours.

Néanmoins, je tiens à te faire remarquer que les habitants de Paris sont incommensurablement plus louables que leurs cousins zombifiés d’Amérique totalement dépourvus de dignité. Eux qui font si rarement preuve de leur disposition à cette jus resistendi qui transcende toute constitution, imposant avant tout le courage et l'ingéniosité. S’y oppose plutôt leur passion démente pour la passivité et les armes à feu, accumulées sans fin et laissées comme trophées derrière des vitrines d’ornement sans usage. Je ne m’aventurerai pas à parler des habitants des îles britanniques qui, toujours gouvernés par un roi, éprouvent encore la plus terrible honte et le plus grand dégoût en ces jours, si rares, où l'idée germe dans leur crâne vide que l'on puisse, même hypothétiquement, résister à la misère du quotidien ainsi qu’à la domination sans fin que leurs classes dirigeantes particulièrement difformes leur imposent.

Dans le cadre de cette encyclopédie et de cette anthropologie comparative de la révolte que poursuivent aujourd’hui uniquement nos amis et les services de renseignement, la journée parisienne du 31 janvier pourrait être comparée de manière fructueuse aux manifestations organisées à New York pendant la guerre d'Irak, au moment de la convention nationale républicaine de 2004. Au XXIe siècle, avec quelque 600 à 800 000 participants, ces deux événements de rue restent inexplicablement parmi les plus important du point de vue quantitatif qui ne soient pas entièrement consacrées à la gloire des gouvernants (funérailles de monarques, célébrations de la guerre, élections, victoire sportive, etc.)

Alors que l'on sait que des dizaines de millions de personnes au total ont participé et sympathisé avec les événements, certainement supérieurs sur le plan qualitatif, qui se sont déroulés aux États-Unis après le meurtre de George Floyd par la police en 2020, aucune manifestation, seule, ne semble avoir dépassé les 100 000. Pour rappel, les manifestations contre l'OMC de 1999 n’avaient rassemblé que quelques dizaines de milliers de personnes ; les manifestations de 2001 contre le G8 à Gênes ont impliqué environ 200 000 personnes, et même mai 1968 à Paris aurait mobilisé environ 500 000 personnes. Il s'agit d'un fait très rarement relevé et dont il est difficile d'évaluer l'importance, notamment parce que la joie, voire l'efficacité, d'un « acte de pure dépense solitaire » peut dépasser et dépasse souvent celle des grandes manifestations, mais aussi en raison de certaines limites phénoménologiques.

Du point de vue d'un participant dans la rue, une manifestation de 10 000 personnes est essentiellement indiscernable d'une manifestation de 500 000 personnes et ce n'est qu'en calculant le nombre de pâtés de maisons depuis le haut ou le bas et en émettant certaines hypothèses sur la densité que les autorités et les organisateurs, les seuls qui se soucient de ces questions, arrivent à leurs approximations respectives. On pourrait même envisager l'hypothèse contraire selon laquelle l'agrément autant que l'efficacité subversive d'une manifestation diminue proportionnellement à sa taille, qui, en fin de compte, indique souvent soit le soutien financier et politique d'un grand parti politique, soit le degré auquel un événement donné, souvent dans une grande métropole, est entièrement attendu et répété. La question quantitative qui se pose est en fait une question anthropologique : pourquoi le courage est-il si rare, pourquoi n'est-il si occasionnel que les êtres humains, même dans les profondeurs de leur avilissement continu, ne manifestent qu’en grand nombre leur mécontentement à l'égard de la domination et du cours de la vie (surtout si, comme le faisait remarquer Kant, ce vieux masturbateur de Königsberg, ce n'est qu'à travers cette question purement quantitative que nous pourrons un jour évaluer le "progrès" de l'espèce) ?

Si nous descendons quelque peu de ces hauteurs pour revenir à l'expérience de la rue, ce qui saute aux yeux du touriste et du connaisseur lors d’une grande manifestation, c'est, d'une part, précisément les modalités de courage au sein de la population donnée et, d'autre part, les habitudes et la cruauté tout à fait singulières de la police locale. Nous pouvons dire, sans exception statistiquement significative, que les blancs-Américains n'ont essentiellement jamais fait preuve d’un courage de masse depuis l’époque du Far West - la remarquable passivité et l'ennui rencontrés dans les manifestations de 2004, même par rapport à d'autres en Amérique du Nord au même moment, ont confirmé aux quelques camarades européens alors présents que l'empire est partout où rien ne se passe.

En 2023, même en France, et bien malheureusement, le nombre d'êtres humains ayant une certaine maîtrise de la répétition et de la compréhension tactique des situations de rue est diminué par rapport à l'époque du tourisme des contre-sommets, sans parler du nombre toujours plus réduit de "révolutionnaires professionnels". Ainsi, ce qui est apparu ces dernières semaines à Paris, ce n'est pas la violence élégamment raffinée et coordonnée de ces « manifestations sauvages » toujours mobiles à travers la ville, un point qui exprime toujours un certain sommet tactique autant que la limite encore essentiellement ludique à l'escalade de tout cycle particulier de luttes. Au contraire, on constate que tout le processus inexorable de radicalisation - ce parcours existentiel et tactique quinquennal qui se répète en boucle depuis 1968 - redémarre à chaque fois dans le courage incroyable et presque intuitif de la jeunesse française, autant de révolutionnaires potentiels sans révolution, qui dans les occupations et les débrayages n'ont jamais cessé d'impressionner, toujours prêts à recommencer encore et encore. Ce 31 janvier, j’ai donc rencontré dans les rues un beau mélange de générations, une jeunesse ouverte à l'apprentissage de l'événement qui aura défini son adolescence et une génération plus âgée acceptant cette exigence, si rarement vu dans la rue en Angleterre ou aux États-Unis.

La police, par contre, est certainement une espèce à part, à chaque époque et en tout lieu particulièrement vulgaire et brutale, se situant par-là bien au-delà de toutes les catégories qui divisent notre propre espèce comme la race, la classe et le sexe. Malgré ce fait générique, nous pouvons dire tout de même avec certitude que ces bêtes sont néanmoins exemplaires des différences qualitatives entre les animaux statistiquement dominants de n'importe quel territoire - et certainement pas des "peuples" -, plus ou moins dodus ou émaciés selon le nombre de millénaires pendant lesquels leurs ancêtres ont englouti ou laissé voler les surplus de la production. La police américaine est, par exemple, aussi sincère, bouffie et lente que les autres animaux qu'elle côtoie, sauf au moment de l'arrestation ou une fois qu'une "zone d'émeute" exceptionnelle a été déclarée. Alors,  elle peut user de son armement médiéval composé de trique en bois, de balles de caoutchouc, de bâtons électriques, de répression juridique interminable - et bien sûr, à la limite, de balles réelles. Devant cet état de fait, la contestation américaine a toujours favorisé des minorités déterminées, mobiles et capables de subterfuges, même avec l'appui d'un nombre aussi important de personnes qu'à New York. N'oublions pas que l’un des instruments de la tyrannie culturelle mondiale, Twitter né Txtmob, a été créée en 2004 pour les besoins d'une meilleure coordination d'une telle minorité radicale.

En revanche, nous pouvons dire avec certitude que la police française est aussi théâtrale, souple et irrationnelle que ceux qui la gouvernent. À ce titre, elle est absolument terrifiante. Quelqu'un en sweat à capuche éternue, une soudaine détonation se fait entendre et des gaz lacrymogènes enveloppent la foule, la police se précipite pour castrer avec nonchalance un journaliste tandis que des participants et des spectateurs de toute génération s'avancent en titubant pour crier de façon erratique "TOUT LE MONDE DÉTESTE LA POLICE". Le gaz lacrymogène est ici comme une épice appliquée sur un coup de tête à la manifestation, non pas pour gêner les vétérans qui, marqués par l’expérience d’une longue liste d’événements analogues apportent du collyre sinon des lunettes de protection, mais pour troubler le destin et décourager tous ces jeunes qui de toute façon reviendront, si ce n'est dans cette génération, du moins dans la suivante. À Paris, le gaz lacrymogène remplit une fonction similaire à celle de la nasse anglaise et des drames judiciaires de la répression américaine.

Mais au-delà de l'émotion, que faire alors de ces grandes manifestations ? Certes, la scénographie des grands nombres est aussi bien répétée dans le New York de 2004 et son cortège d'ONG, que dans la France de 2023 et son étrange jeu constitutionnel - et il faudra bien tout autre chose pour que tout change une bonne fois pour toutes. Aussi vrai soit-il, le dernier mot ne saurait être laissé à une déception mélancolique provenant d'une quelconque retraite moqueuse de certaines formes d’activisme. À celles et ceux qui, comme moi, s'efforcent encore d'accepter le fait que leur propre naissance n'a pas signalé de manière messianique une rupture historique sans précédent avec cet éternel retour du même, mais que leur vie témoigne plus modestement d’une enfance générationnelle qui dissout toujours et inexorablement l'état existant et particulier de ce monde, la seule tâche révolutionnaire est toujours et à tout moment de pousser les processus de dissolution et d'émergence (on pourrait les appeler "jeunesses") à leurs limites, sans toutefois imposer le noyau de peur et de névroses incapacitantes accumulées une ou deux générations auparavant.

Que rien de tout cela ne décourage les manifestants potentiels : il y avait vraiment une joie singulière dans les rues parisiennes en ce mois de janvier, les manifestations prennent encore de l'ampleur, non seulement dans la capitale, mais aussi dans des zones plus périphériques où on n’avait pas vu de telles foules depuis des décennies, et elles continueront dans les semaines, voire les mois à venir. En effet, plutôt que de se résigner suite à l'échec et aux lieux communs de tel ou tel mouvement, ou de telle ou telle manifestation y compris et surtout les plus grandes, nous devons plutôt toujours essayer de tirer la certitude de nos convictions et la confiance dans nos choix de vie de cet enthousiasme quantitativement toujours croissant et si manifestement ressenti dans le monde entier pour tout ce qui va à l'encontre de l'apparente éternité de la domination et de l'accumulation. Il suffit pour ça, par exemple, de penser à l'écrasante résonance mondiale qu’a connu, non seulement, le martyr de George Floyd, mais aussi des actes perpétrés en son nom, pour qu'en 2023 la haine de la police et le sentiment de ne plus vouloir travailler comme on nous l’impose aujourd’hui soient en passe de devenir des universaux de l’époque.

Alors, même effondrés sous le poids de nos faiblesses, et alors que nous pointons notre doigt osseux vers les manifestants, nous en redemandons. Nous devons nous demander ce qu'il faudra vraiment pour que les Français fassent à nouveau exploser leur colère, comme les Américains l'ont fait en 2020 et comme les Iraniens sont encore en train de le faire. Bientôt, peut être, ce lion déchaîné par sa colère qui fait le tour de la planète, mettra à sac cette nef des fous dans laquelle nous survivons. Au fond, que cela soit le fait d’un accident ou d’une marche active - cela ne nous importe que bien peu.

À toi, dans la vieillesse et le bonheur qui ne vient que de vies bien vécues contre cette époque,

D. Boone.